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Développement social local, le difficile virage des départements

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Après des décennies de gestion des dispositifs nationaux, plusieurs départements se tournent vers le développement social local pour se rapprocher des besoins des habitants. Un vaste chantier qui nécessite de décloisonner les administrations et d’engager les travailleurs sociaux dans de nouvelles pratiques participatives.

En juin 2012, le manifeste en faveur d’une politique de développement social, signé par les directeurs généraux des services de 34 départements (1), avec la bénédiction de leurs élus, introduisait un élément inattendu dans le débat sur la décentralisation. Pour ces chefs d’orchestre des politiques publiques sur les territoires, l’Etat providence avait atteint ses limites et c’est l’ensemble du système social qui devait évoluer s’il voulait perdurer. S’ils réaffirmaient les principes de la solidarité nationale, c’était pour mieux en critiquer leur application sur le terrain, avec des travailleurs sociaux transformés en « prestataires de dispositifs », des « usagers-citoyens conduits à aborder l’ensemble de leurs difficultés sur le mode de la réparation due par les pouvoirs publics » et un effacement des solidarités de proximité « à mesure que les acteurs constatent que les pouvoirs publics remplissent désormais les rôles qui étaient traditionnellement les leurs ».

Les signataires appelaient à « une refondation de l’action sociale » autour de trois axes : réaffirmer la solidarité nationale en garantissant le financement aux départements des trois allocations de solidarité (revenu de solidarité active, allocation personnalisée d’autonomie, prestation de compensation du handicap), s’engager dans une dynamique de développement social faisant des usagers « des acteurs et non des sujets des politiques sociales », favoriser le décloi­sonnement des politiques publiques. « Mener une politique de développement social, c’est tout simplement essayer d’agir sur l’environnement des familles pour multiplier leurs ressources, éviter l’isolement et prendre en compte les difficultés sociales le plus en amont possible. Cela suppose de mettre autour de la table tous les acteurs qui participent à ces actions, à l’échelon territorial le plus pertinent », affirmaient-ils.

DYNAMIQUE DE PARTICIPATION

Dans le même sens, le groupe de travail « gouvernance des politiques de solidarité » présidé par Michel Dinet et Michel Thierry, constitué dans le cadre du plan de lutte contre la pauvreté (2), préconise d’intégrer la lutte contre la pauvreté dans une approche de développement social. Un nouveau paradigme que défend aussi l’Andass (Association nationale des directeurs de l’action sociale et de santé des conseils généraux) qui avait organisé ses journées du 25 au 27 septembre 2013 sur ce thème (3). Autant de signes du virage en train de s’opérer sur une partie des territoires français. « Il y a aujourd’hui une colère des élus locaux, toutes tendances confondues, contre l’appareil d’Etat accusé de refuser une véritable décentralisation, constate Jean-Marie Gourvil, spécialiste du développement social (4). Les collectivités locales réalisent que, depuis les premières lois de décentralisation, elles n’ont fait que mettre en place des procédures administratives déléguées par l’Etat, en alignant les guichets les uns après les autres. » Le ressentiment est d’autant plus vif que, ces dix dernières années, la nécessité de repenser la réponse sociale face à l’explosion des besoins des populations est devenue vitale pour les départements. « On assiste aujourd’hui à un bouillonnement culturel et méthodologique de micro-projets dirigés vers les habitants. Un réseau d’élus engagés dans le développement social est en train de se créer. Pourtant, un plafond de verre empêche cette dynamique de passer à l’échelon supérieur. La France est en train de changer par la base, mais la tête ne suit pas », analyse Jean-Marie Gourvil.

Révélateurs de ce tournant : depuis 2012, la Société française de l’évaluation a enregistré une augmentation de près de 25 % de ses adhérents, du fait de la demande croissante des responsables de collectivités locales désireux de mesurer l’efficience de leurs politiques sociales ; quant au Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT), il a fait évoluer les fiches de poste des responsables de territoire chargés du pilotage des actions sociales et médico-sociales de proximité. Celles-ci font désormais place à la prospective, la stratégie, l’animation des partenariats et la recherche des réponses construites avec l’ensemble des acteurs locaux. « Ce qui est nouveau dans la démarche de développement social, c’est qu’elle repose sur une vision prospective du territoire. Il ne s’agit plus, par exemple, de se contenter de répondre à des demandes de logement mais de mobiliser les habitants et les professionnels sur la situation du logement dans tel ou tel quartier afin de régler le problème de façon globale », explique Jean-Claude Placiard, conseiller « stratégies et organisations des départements » à l’Observatoire national de l’action sociale décentralisée (ODAS).

« REPENSER LE TRAVAIL SOCIAL »

Toutefois, « ces démarches ne sont pas légion, parce qu’elles interrogent à la fois des dispositifs et des organisations très sectoriels et des répartitions de compétences entre niveaux de collectivités assez cloisonnées », reconnaissaient les 34 signataires du manifeste pour le développement social. Une étude de l’ODAS, réalisée en 2010 à partir des données de 29 départements, montrait que les actions collectives ne représentaient que 6 % du temps de travail des assistants sociaux polyvalents.

Mais la situation pourrait évoluer. « Nombre d’élus se sentent sous pression. Ils s’aperçoivent que les usagers comptent plus qu’avant et qu’il faut montrer tout au long de son mandat qu’on est utile. Certes, derrière les démarches participatives, il y a toujours l’angoisse d’être débordé de revendications, mais la méthode comporte aussi beaucoup d’avantages. Travailler plus en amont avec les usagers à la définition des services permet de gagner en efficacité, même si ça prend du temps et qu’il faut tôt ou tard expliquer les limites de l’intervention de la collectivité », défend Jean-Claude Placiard. Du côté des travailleurs sociaux, la perspective d’un retour au travail collectif, après des décennies de traitement individuel des situations, suscite autant de soulagement que de craintes. « Il y a une forte demande de soutien technique. Les professionnels ont besoin d’être rassurés dans la conduite de réunions dynamiques avec les usagers. Mais l’intérêt est de solder le déficit de confiance des habitants en construisant avec eux des réponses », observe le conseiller de l’ODAS.

De fait, le développement social apparaît pour les départements les plus avancés comme le cheval de bataille d’une refondation de leurs politiques publiques. Par exemple, à la suite de la vague d’émeutes dans les banlieues françaises en 2005, le département de la Gironde s’est doté d’un plan d’action destiné à remédier au sentiment d’abandon dans ses quartiers. L’une des préconisations invite à « repenser le travail social » en accompagnant un renouvellement des pratiques professionnelles. « Nous som­mes convaincus qu’impliquer le travail social sur un territoire ne peut se traduire uniquement par la mise en œuvre de dispositifs. Il y a une dimension supplémentaire qui touche à la place qu’il doit occuper au sens sociétal, c’est-à-dire être un acteur de la promotion des groupes et contribuer à améliorer la vie des personnes », explique Lucienne Chibrac, directrice adjointe à la direction des actions territorialisées et du développement social du conseil général de Gironde. Lancé en 2009, ce plan vise à promouvoir les démarches participatives et à recentrer l’intervention des professionnels sur « les compétences des personnes, le développement du pouvoir d’agir et l’approche territoriale ». Les travailleurs sociaux bénéficient d’appuis méthodologiques pour engager des actions collectives et acquérir de nouvelles méthodes. Une cinquantaine d’entre eux sont ainsi partis en Suède, dans le cadre du programme européen Leonardo, pour se former à l’empowerment. Un forum des actions collectives et une journée sur le développement social local permettent d’échanger les expériences entre pairs. « Nous en sommes à chercher l’adhésion des 400 agents sur le terrain. Aujourd’hui, nous faisons avec ceux qui trouvent dans ce fonctionnement un moyen de surmonter la contrainte des dispositifs, tout en veillant à ne laisser personne sur le bord de la route », indique Lucienne Chibrac.

Cette année, une nouvelle étape devrait être franchie à l’occasion d’une réorganisation des services. Dans un souci de décloisonnement, les politiques départementales seront déclinées à partir de projets de territoires impliquant l’ensemble des cadres et des professionnels des directions du pôle « solidarité » du conseil général (enfance et famille, insertion, handicap et dépendance). « Cette nouvelle configuration devrait favoriser une dynamique territoriale. Au niveau des travailleurs sociaux, l’enjeu est de faire vivre la participation de l’usager, non plus seulement sur des actions hors norme, mais dans la pratique quotidienne. »

FAIRE AUTREMENT

Le Pas-de-Calais, considéré pourtant comme un modèle de territorialisation des services avec son réseau de neuf maisons départementales des solidarités, chacune étant connectée à une maison du développement local et à une maison des infrastructures, a dû rouvrir le chantier institutionnel. « Face à la crise, il est devenu évident qu’il n’était plus possible de travailler comme on le faisait auparavant. Mais avec des effectifs constants, travailler autrement nécessitait aussi d’adapter les organisations », explique Annick Genty, directrice de la maison du département « solidarités » de l’Artois. En 2009, le cap est mis sur un nouveau fonctionnement. L’idée ? Consolider un pôle accueil-accompagnement, puis décloisonner les différents services de la maison du département pour déployer des équipes pluridisciplinaires sur des micro-territoires. Formées au développement de projets, ces équipes interviennent en synergie avec les acteurs locaux, qu’ils relèvent du social, de la culture, de l’éducation ou du sport, afin de proposer des réponses de proximité. « L’organisation est telle que les professionnels sont obligés d’aller de l’avant et d’initier, voire d’inventer en permanence des solutions aux problèmes des habitants », souligne Annick Genty. Pour autant, le concept même de « développement social » apparaît toujours comme un mot d’ordre intimidant pour une partie des travailleurs sociaux, reconnaît-elle. « Trop longtemps, on a mis l’intervention individuelle et collective en opposition. Pour s’orienter vers le développement social, il faut donc continuer à faire évoluer les représentations, rappeler la nécessité de la participation des usagers, de la prise en compte de l’environnement, et, surtout, inviter à la prise de risques pour faire bouger les lignes. A charge pour l’institution de lever les freins en permettant l’expérimentation. »

Mais comment passer de la simple mise en place d’outils participatifs (conseils de seniors, de jeunes, de quartiers, théâtres-forums) à l’évolution des pratiques professionnelles ? C’est la question que se pose le département du Nord confronté à la montée des publics précaires. Dès 2003, l’organisation du département (huit directions territoriales et 44 unités de proximité) a été complétée par un conseil départemental consultatif du développement social (CDCDS). Réunissant les associations et organismes de l’action sociale et médico-sociale, il vise à promouvoir cette approche dans les politiques du conseil général. En mai 2013, l’instance a rédigé un référentiel d’action, décliné en 23 points, invitant l’ensemble des travailleurs sociaux à s’engager dans une démarche fondée sur le « vivre ensemble », la restitution du « pouvoir d’agir » aux personnes fragilisées et la recherche d’une articulation entre développements social, économique et culturel. « Il s’agit d’engager un travail entre les différentes institutions et les habitants sur des projets d’adaptation des réponses, en particulier pour les problèmes d’exclusion où les acteurs sociaux ne peuvent avoir à eux seuls l’ensemble des clés. Le développement social local, ce n’est pas un dispositif de plus, c’est une volonté d’activer tous les leviers à disposition d’un territoire », assure Jean-Pierre Lemoine, directeur général des solidarités au conseil général du Nord.

Pour autant, « le paquebot du social », ainsi que le nomme Martine Carpentier, cadre technique référente du CDCDS, ne se manœuvre pas si facilement. Si les résultats sont bien réels – comme cette responsable d’une unité territoriale qui a emmené son équipe diffuser des questionnaires dans un quartier avant de monter un forum sur la mobilité et le logement avec les habitants –, « ces nouvelles postures viennent essentiellement de quelques têtes de réseaux, de cadres formés et de la partie militante des professionnels qui cherchent à retrouver les fondamentaux du travail social ». Le CDCDS prépare pour mai prochain une journée de débats afin d’engager le conseil général dans un changement d’organisation plus profond. « Il y a une prise de conscience aiguë de la nécessité d’aller plus loin. Toutes nos politiques ne sont pas encore territorialisées ou, quand elles le sont, les directions peinent à a­ccorder des marges de manœuvres aux travailleurs sociaux », explique Martine Carpentier. Toute la question est de desserrer l’étau dans lequel se trouvent les services, pris entre l’explosion des demandes de guichet et la masse des activités d’évaluation, de contrôle ou de signalement, générée par la simple application des lois. « Il y a un enjeu fort pour les départements si on ne veut pas que les professionnels s’épuisent. »

DIVERSITÉ DES APPROCHES

Reste le flou des concepts. Un groupe d’élèves administrateurs de l’Institut national des études territoriales (INET) a eu la surprise, après avoir enquêté dans des départements ou des communes impliqués dans la refonte de leurs politiques, de constater l’absence de définition partagée du développement social. Selon la sensibilité ou les intentions des acteurs, divers termes y sont associés – action collective, développement territorial, développement social territorial ou développement social local –, chacun recouvrant des approches très différentes. « Parfois même, plusieurs définitions ou acceptions existent au sein d’une même collectivité : il peut arriver qu’un agent définisse le développement social comme une action collective tandis que son collègue établit, pour sa part, un lien direct avec l’économie locale […]. Comment déployer une telle démarche s’il n’y a pas de consensus sur ce qu’elle implique ? », se demandent-ils dans un rapport d’étude rendu en septembre dernier (5).

L’ODAS, de son côté, a engagé, depuis 2012, une recherche-action auprès de 18 départements (voir ci-contre). Celle-ci vise à repérer les éléments facilitant la transversalité entre les services, l’évolution des logiques d’intervention et les démarches de diagnostic des besoins. Le rapport final, prévu pour 2015, vise, selon les documents préparatoires, à restituer « une analyse des potentiels et des obstacles communs à tous les départements dans leur démarche de territoriali­sation et de développement social ».

RISQUE DE FORMALISATION ?

Si une clarification est nécessaire, des voix s’élèvent néanmoins pour mettre en garde contre un excès de formalisation. Vécu par ses promoteurs les plus actifs comme une volonté de renouvelle­ment des pratiques sociales sur les territoires, le développement social pourrait ne pas faire bon ménage avec la règle. « Aujourd’hui, on redécouvre le développement social, mais il ne faudrait pas que cela apparaisse comme une solution miracle pour sortir de la crise. Si en plus on l’institutionnalise et le dog­matise, on va le vider de son sens », prévient Lucienne Chibrac. D’autant que la question se pose du contre-pouvoir que peuvent exercer les habitants au terme de ces démarches. « Il y a un moment où cela risque de faire mal à l’institution. Soit nous acceptons tous les frottements d’une vraie démarche participative, auquel cas nous trouverons des idées neuves et les habitants reprendront la main sur leur vie et leur quartier, soit nous raterons la marche. Il y a un tournant à prendre qui dépasse le seul travail social. »

Une mobilisation des usagers encore timide

Les usagers sont les grands absents du développement social local. C’est le verdict assez paradoxal qui remonte d’une étude conduite par des étudiants de l’Institut national des études territoriales (INET), commandée par l’Association nationale des directeurs généraux des grandes collectivités (6).

« La participation des publics apparaît comme le point faible de la majorité des démarches de développement social dans les collectivités », constatent-ils.

Si le public est souvent invité à participer, peu d’actions émergent d’une initiative portée par les habitants eux-mêmes. « Bien souvent, l’initiative est prise par les agents de développement social ou les travailleurs sociaux. » Les raisons tiennent autant au manque de formation des agents qu’à la difficulté de mobiliser les habitants. « Les actions de participation sont en effet régulièrement confisquées par des citoyens experts ou encore des associations », ce qui décourage les autres.

Pour que cette participation ne reste pas qu’un grand principe sans traduction concrète, les auteurs conseillent aux collectivités de se centrer non plus sur des publics-cibles, mais sur des territoires ou des collectifs. Ils proposent en outre de lever les freins à l’engagement par la mise en place d’« enveloppes dédiées aux initiatives citoyennes » ou encore par la simplification de procédures telle que la réservation d’une salle ou d’un moyen de transport.

Autre obstacle : la culture au sein des collectivités peine à évoluer. Peu d’étudiants parviennent à faire un stage dans un projet de développement social.

Les postes proposés aux travailleurs sociaux demeurent eux aussi « très centrés sur le travail administratif et la gestion des dossiers individuels » et toute autre action est perçue comme chronophage.

En dépit de leurs bonnes intentions, « les collectivités ont donc leur responsabilité dans cet état de fait », résument les auteurs de l’étude.

Notes

(1) « L’action sociale : boulet financier ou renouveau de la solidarité ». Lancé à l’initiative des directeurs généraux des services des départements d’Ille-et-Vilaine, de Meurthe-et-Moselle et de Seine-Saint-Denis – Voir ASH n° 2761 du 25-05-12, p. 16.

(2) Disponible sur www.social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/5_eme.pdf.

(3) Voir ASH n° 2826 du 27-09-13, p. 24.

(4) Auteur de nombreuses publications sur le développement social, Jean-Marie Gourvil, ancien responsable pédagogique de l’IRTS de Basse-Normandie, anime également un blog spécialisé : www.jean-mariegourvil.com.

(5) « Développement social – propositions pour un référentiel d’action » – Etude initiée par l’Association nationale des directeurs généraux des grandes collectivités, septembre 2013 – A paraître sur www.inet.cnfpt.fr.

(6) « Développement social – propositions pour un référentiel d’action » – INET, septembre 2013. A paraître sur le site www.inet.cnfpt.fr.

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