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Le pari du positif

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A Nîmes, la maison d’enfants à caractère social de la Communauté Costes a su allier une réorganisation nécessaire avec le souci du soutien aux familles. A l’aide d’une méthode encore récente, les travailleurs sociaux sont amenés à bousculer leurs schémas habituels.

Jean-Pierre Llorens a découvert la maison d’enfants à caractère social (MECS) de la Communauté Costes au début 2013, quel­ques jours après avoir été informé par le juge qu’on allait lui retirer ses cinq enfants âgés de 7 à 15 ans et qu’il ne les verrait plus qu’une heure par semaine lors de visites médiatisées. « Lorsque vous recevez cette lettre du juge, vous avez envie de vous jeter par la fenêtre, de tout casser, se souvient l’ancien ferrailleur, handicapé à 70 % pour des problèmes de dos. Quand nous sommes arrivés ici avec mon ex-femme, nous étions tremblants, comme morts… A notre grand étonnement, l’équipe nous a proposé de faire un sociogénogramme [voir encadré page 22] pour finalement nous dire qu’ils n’allaient pas nous enlever nos enfants mais nous mettre dans un système pour nous aider. »

UN DESSIN QUI FAIT ÉVOLUER LE REGARD DE LA FAMILLE…

A l’évocation de ce souvenir, face au chef de service Christophe Lecointre et à deux éducatrices, l’émotion est vive. « Aujourd’hui, les gosses sont heureux de voir ces personnes-là, se réjouit le père de famille, qui a apporté les croissants pour la signature des cinq projets d’accompagnement éducatif. Ce sont des accompagnateurs amicaux, presque de la famille. On n’a pas peur d’eux ! » En effet, l’enquête sociale, pendant laquelle aucun des cinq enfants n’était allé à l’école de crainte qu’ils ne soient sé­parés de leurs parents, a laissé des traces douloureuses… « Si nous nous en étions tenus aux seuls rapports de l’époque, il aurait été impossible de travailler avec cette famille, admet Julie Rieussec, monitrice-éducatrice. Leurs conditions de vie sont atypiques et peuvent inquiéter, mais ils ont un réel souci du “bien grandir” de leurs enfants. »

Pour Jean-Pierre Llorens, ce regard positif a été décisif. Reconnu, écouté plutôt que jugé, il a progressivement pris confiance dans ces professionnels bienveillants. « Le sociogénogramme m’a aidé à me calmer, reconnaît-il. Il nous a permis de voir qui ils étaient, qui nous étions et où ils voulaient nous emmener. Au départ, c’était des traits de couleur incompréhensibles, et tout à coup le tableau a pris sens, montrant tout ce qui s’activait autour de nos enfants. » L’éducatrice spécialisée Catherine Masy résume : « Parler d’activation est moins stigmatisant. En montrant ce que la famille a activé, on ne la met pas en accusation. Cela la met dans une autre position, et ça change tout. » Au lieu de rejeter comme auparavant toute intervention des travailleurs sociaux, le père de famille remercie aujourd’hui les éducateurs pour leurs conseils. « Avec des petites choses, vous nous amenez à en faire des grandes ! les félicite-t-il. Vous ouvrez nos portes pour qu’on aille voir dehors, alors que, de nous-mêmes, on ne l’aurait jamais fait à cause de la crainte. »

Pour chaque situation, un projet d’accompagnement éducatif est élaboré conjointement par un binôme d’éducateurs et par la famille. Y sont recensés les besoins de chaque enfant et les solutions retenues. Par exemple, pour la famille Llorens : soutien scolaire, inscription à des activités sportives, aide à l’orientation en classe pour l’inclusion scolaire (CLIS) du garçon de 9 ans et en section d’enseignement général et professionnel adapté (SEGPA) de celui de 12 ans, conseils pour améliorer l’ambiance familiale et la participation de chacun aux tâches ménagères, etc. Les éducatrices essaient aussi, depuis près de un an, de débrouiller le dossier de retraite du père, sans ressources depuis la suppression de son allocation aux adultes handicapés. L’accompagnement des parents est un point important du nouveau fonctionnement. Jean-Pierre Llorens sollicite ainsi une éducatrice pour qu’elle vienne à un rendez-vous avec l’assistante sociale du collège. Il souhaite éviter que celle-ci lui reparle « comme la dernière fois ». Il s’était senti humilié. « Nous en sommes au stade de ce que l’on appelle le “contexte extensible de confiance”, précise Christophe Lecointre, chef de service. En clair, ce que nous avons pu tisser avec la famille, nous essayons de l’étendre aux professionnels des dispositifs de droit commun, car nous ne serons pas toujours là… Nous voulons aider M.Llorens à voir les travailleurs sociaux autrement, et à ce qu’eux aussi le voient autrement et lui fassent davantage confiance. » Manifestement rassurés et apaisés, les deux aînés ont amélioré en quelques mois leurs résultats scolaires : l’un, en quatrième, est passé de 4 à 18 de moyenne, tandis que l’autre passe en troisième générale au lieu d’être orientée en classe « prépa pro ».

… ET CELUI DES PROFESSIONNELS

Bénéfique pour les familles, cette approche professionnelle l’est aussi pour les équipes, affirme le directeur de la MECS. « Les éducateurs sont plus heureux. La rencontre avec les familles est un plaisir car on se focalise sur ce qui marche, au lieu de se charger des choses douloureuses. Du coup, il y a moins d’arrêts maladie et de burn-out. »

Cette préoccupation pour la place des familles n’est pas nouvelle dans l’histoire de la Communauté Costes. Dès les années 1980, soutenue par le conseil général du Gard, celle-ci avait été pionnière en créant un service d’accueil progressif en milieu naturel (SAPMN), à mi-chemin entre le milieu ouvert et le placement en institution. Mais trente ans après, une nouvelle organisation était devenue nécessaire, non seulement pour accompagner l’évolution prévue par la loi de 2007 (1), mais aussi pour répondre à la demande du conseil général d’élargir la gamme des solutions proposées en matière de protection de l’enfance. « Le département du Gard a lancé une impulsion pour que toutes les MECS passent d’une alternative placement/AEMO à des mesures plus graduelles, notamment avec un appel à projet AEMO-AED renforcé » (2), précise Jean-Pierre Gazaix, chef de service de l’aide sociale à l’enfance (ASE) du Grand Nîmes. « Nous nous sommes aperçus que l’internat produisait des effets indésirables qui se cumulaient avec les problèmes d’origine et apportait finalement plus d’insatisfactions que de solutions, raconte pour sa part David Payan, directeur de la Communauté Costes depuis huit ans. D’où la nécessité de repenser le placement dans le cadre de la loi de 2007. »

LA RÉORGANISATION DU TRAVAIL ÉDUCATIF…

Afin de trouver les outils efficaces pour soutenir cette ambition, l’établissement réfléchissait déjà à une approche qui permette de repenser le travail avec les familles, avant de découvrir la clinique de concertation (voir encadré ci-dessous). Et dès 2011, sur 32 éducateurs, 12 ont été formés. « Cette rencontre a eu un impact sur tout le projet éducatif, souligne le directeur. Avant, à la première rencontre avec les parents, je commençais par lire les attendus du juge, mettant immédiatement l’exposition sur les problèmes de ces parents défaillants dans une relation asymétrique. Main­tenant, nous nous intéressons d’abord à ce qui marche, en essayant de repérer les points de confiance dans le réseau. » Marie-Pierre Ferretti, chef de service éducatif, préfère parler d’une « étape supplémentaire » plutôt que d’un changement de culture : « Avant, on laissait entendre que certaines familles étaient en capacité d’accueillir leurs enfants et d’autres non. Aujourd’hui, nous prenons en compte les capacités de toutes les familles. »

Jusqu’à la réorganisation, la Communauté Costes employait 60 salariés équivalents temps plein (dont 32 éducateurs et moniteurs-éducateurs, deux psychologues à mi-temps et un psychiatre à quart-temps) au sein d’équipes intervenant en internat, au SAPMN et en accueil de jour. Sur 80 places, 39 étaient consacrées au SAPMN, 10 à l’accueil de jour maternel-primaire et 31 à de l’internat collectif pour des groupes d’âges horizontaux (petits, préadolescents et adolescents) ainsi qu’à des hébergements diversifiés (studios, foyer de jeunes travailleurs) pour adolescents et jeunes majeurs. Au début 2013, la MECS a lancé l’expérimentation de sa première unité de prévention, de protection de l’enfant et d’accompagnement familial (UPPAF), le projet étant suivi par un comité associant des magistrats et des représentants du conseil général et de l’ASE. Cette unité fonctionne avec un chef de service, neuf éducatrices, deux maîtresses de maison, 2,5 veilleurs de nuit en ETP et un psychologue à mi-temps. Le travail des éducateurs en a été profondément modifié : ceux du SAPMN œuvrent désormais aussi en internat, et ceux de l’internat interviennent également à l’extérieur. Tous les éducateurs font un lever et une soirée par semaine. Le reste du temps, ils se rendent dans les familles et assurent des accompagnements personnalisés… La continuité du quotidien est assurée par une maîtresse de maison, fonction qui n’existait pas auparavant. Christophe Lecointre, le chef de service qui a mis en place cette unité expérimentale, indique : « Conséquence directe de cette réorganisation, quatre enfants en internat depuis plusieurs années sont retournés dans leurs familles en bénéficiant de l’accompagnement de la même équipe, et on pense se diriger vers une fin de prise en charge pour certains. » Et à la suite du succès de l’expérimentation, deux autres UPPAF ont vu le jour en septembre dernier.

Régine Coste, monitrice-éducatrice, et Catherine Masy, éducatrice, toutes deux anciennes du SAPMN, se félicitent de cette pratique dynamisante, tout en s’inquiétant de leur capacité à tenir sur la durée. « C’est hyper-intense. J’ai l’impression d’être sur le feu sans arrêt, observe la première. Nous refaisons de l’internat, mais nous sommes très souples sur notre disponibilité. C’est bien pour les usagers, mais il faut que ce soit viable pour les personnels. » Ce soir, après le sociogénogramme de Mélodie, elles dîneront toutes les deux chez cette jeune majeure qu’elles suivent en binôme. « Après vingt-cinq ans de pratique, la clinique de concertation a été un déclic qui donne un sens à mon travail auprès des familles, s’enthousiasme de son côté Catherine Masy. Cela crée de la confiance plus vite et m’amène à sortir de mes pratiques habituelles. » Elle a demandé à approfondir sa formation l’an prochain.

… ET UNE IMPLANTATION TERRITORIALE PLUS ÉQUITABLE

D’autres changements attendent toutefois l’établissement. L’une des nouvelles unités devrait ainsi s’installer en 2015 à Saint-Gilles, commune rurale à vingt minutes au sud de Nîmes, encore dépourvue de MECS alors que de nombreux indicateurs sociaux sont au rouge. Cette implantation répond au schéma dépar­temental enfance-famille, qui prévoyait un rééquilibrage géographique des 11 MECS gardoises, trop concentrées dans les zones urbaines. « Le département du Gard a le projet d’équiper les territoires de manière plus équitable, avec l’appui de tous les partenaires », souligne Catherine Fenech, directrice adjointe petite enfance, enfance et famille au conseil général. C’est pourquoi la Communauté Costes va vendre cette année à la mairie son vaste bâtiment historique du centre-ville, dont de nombreuses parties sont inutilisées. En parallèle, elle rénove et agrandit une villa et en achète une autre pour mettre en place des petits internats de proximité, privilégiant l’accueil séquentiel. Chaque villa sera équipée de bureaux, d’un lieu d’accueil parents-enfants et d’appar­tements pour recevoir des parents avec leurs enfants sur quelques jours. « L’idée est d’avoir dans chaque lieu un couteau suisse pour le soutien des familles en milieu naturel et pour l’hébergement, avec des ressources multiples (internat, familles d’accueil…), en préservant la scolarisation par une proximité géographique », précise David Payan.

Cette réorganisation ne va pas sans inquiéter Philippe Lestringant, président de l’association, qui se demande « comment l’institution va vivre le passage d’un dispositif centralisé à un dispositif éclaté », et met en garde contre « le risque de devenir une juxtaposition de villages gaulois ». Le directeur se montre, lui, convaincu de l’intérêt financier d’une telle évolution, dans un contexte de stabilité budgétaire (3) et d’augmentation des besoins liés à la paupérisation et à la précarisation des habitants du Gard. « Nous demandons à être évalués sur une durée de cinq ans, plaide-t-il. Nous voulons prouver qu’avec notre mode d’intervention les enfants rentreront plus tôt dans leur famille, ce qui augmentera notre capacité d’accueil de 110-120 à 140-150 par an. C’est une hausse de la rentabilité sur la durée, et non immédiatement avec une baisse du prix de journée. »

MÉTHODOLOGIE La clinique de concertation

Une coconstruction entre famille et professionnels

La clinique de concertation est un dispositif thérapeutique qui trouve son origine dans l’intervention du docteur Jean-Marie Lemaire dans les camps de réfugiés d’ex-Yougoslavie, entre 1993 et 1996. « J’ai compris qu’il fallait apporter les ressources thérapeutiques sur le lieu des détresses, et non attendre qu’elles viennent voir le médecin dans son bureau », raconte ce psychiatre belge, qui exerçait déjà dans une structure sociale. Son idée est que les usagers peuvent apporter des solutions à leurs propres difficultés, dans le cadre d’une coconstruction avec les professionnels. Les personnes en « détresses multiples » sont invitées à identifier les problèmes à traiter en priorité. Elles peuvent convoquer une rencontre avec les professionnels intervenant auprès d’elles, aux côtés de personnes de leur entourage susceptibles de faire avancer la réflexion. Ce dispositif s’inscrit dans une démarche systémique. Il encourage la collaboration entre professionnels sur une même problématique. Il est utilisé dans différents types d’établissements en France.

Le sociogénogramme, carte des acteurs et des interactions

Le sociogénogramme est utilisé à la Communauté Costes depuis 2012. Il s’agit d’un grand dessin, réalisé généralement en début de prise en charge, qui permet de comprendre pourquoi la famille est arrivée là, et qui a « activé » qui. Les couleurs sont codifiées : noir pour les personnes qui vivent ensemble, avec des flèches bleues pour leurs interactions ; vert pour les professionnels, avec des flèches rouges entre ceux qui travaillent ensemble ; flèches orange entre famille et professionnels… « Dans le dessin, nous nous exposons en premier, décrit David Payan, directeur de la Communauté Costes, nous écoutons, suspendons les jugements, respectons les zones sensibles et essayons de repérer les ressources, même résiduelles. » Comme l’explique Jean-Marie Lemaire, son concepteur, le sociogénogramme représente « une carte des acteurs et de leurs interactions, contrairement au dossier social, qui accumule une succession d’événements sans logique. » Pour sa part, Jean-Pierre Gazaix, chef du service de l’ASE du Grand Nîmes, souligne : « L’intérêt du sociogénogramme est que la famille est prise dans sa globalité et qu’elle peut se repérer dans le travail en réseau des professionnels. »

Notes

(1) La loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance a pour ambition de renouveler les relations avec les familles, et prévoit notamment de diversifier les modes d’intervention auprès des enfants et de leur famille.

(2) Action éducative en milieu ouvert-aide éducative à domicile.

(3) Le budget de la MECS est de 3,8 millions d’euros par an, avec un prix de journée de 135 € intégralement pris en charge par le conseil général. L’investissement lié aux changements de locaux est de 1,5 million d’euros, essentiellement en autofinancement.

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