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Contre la doxa du « cadre »

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« Il manque de cadre », « il faut poser un cadre »… Ces expressions se retrouvent très fréquemment dans la bouche et sous la plume des éducateurs spécialisés… sans que cette notion soit précisée, ou interrogée. Vincent Sol, formateur à l’Institut régional du travail social de Poitou-Charentes (1), met ici en garde contre le risque de « défaite de la pensée ».

« A l’instar des autres secteurs professionnels, l’éducation spécialisée utilise une terminologie qui paraît faire sens pour les initiés mais peut laisser perplexe une personne étrangère au milieu ou novice. Ainsi, difficile d’échapper à des termes comme “autonomie”, “socialisation”, “être acteur”, “avoir des projets”, au point qu’on peut parler d’attendus, de normes de pensée de la part des professionnels, quels que soient leurs terrains d’intervention. Tout le monde les utilise et s’y conforme, ce qui suppose que chacun en maîtrise la définition. Or force est de constater qu’à force d’usage répété, ces expressions voient leur sens se diluer. Elles devraient pourtant faire l’objet d’un travail critique sans cesse renouvelé tant elles en disent long sur les manières de penser des acteurs du secteur social.

La référence au “cadre” est sans aucun doute une de celles les plus usitées depuis une dizaine d’années. “Il manque de cadre”, “il faut poser un cadre stable” sont ainsi sur toutes les lèvres et dans tous les écrits des professionnels et des étudiants aujourd’hui, qu’ils exercent en IME, en ITEP, en MECS (2), qu’ils accompagnent des enfants en situation de handicap, des mineurs délinquants, des jeunes en insertion. L’expression fait tellement florès qu’on ne résiste pas à la tentation de voir en l’éducateur des années 2000 un “éducadreur”, pendant moderne du provocateur “éducastreur” des années 1970 (3). Changement d’époque, changement de regard, changement de paradigme…

Mais, à la fin, sait-on ce que signifie “poser un cadre” ou “manquer de cadre” ? Tout le monde en a bien une idée dès lors qu’il s’agit de décoration intérieure. Un cadre renvoie à un bord de forme carrée ou rectangulaire, plus rarement ovale ou ronde, dans lequel est enchâssée une photographie ou une peinture ; s’en dégage l’idée de quelque chose qui enceint, qui ferme, qui borde. Ce détour n’est pas aussi léger et anodin qu’il pourrait paraître tant cette image du cadre, dont tout le monde possède la représentation mentale, semble venir alimenter et forger l’idée qu’on se fait du “cadre” dans le domaine socio-éducatif. Pour dire les choses plus simplement, tout fonctionne comme si l’“objet cadre” tendait à imposer et à circonscrire l’“idée de cadre”, une réification inversée en quelque sorte. Interrogez par exemple un étudiant sur ce qu’il entend par “poser un cadre” et, passé l’embarras tant l’idée semble aller de soi, vous obtiendrez en général une réponse qui s’apparente à l’image du cadre (quand il ne dessine pas un carré avec les mains). Il est bien entendu que si on l’y invite, il va réussir à en élargir les contours, à apporter des nuances, à enrichir sa réflexion.

Autant le dire tout de suite, nous n’avons pas la prétention de faire le tour du sujet ni d’en apporter une définition. Loin de nous l’idée que l’emploi du terme n’est pas pertinent et que les professionnels du secteur ne connaissent pas les enjeux qu’il recouvre. Il nous semble seulement que l’on parle souvent trop vite d’un “déficit de cadre” ou de la “nécessité de donner un cadre”. Dès lors, nous pensons qu’il faut faire l’effort de s’arrêter un instant sur cette sur-utilisation et ses implications dans la pratique professionnelle et, en corollaire, sur les publics.

« Tout est dit… ou presque »

L’enjeu, avec ces expressions toutes faites, est de dépasser leur “valeur faciale”. Tout est dit ou presque quand on parle d’un “manque de cadre” mais rien n’est expliqué. En ce sens, le recours systématique à cette expression constitue une défaite de la pensée, dans l’effet d’amalgame qu’elle exerce en fonctionnant à la fois comme principe d’explication (“un manque de cadre est à l’origine des problèmes”) et comme principe d’action (“il faut du cadre pour y remédier”) : CQFD ! Le “cadre” se présente ainsi comme une véritable prénotion, au sens où la définit Emile Durkheim, c’est-à-dire “une représentation schématique et sommaire, fondée par la pratique et pour elle” (4), produite par l’expérience ordinaire. Invoquer un problème de cadre sert trop souvent de prêt-à-penser qui condense, réduit et, en conséquence, fait obstacle à une compréhension fine des situations que les éducateurs rencontrent sur le terrain. Car il faut se rappeler que les situations qu’ils côtoient sont avant tout “complexes à décrire et à penser” (5) et qu’aux représentations simplistes et univoques il est nécessaire d’opposer des approches plurielles d’une même réalité.

Le “cadre” peut donc jouer, si on n’y prend garde, comme une “notion pratique” pour l’éducateur, pratique en un sens négatif, principalement pour deux raisons. L’écueil principal est d’obtenir des explications toutes faites, celles dont le sens commun, la vulgate professionnelle, se satisfont régulièrement, celles qui “parlent” à tout le monde sans que personne ne fasse l’effort de préciser le propos : il s’agirait d’un problème de “cadre” comme la quête identitaire ou la crise d’adolescence expliqueraient bien des comportements.

D’où la deuxième raison de se méfier de cette notion pratique : elle risque d’empêcher l’éducateur de creuser plus avant, d’affronter la complexité inhérente à la compréhension des situations qu’il rencontre et d’en démêler les différentes causes possibles en mobilisant plusieurs registres d’interprétation.

Rompre avec le langage commun

Il ne s’agit pas de bannir en soi l’usage du “cadre”. Il peut très bien être convoqué comme élément explicatif, à condition toutefois d’être en mesure d’en spécifier le contenu, de le considérer comme une toile de fond qui ne fasse plus écran mais qui, au contraire, invite à regarder avec acuité et distance critique les images proposées.

C’est au prix de cette phase de rupture (6) avec notre langage commun – et d’explicitation de ses présupposés théoriques – qu’une compréhension intelligente des situations des personnes concernées par l’action sociale sera rendue possible.

Le terme de “cadre” n’échappe pas à cette remarque. Il est porteur d’une doxa, cette forme de pensée nébuleuse et confuse, de jugement spontané que l’on porte sur un fragment de la réalité. Et la vision implicite présente dans le “cadre” s’approche, pour une part au moins, de celle qu’on se fait de l’objet : c’est carré, délimité, ce qui renvoie inévitablement au registre sémantique de l’ordre et de la discipline. Le raccourci de pensée qui consiste à envisager les problèmes sociaux comme résultant d’un manque de “cadre” en amont n’est jamais loin. Nous ne nions pas le fait qu’un manque de “cadre” puisse engendrer des difficultés dans la structuration d’une personne. Seulement, nous jugeons qu’on ne saurait s’en tenir à ce seul niveau d’explication sans faire porter, une fois de plus, la responsabilité sur les personnes, pour ne pas dire sur les parents. Encore faudrait-il porter une attention particulière aux conditions sociales qui président à ces situations, aux conditions d’existence objectives dans lesquelles les gens évoluent (on n’ose dire leur “cadre de vie”) et qui ont une incidence sur leurs modèles éducatifs et la manière de les exercer… en un mot à tout ce qui permet de rendre intelligible une situation.

On voit bien tout ce que cette manière de penser emprunte au contexte actuel. Il faudrait d’ailleurs s’interroger longuement sur le contexte de production de cette notion de “cadre”, dans une période d’intensification de la préoccupation de l’ordre dans le débat public depuis une dizaine d’années (on pense en particulier à la question de la délinquance). Le champ de l’éducation spécialisée n’étant pas coupé du reste du monde, il n’est pas étonnant que ces préoccupations s’y diffusent. Peut-être trouvent-elles même de bons relais parmi les éducateurs, sans qu’ils en aient véritablement conscience d’ailleurs, ravivant par là certaines de leurs aspirations à exercer un métier d’ordre (7). Mais l’emploi du terme fréquemment et sans ré­flexion ne traduit-il pas plutôt que l’éducateur ne parvient plus, justement, à “tenir le cadre”, et qu’il tente ainsi, par son invocation, d’avoir prise sur des situations qui lui échappent ? De là à dire que les éducateurs seraient devenus des “éducadreurs”…

Contact : sol.vincent@irts-pc.eu

Notes

(1) Il est éducateur spécialisé de formation initiale, titulaire d’un DEIS (diplôme d’Etat d’ingénierie sociale) et d’un master de recherche en sociologie.

(2) Respectivement institut médico-éducatif, institut thérapeutique, éducatif et pédagogique, maison d’enfants à caractère social.

(3) Jules Celma, Journal d’un éducastreur – Editions Champ Libre, 1971.

(4) Les règles de la méthode sociologique – PUF Quadrige, 1999.

(5) Pierre Bourdieu, « L’espace des points de vue » in La misère du monde – Editions du Seuil, 1993.

(6) Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique – Librairie Jean Vrin, 2000.

(7) Voir à ce sujet le chapitre III de l’ouvrage d’Alain Vilbrod, Devenir éducateur, une affaire de famille (éditions L’Harmattan, 1995), en particulier la partie intitulée « L’ordre en filigrane ».

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