Rupture, couperet, guillotine, chute libre, saut dans le vide… Les jeunes en fin de mesure de protection ou dans la période de l’immédiat après-placement ont souvent des mots très forts pour exprimer leur « sentiment de lâchage institutionnel » quand sonne l’heure de la sortie, explique Pierrine Robin, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université Paris Est-Créteil (UPEC), co-responsable d’une recherche inédite sur la transition à l’âge adulte (1) (voir encadré, page 25). « On n’est pas sérieux quand on a 17 ans », disait Rimbaud. « On n’est pas forcément mûr à 18 ans », lui fait écho Pierre (2), du haut de ses 21 ans. « A 18 ans, on s’amuse encore », constate Arnaud, 17 ans, autre participant à l’enquête portée par l’UPEC. Aussi, l’impatience comme celle de Fouad, 16 ans – « ça fait dix ans que je suis en foyer et dix ans que je veux en sortir » –, cède souvent le pas à l’anxiété. « On te protège contre tes parents, tu vois des psys, tu as des éducateurs, et d’un coup, tout ce corps disparaît », témoigne Lina, 22 ans, qui a assez mal vécu la fin de son placement familial. En fait, les ressentis des jeunes se révèlent très différents « selon qu’ils ont été informés suffisamment en amont ou pas du moment du départ et selon qu’ils y ont été préparés ou non », commente Pierrine Robin. Réussir à maintenir le cap d’un projet avec l’aide des éducateurs – ou parfois malgré elle quand ces derniers plaident pour une voie d’insertion plus rapide que l’orientation souhaitée par l’intéressé – aide aussi à plonger avec sérénité dans le grand bain.
Passer du statut de mineur protégé à celui d’adulte autonome ne s’improvise pas. Surtout dans une société qui fait peser l’essentiel du soutien des 18-25 ans sur les épaules des familles. Il n’est que de prendre en considération l’âge auquel intervient en moyenne le départ du foyer parental – qui ne signifie pas la fin de toute aide des parents. Dans la population en général, 96 % des jeunes de 18 ans habitent chez leurs parents et 65 % à 20 ans. En revanche, parmi les adolescents présents à 17 ans en protection de l’enfance, plus de la moitié (52 %) sortent à leur dix-huitième anniversaire, 70 % sont sortis à 19 ans et 80 % à 20 ans (3). A 21 ans, à un âge qui, sauf exception, correspond à l’échéance ultime des contrats jeunes majeurs (voir page 27), 55 % des jeunes adultes en général sont encore au domicile familial.
Mis en demeure d’apprendre plus vite que leurs contemporains à se débrouiller seuls, les bénéficiaires de l’ASE ne se retrouvent pas forcément livrés à eux-mêmes de but en blanc. Les pratiques varient selon les modalités de placement et les institutions. Ainsi, à SOS Villages d’enfants, la préparation à l’autonomie constitue, dès l’admission, un des axes centraux de l’accueil (4). Il s’agit de mettre en œuvre un lent travail de maturation : travail de fond avec l’enfant sur la compréhension de son histoire et les raisons de son placement, d’une part ; apprentissage des responsabilités au quotidien par une participation à la vie de la maison adaptée à son âge, d’autre part. La stabilité des prises en charge (en moyenne sept ans) est un des atouts majeurs de la formule. Elle favorise l’instauration de liens solides entre les frères et sœurs accueillis ensemble – et, le cas échéant, entre ces derniers et une seconde fratrie pouvant vivre avec eux sous le même toit. Ce long ancrage est aussi au fondement de l’attachement à la « mère SOS », qui reste une personne-ressource essentielle pour les jeunes : après leur départ, plus de neuf anciens sur dix continuent à avoir des contacts avec elle – et seulement un sur trois avec sa propre famille.
Dans certaines institutions – dont SOS Villages d’enfants, qui a mis en place plusieurs services de ce type –, la prise d’indépendance peut se faire par paliers. A l’instar de la conduite accompagnée destinée à sécuriser les débutants au volant, des expériences d’autonomie cornaquée permettent aux adolescents de se tester en situation quasi réelle avant le terme de leur prise en charge. Aux alentours de 16 ans et jusqu’à leur majorité – au-delà pour les titulaires d’un contrat jeune majeur –, les intéressés intègrent un logement indépendant et bénéficient d’un accompagnement relativement distancié. « La désinstitutionnalisation est un des leviers de la demande des jeunes », commente Hervé Laud, directeur adjoint du service de suite Les Gavroches, à Neuilly-sur-Marne (Seine-Saint-Denis), qui accueille 37 adolescents des deux sexes à partir de 16 ans et demi. Plus de la moitié d’entre eux viennent de l’internat de cette association, les autres sont essentiellement issus d’un placement en famille d’accueil, ou viennent d’être confiés à l’ASE. « Il y a des jeunes qui ne supportent plus la collectivité, ni les structures classiques, explique le responsable. Après de longs parcours institutionnels, ils ont besoin de souffler. En inversant la donne – c’est l’éducateur qui vient les voir à un rythme décroissant – et en les mettant en responsabilité, ces jeunes qui avaient tendance à fuir les adultes deviennent demandeurs de soutien. » Généralement d’ailleurs, sachant ne pas pouvoir compter sur leur famille à la sortie, les intéressés développent assez vite une aptitude à l’autonomie qui peut coexister avec une certaine immaturité affective.
Après un accueil de six à douze mois dans un appartement partagé à deux ou trois, qui offre un sas entre la prise en charge soutenue en foyer ou en famille d’accueil et l’hébergement autonome, les adolescents accompagnés par Les Gavroches emménagent dans un studio individuel – et changent de référent. Le jeune adulte perçoit une allocation mensuelle d’un montant maximal de 450 €, qui sert à couvrir toutes ses dépenses (hormis les frais de scolarité). « En prenant en compte le coût du logement dont ils sont occupants à titre gratuit et cette allocation, c’est comme si les jeunes avaient un petit SMIC : on leur apprend à vivre avec cette somme », précise Hervé Laud. Ceux qui gagnent plus de 520 € par mois ne reçoivent plus d’allocation et ont l’obligation d’épargner leurs ressources au-delà de 450 €. « L’épargne, c’est la possibilité de construire une sortie digne de ce nom, sachant qu’à 21 ans au maximum, les jeunes majeurs doivent avoir calé le logement et l’emploi, ce qui est une gageure dans l’environnement actuel », souligne le professionnel. Pari tenu : en 2012, 12 des 14 jeunes qui ont quitté Les Gavroches (dans leur vingtième année en moyenne) avaient une solution de logement et des revenus leur permettant d’être indépendants – autour de 800 € par mois, soit entre le revenu de solidarité active (RSA) et le SMIC.
Le conseil général du Val-de-Marne conduit, quant à lui, une politique astucieuse pour démultiplier l’offre d’accompagnement vers l’autonomie des 16-21 ans confiés à l’ASE, quelle que soit leur modalité de placement. Premier volet de l’opération : mobiliser, dans chaque espace départemental des solidarités, un intervenant de l’ASE volontaire pour se former à la connaissance des dispositifs d’insertion sociale et professionnelle. Ce référent constitue une personne-ressource pour ses collègues et l’interlocuteur des partenaires extérieurs. « Nous avions constaté que les éducateurs des équipes enfance étaient souvent très démunis dans le domaine de l’insertion alors qu’il existe pléthore d’associations et d’offres de formation qui ne sont pas connues », explique Christine Buisson, chargée de mission au conseil général, qui a monté le projet. Le deuxième volet est la création et l’entretien d’un double réseau de parrainage : des parrains affectifs à même de contrer l’isolement des jeunes et des parrains professionnels pour pallier leur absence de réseau relationnel. Enfin, pour ces jeunes sans famille susceptible de se porter caution d’une location, un partenariat a débuté en novembre dernier entre le conseil général et l’association PACT-Val-de-Marne afin de mettre à disposition dix logements en baux glissants – un « portefeuille » d’appartements, qui devrait se renouveler chaque année, précise Christine Buisson.
Ailleurs, les Hauts-de-Seine ont fait du soutien à l’autonomisation des jeunes accueillis à l’aide sociale à l’enfance un axe majeur du schéma 2012-2016 de prévention et de protection de l’enfance. L’idée est de mobiliser les ressources de droit commun et d’apprendre aux intéressés à les utiliser. Il s’agit de « les mettre en lien avec des interlocuteurs divers et variés vers lesquels ils n’iraient pas spontanément », souligne Pascale Nouaille, l’une des animatrices de ce programme. Pour toucher tout le monde, ce dernier doit débuter le plus en amont possible de la majorité, « parce que, à 18 ans, les jeunes ont le choix de dire : merci l’ASE, je veux maintenant vivre ma vie d’adulte autonome et responsable », explique-t-elle.
Tous les départs ne sont pas délibérés. Il y a des majeurs qui ne sont plus protégés parce qu’ils n’ont pas pu présenter un projet cohérent leur permettant de décrocher une aide ou de tenir les objectifs à même de la faire perdurer. Et, lorsque leur accompagnement s’interrompt brutalement à 18 ans, certains « plongent dans le vide de la rue et l’errance », constate le sociologue François Chobeaux. Une enquête réalisée en 2009 auprès d’un service social francilien dédié aux sans-domicile fixe de moins de 25 ans établit que 60 % du public de la structure se situe dans la tranche d’âge des 18-21 ans. Parmi eux, 47 % ont connu, dans leur parcours, une prise en charge par l’ASE, dont seulement 8 % comme jeunes majeurs (5).
« Ces très jeunes adultes, qui avaient l’habitude d’être un peu “cocoonnés” en foyer, sont encore plus vulnérables que d’autres quand ils se retrouvent en situation précaire », observe Christophe Perriot, éducateur spécialisé au CHRS Augustin-Gartempe de Limoges, qui a vu le nombre des 18-21 ans ayant besoin d’hébergement croître de façon très importante depuis deux ans. Pour que ces publics – non éligibles au RSA « jeune » – obtiennent des revenus leur permettant d’accéder à un logement autonome, ils peuvent se voir orienter vers une demande d’allocation aux adultes handicapés. Ces demandes, elles aussi en forte augmentation, « nous posent question au plan de l’éthique », confie le professionnel. Pour autant, elles sont légitimes et quasiment toujours satisfaites « car ces jeunes ont des problématiques psychiatriques importantes ». Mais il ne suffit pas de disposer d’un logement, encore faut-il pouvoir s’y maintenir. Or les jeunes qui sortent de foyer ne savent pas habiter – entretenir un appartement, en assumer les charges financières, adopter des comportements acceptables pour leurs voisins. Ce qui n’est pas lié aux problèmes psychiatriques et de toxicomanie des intéressés, précise Christophe Perriot. « C’est tout un apprentissage qu’ils n’ont pas fait – ce qui amène parfois à s’interroger sur la manière dont on les prépare en foyer. »
20 % du public confié à l’aide sociale à l’enfance se retrouverait sans projet à la sortie de l’institution. « Ces jeunes ne sont demandeurs de rien, voire sont fuyants », explique Leïla Calmé, responsable du Point accueil écoute jeunes de Metz. Créée par le Comité mosellan de la Sauvegarde pour faire face à l’exclusion des moins de 25 ans, cette structure accompagne chaque année 250 jeunes, dont environ la moitié ont été protégés jusqu’à leur majorité. « Ils attendaient d’avoir 18 ans pour être libres et ce ne sont pas les services sociaux qui vont les poursuivre. Aussi est-il très rare de pouvoir faire la transition tout de suite, c’est une fois qu’ils ont été un peu forgés par la rue qu’on arrive à travailler avec eux, déclare la responsable. Nous essayons de repartir sur une prise en charge non plus contrainte, mais choisie, et de broder des solutions avec ces jeunes majeurs pour éviter qu’ils s’ancrent dans un parcours de désocialisation et/ou d’assisté », souligne Leïla Calmé, qui juge catastrophique de lâcher des enfants dans la nature à 18 ans. De fait, à cet âge-là aujourd’hui l’éducation n’est pas finie. Et il est sans doute temps de revoir la date butoir de prise en charge par l’ASE fixée il y a… 40 ans.
Associer un petit groupe de 18-30 ans ayant eu un long parcours de placement – en établissement, famille d’accueil ou village d’enfants – à une recherche sur les besoins et attentes des jeunes pris en charge par l’aide sociale à l’enfance dans leur accession à l’autonomie, telle est l’initiative qu’ont lancée Pierrine Robin et Marie-Pierre Mackiewicz, maîtres de conférences en sciences de l’éducation, et Bénédicte Goussault, maître de conférences en sociologie, toutes trois à l’université Paris Est-Créteil (UPEC), et Sylvie Delcroix, conseillère technique de SOS Villages d’enfants, l’une des quatre institutions partenaires (6). Treize jeunes adultes vivant en Ile-de-France – six filles et sept garçons – ont été recrutés à l’automne 2012 sur la base du volontariat pour enquêter auprès de leurs pairs sur cette période complexe de fin de prise en charge qu’eux-mêmes sont en train de vivre ou ont connue il y a peu de temps. Après quatre journées de formation méthodologique, les enquêteurs aux trajectoires et cursus variés – de CAP à Bac + 5 – ont rencontré 40 jeunes de 16 à 26 ans, avec qui ils ont réalisé des entretiens individuels à partir d’un questionnaire qu’ils avaient co-élaboré. Ils les ont notamment interrogés sur le concept de « transition » à l’âge adulte, jugeant ce terme inapproprié pour désigner un ressenti souvent nettement plus brutal. « J’ai appris de l’intérieur ce qu’est leur expérience en protection de l’enfance […] qui amène à poser questions et problèmes d’une tout autre façon que l’ont fait les chercheurs jusqu’à présent », commente Bénédicte Goussault, convaincue que ce travail – en cours d’analyse (7) – est susceptible de produire des connaissances nouvelles et spécifiques sur la problématique des jeunes issus de la protection de l’enfance. De leur côté, ayant pour certains d’entre eux « assisté à la chute libre de proches en sortie d’institution », les apprentis chercheurs comptent bien être « vecteurs de changement ». Ou, à tout le moins, « sensibiliser autant le grand public que les professionnels » aux difficultés rencontrées par les jeunes durant le « passage forcé ou non à l’âge adulte ».
Relativement rares, les études sur le devenir des enfants accueillis en protection de l’enfance sont évidemment précieuses pour questionner et améliorer les politiques et les pratiques. D’où l’intérêt des deux outils proposés par l’ONED (Observatoire national de l’enfance en danger) (8), qui ont été réalisés sous la responsabilité de Sarra Chaïeb, chargée d’étude à l’observatoire. Intitulé Revue de littérature, le premier présente de manière détaillée les recherches faites en France et au Québec depuis 2005 sur les parcours de placement, la transition à l’âge adulte et le devenir des enfants placés. Le second est un Guide méthodologique à destination des conseils généraux et des associations désireux d’enquêter sur le devenir des enfants qui ont fait l’objet de mesures de protection. Fruit du travail d’un groupe de chercheurs, de professionnels d’associations de protection de l’enfance et de représentants de conseils généraux réunis par l’ONED entre 2011 et 2013, ce document pratique revient sur les questions – et difficultés récurrentes – qui se posent aux différentes étapes de la réalisation de telles enquêtes.
(1) Présentée lors d’une journée d’étude sur la transition à l’âge adulte après une mesure de protection proposée par l’ONED le 10 octobre 2013.
(2) Prénoms modifiés.
(3) Source : INED, enquête ELAP (Etude longitudinale sur les adolescents placés) de 2009 pilotée par Isabelle Fréchon, données non publiées.
(4) Cf. « Quel horizon pour les jeunes majeurs sortant de la protection de l’enfance ? L’urgence d’un vrai débat » – Dossier publié par Les Cahiers de SOS Villages d’enfants n° 5 – Octobre 2010.
(5) Cf. Céline Jung, L’aide sociale à l’enfance et les jeunes majeurs – Ed. L’Harmattan, 2010.
(6) Avec la Fondation d’Auteuil, le conseil général des Hauts-de-Seine et celui du Val-de-Marne.
(7) La recherche devrait être terminée en janvier 2015.
(8) Disponibles sur