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Se reconstruire dans la stabilité

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Pour accueillir des adolescents cumulant des difficultés éducatives, sociales et psychologiques, la fondation La Vie au grand air a créé en 2009, dans les Yvelines, un dispositif expérimental. Le moyen d’offrir une nouvelle chance à ces jeunes « incasables ».

« A l’école, j’étais toujours au fond de la classe, je n’écoutais pas, je m’en fichais un peu. J’ai changé beaucoup de fois de collège parce qu’ils ne voulaient plus de moi. Et puis chez moi, ça n’allait pas, je fuguais tout le temps. » Petite pour ses 17 ans, Chloé affiche un air sage et un sourire tranquille qui ne laissent rien deviner de son parcours déjà très accidenté, où se mêlent bagarres à la maison, passages éclairs dans plusieurs établissements scolaires, séjours en internat, à l’hôpital et dans des services d’accueil d’urgence. En octobre 2012, la jeune fille a posé ses affaires dans une chambre de ce pavillon de Flins-sur-Seine (Yvelines), une des trois structures d’hébergement des Accueils éducatifs et thérapeutiques de la vallée de Seine (AETVS). Une étape qui a ouvert de nouvelles perspectives à cette adolescente passionnée de chevaux et qui s’apprête à rejoindre un lieu de vie dans le midi de la France pour y suivre une formation de palefrenière.

LES ÉTABLISSEMENTS CLASSIQUES INADAPTÉS

Dispositif expérimental, les AETVS (1) ont été créés en 2009 par la fondation La Vie au grand air (2) pour développer un mode de prise en charge plus adapté à ces jeunes qui mettent en échec les dispositifs classiques et ne trouvent finalement leur place nulle part. Un audit réalisé quelques années auparavant à la demande du conseil général des Yvelines a en effet montré qu’un certain nombre d’adolescents pris en charge dans le cadre de la protection de l’enfance ne béné­ficiaient tout simplement d’aucune mesure. D’autres étaient accueillis dans des structures d’urgence et temporaires après avoir dû quitter les lieux de vie ou les établissements médico-sociaux dans lesquels ils étaient suivis. « On voyait des jeunes qui étaient placés à l’hôtel et rencontraient leur référent de l’ASE [aide sociale à l’enfance] deux fois par semaine, et d’autres qui séjournaient dans des dispositifs temporaires en attendant qu’un projet, du type séjour de rupture, se mette éventuellement en place. Ou bien c’était des jeunes qui restaient parfois des mois à domicile, sans scolarité et vivant dans l’isolement. Les établissements classiques n’étaient plus en mesure d’apporter une réponse à ces adolescents présentant des troubles du comportement majeurs », explique Emmanuel Joachim, directeur des AETVS.

Répondant à un appel à projet conjoint du conseil général des Yvelines et de l’agence régionale de santé (ARS), la fondation a donc élaboré un type de prise en charge novateur et adapté à ces « incasables », comme on les appelle parfois. Le dispositif articule un service d’éducation spécialisée et de soins à domicile (Sessad) fonctionnant comme un accueil de jour et trois unités de vie situées au cœur des villes de Mantes, de Flins-sur-Seine et de Limay. Pour pouvoir être accompagnés au sein des AETVS, les adolescents doivent non seulement bénéficier d’une mesure de protection exercée par l’ASE, mais aussi d’une notification d’orientation de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) pour troubles du comportement et de la conduite.

Marion est arrivée en juillet dernier après avoir été exclue du foyer dans lequel elle avait été placée. Lorsqu’on lui demande ce qu’elle veut faire plus tard, la jeune fille de 15 ans, dont la chambre est envahie de posters de chanteuses et de chanteurs, répond qu’elle veut « être célèbre, monter sur scène pour apporter quelque chose » à ses futurs fans. Elle raconte aussi les scènes de violence avec son père, parle du collège dans lequel elle mettait « le bazar » et de ces scarifications qu’elle s’inflige lorsque ses parents lui manquent et qu’elle déprime. Hier soir, pendant le dîner, les rapports entre Marion et Chloé ont subitement dégénéré. Très vite, les insultes ont fusé de part et d’autre, des assiettes ont volé et Chloé a quitté la grande salle à manger du rez-de-chaussée en hurlant. « La plupart des jeunes qui sont ici n’élaborent quasiment pas. Leurs souffrances s’expriment surtout sur un versant comportemental ou des troubles de conduite. Ils sont beaucoup plus que d’autres dans le passage à l’acte », constate Anne Peschoux, psychologue aux AETVS.

UN DISPOSITIF SOIGNANT, « RÉSILIENT »

Prévu pour accueillir 30 jeunes des Yvelines âgés de 12 à 18 ans (huit dans chaque hébergement et six auprès des familles d’accueil), le dispositif de la fondation répond à un double pari : mettre en œuvre une prise en charge globale assurée par une équipe pluridisciplinaire, tout en menant un suivi qui évite tout cloisonnement dans le travail entre les équipes en internat et du Sessad. Les membres des AETVS aiment à le répéter, c’est le dispositif lui-même qui est soignant, « résilient », du fait de sa souplesse et de la stabilité qu’il apporte à des jeunes ayant eu jusqu’ici beaucoup de mal à se construire. En fonction du projet personnalisé établi à leur arrivée, les jeunes organisent leur temps entre la vie au sein de leur structure d’hébergement, encadrés par six éducateurs d’internat, une maîtresse de maison et deux veilleurs de nuit, et la prise en charge assurée dans la journée au Sessad par deux psychologues, six éducateurs techniques, scolaires et sportifs, un enseignant et deux chefs de service.

Les adolescents qui ne sont pas scolarisés ou en formation professionnelle à l’extérieur participent à des activités de socialisation au sein des ateliers espaces verts, menuiserie, sport ou art-thérapie. Ce matin, ils étaient deux à l’atelier menuiserie, Chloé et Nolan, un adolescent d’une douzaine d’années embarqué dans de mauvaises histoires par des plus grands de son quartier. La première était stressée par son départ prochain dans le sud et le second refusait obstinément de suivre les consignes de l’éducateur. « Beaucoup de jeunes se bloquent dès qu’il y a une petite frustration. Mais ce qui est important pour eux, c’est de pouvoir faire des choses par eux-mêmes. Ça les valorise. Et puis, ici, on leur consacre beaucoup de temps, ce qui permet de les amener très progressivement vers une scolarité ou une orientation professionnelle », souligne Laurent Remmeau, éducateur technique au Sessad. Les plus déscolarisés ont également la possibilité d’essayer de retrouver le chemin de l’école grâce aux cours assurés par un enseignant au sein d’une classe intégrée au dispositif. Une classe très particulière, où les élèves ne sont jamais plus de deux à la fois et où les méthodes pédagogiques sont très différentes de celles d’une classe ordinaire. « On a des jeunes ici qui déchiffrent à peine en lecture et qui ne peuvent pas se concentrer plus d’une demi-heure. Et, par exemple, une simple consigne inadaptée, prise dans des manuels scolaires qui ne correspondent pas à leur âge, va leur renvoyer une image très négative d’eux-mêmes et risque de provoquer un refus de travailler. J’adapte donc mes méthodes et, surtout, je leur dis toujours qu’ils savent des choses malgré leur parcours chaotique, qu’ils n’ont pas la tête vide », explique Rédouane Semail, enseignant au Sessad affecté par l’Education nationale.

DES ACCOMPAGNEMENTS DÉCLOISONNÉS

S’appuyant sur un budget de plus de 3 millions d’euros – financé par le conseil général et l’ARS – et sur un encadrement important (48 professionnels), les AETVS fonctionnent sur un principe de décloisonnement des accompagnements. Les éducateurs d’internat sont ainsi amenés à intervenir au sein du Sessad, via l’organisation d’activités de lecture, d’apprentissage du code de la route ou de visites à la médiathèque, tandis que ceux de l’accueil de jour viennent donner un coup de main sur les lieux d’héber­gement, par exemple lors des levers ou des déjeuners. Pour les équipes, cette façon de faire est le gage d’une connaissance plus fine des problématiques rencontrées par chaque jeune et d’une meilleure prise en charge globale. « Les jeunes ne se comportent pas de la même manière dans les lieux de vie et au Sessad. Dans les hébergements, ils se sentent chez eux et se relâchent davantage qu’au Sessad, lequel est bien repéré comme étant un lieu d’apprentissage. Ils vont notamment faire des crises ici, alors que c’est beaucoup plus rare sur l’accueil de jour », note Mohamed Ladhem, éducateur d’internat aux AETVS.

L’absence de clivage entre l’accompagnement dans les lieux de vie et la prise en charge de l’accueil de jour est aussi un facteur de stabilité pour des adolescents dont la vie a été très tôt marquée par des ruptures et des exclusions de tous ordres, estiment les professionnels. Marion préfère parler du sentiment de sécurité qu’elle ressent grâce à cet accompagnement partagé : « Ici, il y a beaucoup de monde autour de moi, et c’est bien que ce soit la même équipe. Quand je vais me faire du mal, je sais qu’ils sont là, que je vais pouvoir me confier à eux et qu’ils ne vont pas me laisser en plan. »

Cette sécurité et cette stabilité sont également recherchées à travers le travail partenarial et les relations établies avec les familles. Lorsqu’une hospitalisation est nécessaire, la prise en charge au sein des AETVS n’est pas interrompue et l’adolescent sait qu’il réintégrera le dispositif à sa sortie. De même, les éducateurs peuvent être amenés à aller récupérer un jeune au collège ou dans sa famille lorsqu’il ne va pas bien, le temps de retravailler les choses dans les ateliers du dispositif. Une manière de conjurer petit à petit cette peur de l’exclusion répétée qui pèse sur la vie de ces adolescents et de leur permettre de se poser un peu pour tenter de construire un projet. Ce mélange de cadre stable et de souplesse est sans conteste l’une des grandes forces du projet, observe pour sa part Marie-Anne Bargain, psychologue : « Il faut un peu de temps pour qu’ils nous fassent confiance, mais peu à peu ils réalisent que, malgré certains passages à l’acte, certaines dérives, on ne les lâche pas. C’est ce qui va leur permettre de se projeter à nouveau vers un avenir. »

Cette entreprise prend cependant du temps – comme le montre la durée moyenne de séjour aux AETVS (deux ans et demi) – et implique un important travail en réseau avec les partenaires du milieu scolaire, de l’insertion et du soin. Après un démarrage compliqué, dû notamment à la méfiance de certaines institutions qui ont craint un afflux de jeunes en difficulté dans leurs services déjà surchargés ou qui n’ont pas toujours saisi la vocation du dispositif, au fil des années, les professionnels ont développé des relations étroites avec les équipes des établissements scolaires et des structures de soins. Les contacts réguliers avec les collèges et lycées ont ainsi permis de réduire considérablement le nombre d’exclusions des jeunes encore scolarisés. Même chose du côté du soin, où les relais établis par les psychologues du Sessad avec les hôpitaux, les centres médico-psychologiques ou les unités d’accueil et d’hospitalisation pour adolescents ont abouti à une diminution notable des hospitalisations.

Grâce au travail de reconstruction et de mobilisation des ressources réalisé dans les ateliers du Sessad, l’équipe peut progressivement réorienter certains jeunes vers des actions de formation et d’insertion. En septembre 2012, un pôle d’insertion a été créé pour structurer ces actions et développer le partenariat avec les centres de formation, les entreprises ou les missions locales du département. Le temps passant, il a aussi fallu faire face aux problèmes rencontrés par ces jeunes ne relevant plus du milieu ordinaire et se retrouvant dans une impasse à l’approche de leurs 18 ans. L’équipe n’a pas oublié, par exemple, cette jeune fille atteinte de troubles psychiques qui a dû quitter la structure le jour de sa majorité et s’est retrouvée du jour au lendemain sur les dispositifs du 115. « Nous avons ici des jeunes qui ne peuvent plus intégrer le milieu ordinaire et sont bloqués à leurs 18 ans parce qu’il n’y a pas de place dans les structures médico-sociales. Nous devons travailler sur cette période difficile que constitue le passage vers le secteur adulte pour ces adolescents relevant du milieu protégé », raconte Gaël Houdayer, chef de service aux AETVS.

A quelques mois de sa majorité, Chloé n’a pas ce problème. Elle a vu les copains de son âge quitter le dispositif et se sent un peu abandonnée. Seule « grande » entourée de plus jeunes, elle a hâte de partir. « Je suis là pour grandir, mais maintenant c’est difficile, parce qu’ici il y a beaucoup de petits. Et quand tu as 17 ans, c’est étouffant. J’ai envie de déployer mes ailes », lâche la jeune fille. Bien conscients de ces problèmes rencontrés, les responsables réfléchissent aujourd’hui à des modes d’accueil alternatifs. Difficile, en effet, de demander à des jeunes proches de la majorité de continuer de se plier à des règles de vie destinées aux enfants plus jeunes et d’évoluer dans le même cadre de vie collectif, sans entraver leur désir d’autonomie et le travail des équipes. « Pour ces adolescents qui avaient 13 ou 14 ans à leur arrivée ici et qui ont grandi, il est indispensable de lâcher du lest et de leur proposer des règles différenciées. Nous travaillons sur un projet d’appartements en semi-autonomie mieux adaptés aux plus âgés », explique Emmanuel Joachim.

FAIRE FACE À L’USURE DES ÉQUIPES

Modes d’hébergement nouveaux, développement des actions d’insertion, maintien de la prise en charge au-delà de la majorité pour faciliter l’accès des jeunes aux dispositifs de formation et d’accès à l’emploi ou leur entrée dans des structures médico-sociales… Loin d’être un projet figé, les AETVS se transforment et s’adaptent, chemin faisant, aux difficultés qui se font jour. Il a fallu faire face, en particulier, à l’usure prématurée des équipes confrontées aux débordements répétés de ce public, notamment lors du démarrage. Ainsi, de février à juin 2009, pas moins de 20 éducateurs ont quitté la structure, découragés par les comportements extrêmement éprouvants de ces jeunes arrivés en masse dans le dispositif. « A chaque ouverture d’une structure d’hébergement, l’équipe chargée des internats devait s’occuper en même temps de dix jeunes. Et comme ils étaient nombreux à se faire mettre à la porte des établissements scolaires, on se retrouvait avec plus d’une vingtaine de jeunes au Sessad dans la journée », se souvient Emmanuel Joachim. Pour passer ce cap difficile, les responsables se sont tournés vers des professionnels issus du secteur de l’animation, du sport ou même de l’industrie. Un effort notable est fait pour leur permettre l’accès à la formation d’éducateur spécialisé, notamment dans le cadre de la validation des acquis de l’expérience (VAE).

Aujourd’hui, le directeur l’assure : l’équipe a trouvé ses marques, l’action s’est structurée et le travail de mise en confiance des jeunes porte ses fruits. Un avis partagé par le conseil général, qui a reconduit l’autorisation donnée au dispositif « Cette structure répond aux attentes posées dans le schéma départemental par la conjugaison des prises en charge éducative, pédagogique et psychologique, adaptées à chacun des jeunes. Aujour­d’hui, les pistes d’évolution tiennent essentiellement non pas à la prise en charge elle-même, mais à l’accompagnement vers l’autonomie dès que cela est possible », se félicite Dominique Benoit, directeur de l’enfance, de l’adolescence, de la famille et de la santé au conseil général.

Chloé rêve d’avoir un jour une écurie à elle, et Marion va prendre des cours de chant avec un rappeur professionnel devenu éducateur. Quant à Nolan, il aimerait trouver plus tard un métier dans le bâtiment… Même s’il continue, pour l’instant, à casser les maquettes en carton qu’il construit.

Notes

(1) AETVS : 147, boulevard Roger-Salengro – 78711 Mantes-la-Ville – Tél. 01 34 77 85 85 – aetvs@lavieaugrandair.fr.

(2) Créée en 1927, la fondation La Vie au grand air accompagne des enfants et leurs familles dans une vingtaine d’établissements répartis sur 15 départements.

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