Selon les chiffres de la police et de la justice, en Ile-de-France, seuls de 3 % à 10 % des jeunes vivant en bidonville sont incités à commettre des délits, ce qui représente entre 400 et 600 enfants. Plus de 90 % des enfants des bidonvilles, où ne vivent pas que des Roms, ne sont donc pas concernés. La traite des mineurs et le problème des migrants d’Europe de l’Est sont deux choses différentes.
Je travaille sur ces questions depuis une dizaine d’années. J’ai rencontré beaucoup de ces jeunes au sein de l’association spécialisée Hors la rue. J’avais auparavant travaillé durant six ans en Roumanie et beaucoup voyagé dans les Balkans. Après mon départ de Hors la rue, il y a deux ans, j’ai à nouveau circulé dans les Balkans dans le cadre de missions d’expertise et de recherche. Je dispose donc d’un réseau important.
On a souvent une image assez misérabiliste de ces enfants. En réalité, ils sont assez joueurs et le premier contact est plutôt facile. Toute la difficulté est d’obtenir des informations crédibles car souvent ils débitent un discours formaté pour les institutions. S’il existe des profils, c’est plutôt par groupes provenant souvent de la même région et utilisant le même modus operandi. Certains se spécialisent dans les arnaques aux distributeurs automatiques de billets, d’autres comme pickpockets dans le métro, d’autres dans la prostitution… On observe actuellement un rajeunissement des victimes de traite. Ce qui est une conséquence de la politique pénale plus sévère à l’encontre des jeunes de 13 ans et plus.
Il ne s’agit ni d’un problème purement rom ni exclusivement roumain. De nombreux groupes viennent, par exemple, d’ex-Yougoslavie. Ce sont d’ailleurs les mieux structurés, étant arrivés pour certains en France dès les années 1970. Ce qui complique les choses, c’est que, suivant les régions, les populations changent. A Bordeaux, par exemple, il existe une forte immigration bulgare. A Paris, il y a cinq ou six ans, une partie des jeunes filles prostituées venaient de Moldavie ou d’Ukraine. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Et puis les mineurs issus d’Europe de l’Est ne sont pas les seuls concernés. Certaines victimes viennent d’Afrique ou d’Asie.
A la lecture des rapports officiels, on a le sentiment que la traite des mineurs concerne essentiellement la prostitution. Ce n’est pourtant pas la forme d’exploitation majoritaire en France. Ce qui domine, c’est le vol forcé – entre autres, sous la forme de pickpocket ou d’arnaque aux distributeurs automatiques de billets – et le cambriolage. Enfin, même si cela concerne moins les jeunes originaires des Balkans, certains, surtout des jeunes filles, sont l’objet d’exploitation domestique ou de mariages forcés. Il existe trois grands types d’organisation de traite des mineurs. On trouve d’abord des familles qui, pour faire face à des difficultés matérielles importantes, incitent leurs enfants à voler. Il existe aussi des réseaux organisés, sans lien direct avec la famille, souvent originaires d’une même région, comme le fameux réseau Hamidovic démantelé récemment. Certains groupes, qu’ils s’agissent de familles ou non, exercent une emprise sur les jeunes en détournant les traditions communautaires. Ils utilisent, par exemple, le système de l’échange de dot. Celle-ci se transforme en dette et, une fois mariée, la jeune femme doit rembourser à sa belle-famille cette somme. Ce dévoiement de la tradition est puissant car tout est imbriqué, la famille, les cercles de sociabilité, la communauté…
Si vous maltraitez quelqu’un en permanence, il y a de fortes chances qu’il essaie de vous échapper dès qu’il le pourra. Ces groupes ont recours à divers moyens de contrôle. Dans un certain nombre de cas, les mineurs aident au remboursement de dettes contractées par leur famille. C’est un moyen de pression très fort. Dans d’autres cas, ils trouvent des bénéfices secondaires à leur exploitation par ce que j’appelle le prestige. Il s’agit d’une forme de reconnaissance sociale passant par la possibilité d’afficher de façon ostentatoire une réussite matérielle au sein de sa communauté. Je pense à ce jeune qui avait économisé au fil des ans 40 000 €, dépensés pour son mariage. Cette notion de prestige est très forte dans les pays de l’Est pour des raisons historiques, y compris parmi les jeunes exploités.
Ils sont loin d’être passifs. La plupart mettent en place des stratégies de sortie. Il semblerait d’ailleurs logique qu’ils fassent appel pour cela à la protection de l’enfance. Or c’est loin d’être l’option la plus fréquemment utilisée. Beaucoup, sous l’emprise des groupes, doivent attendre leur majorité pour pouvoir en sortir. D’autres, surtout dans les groupes structurés, montent en grade et, progressivement, basculent du camp des exploités à celui des exploiteurs. Il existe aussi toute une série de stratégies intermédiaires. Certains jeunes peuvent ainsi faire appel à la protection de l’enfance pour mettre la pression sur leurs familles.
Les seuls vraiment traités comme des victimes sont les filles prostituées. Mais ce n’est pas le cas de ceux qui sont incités au vol par des adultes. La justice les traite comme des délinquants, soit en les punissant, soit en les relâchant sans s’en préoccuper davantage. Ils ne bénéficient d’aucune véritable protection. Bien sûr, les magistrats, les policiers et les travailleurs sociaux sont nombreux à avoir conscience de cette situation, mais ils n’ont pas de solution. Il faudrait créer des centres avec des équipes spécialisées pour les prendre en charge. Or, faute de ce type de structures, le problème est sans fin.
Tout d’abord, parce que les travailleurs sociaux, y compris ceux de la justice, ne sont pas formés à cette question alors qu’ils sont les plus à même de repérer ces jeunes. Du côté de la justice, l’Ecole nationale de la magistrature met en place quelques formations auxquelles je participe, mais cela touche malheureusement assez peu de monde. Une autre difficulté est la saturation de l’ensemble des dispositifs accueillant les mineurs, notamment en raison du grand nombre de mineurs étrangers isolés accueillis. Les conseils généraux sont de plus en plus réticents à créer des structures nouvelles, et tendent même à mettre en place des filtres pour limiter le nombre des prises en charge. Comme les jeunes victimes de traite ne sont, en général, pas demandeurs de protection, ils ne sont quasiment jamais accueillis à l’ASE.
La convention de Varsovie, adoptée en 2005 et ratifiée par la France en 2009, ainsi qu’une directive européenne de 2011 obligent les Etats membres à mettre en place un certain nombre d’actions pour lutter contre la traite des êtres humains. Les mineurs incités à commettre des actes de délinquance ne devraient ainsi plus être poursuivis pénalement. Ce n’est malheureusement pas encore le cas. Un plan de lutte contre la traite est attendu depuis plusieurs mois car on ne peut pas continuer ainsi. Malheureusement, les budgets sont serrés et ce n’est pas un sujet qui rapporte politiquement.
D’abord, de se rapprocher des associations spécialisées, dont plusieurs sont regroupées au sein du collectif Ensemble contre la traite, coordonné par le Secours catholique. Il faut également essayer de déconnecter l’origine des mineurs, notamment lorsqu’il s’agit de Roms, de ce qu’ils vivent en se gardant de vouloir expliquer leur situation par un prisme culturel. Ces jeunes sont comme les autres, et il ne faut surtout pas croire qu’ils s’agit simplement de traditions. Ce serait nier leur situation de maltraitance. Enfin, il est nécessaire que les travailleurs sociaux se forment sur ces questions.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Olivier Peyroux est sociologue, spécialiste des populations rom et de la traite des êtres humains. Formateur et expert judiciaire, il a été directeur adjoint de l’association Hors la rue (1). Il publie Délinquants et victimes. La traite des enfants d’Europe de l’Est en France (Ed. Non Lieu, 2013), qui a obtenu le prix Caritas-Institut de France 2013.
(1) Voir ASH n° 2821 du 23-08-13, p. 22.