Il y a tout juste un an, Ali Benarfa, directeur de la maison d’enfants à caractère social (MECS) Foyer Pargaminières (1), à Toulouse, amendait le contrat de séjour, le document individuel de prise en charge et le règlement de fonctionnement de la structure. Y figurent à présent les éléments suivants : « Sont interdits les signes et les tenues qui manifestent ostensiblement une appartenance religieuse tels que le voile islamique, quel que soit le nom qu’on lui donne, la kippa ou une croix de dimension excessive », et : « Conformément à la charte des droits et libertés de la personne accueillie, l’usager a le droit de pratiquer sa religion et dans un même temps de ne pas être exposé à du prosélytisme. Cependant, la pratique de la religion doit pouvoir s’exercer sans occasionner de perturbation dans l’organisation quotidienne de l’établissement : activités, sorties, repas… » S’il était devenu nécessaire, pour cet établissement géré par l’Association nationale de recherche et d’action solidaire (ANRS), de formaliser ces règles, c’est que les professionnels étaient confrontés depuis plusieurs années à des demandes plus ou moins pressantes des jeunes accueillis visant à introduire des pratiques religieuses au cœur de l’action éducative.
Actuellement, le respect de la liberté d’expression et de culte d’un jeune se décline de manière différente d’une structure médico-sociale privée à une autre, d’une association à une autre. Bien ancré dans l’histoire toulousaine, le Foyer Pargaminières est un ancien orphelinat pour jeunes filles tenu par des religieuses, qui s’est peu à peu transformé pour s’ouvrir à terme à un personnel exclusivement laïc. Aujourd’hui, 18 travailleurs sociaux encadrent 51 jeunes âgés de 14 à 21ans – en majorité des filles – répartis dans sept services, de l’internat en habitat collectif ou en studios individuels aux appartements en diffus (2). De l’avis général de l’équipe, la montée en puissance du religieux est portée par des jeunes en manque de reconnaissance, souvent dans l’incapacité d’en comprendre les enjeux et les conséquences. « Les adolescents que nous accueillons sont avant tout des enfants blessés par les exclusions qu’ils ont subies. Le fait de se revendiquer d’une identité est une façon de tenter de se raccrocher à quelque chose », analyse Catherine John, psychiatre.
Tout a commencé il y a sept-huit ans, quand des jeunes de confession musulmane ont demandé à consommer de la viande halal (3). Ce qui était facilement gérable dans les studios indépendants, où les adolescentes sont autonomes, achètent et cuisinent leur propre nourriture, mais l’était beaucoup moins à l’internat. Une éducatrice qui animait un atelier cuisine a été la première à tirer le signal d’alarme. Plus tard, les jeunes ont exigé d’une des maîtresses de maison chargée de faire les courses d’acheter de la viande halal. Ali Benarfa, qui a pris la direction de la MECS en 2012, prend alors conseil auprès d’un de ses homologues de l’ANRAS. « A la MECS Le Chêne-Vert, Gérard Castells, le directeur, avait dans un premier temps autorisé tous ceux qui le souhaitaient à manger halal. Mais très vite, par commodité et par comportement grégaire, tous les résidents ont consommé halal. C’était de toute façon très complexe en termes de traçabilité pour la cuisine centrale de cumuler viandes halal et haram. Résultat ? Une augmentation du prix des repas de 20 % et des mécontentements de la part de certains parents. » L’expérience de cet établissement confirme la décision du directeur de Pargaminières de ne plus servir du tout de nourriture halal (à chaque repas, une alternative à la viande est proposée). Les éducateurs en discutent lors de l’élaboration des menus avec les jeunes. Dans le cas où ceux-ci sont présents toute l’année, sans liens familiaux, et que l’établissement devient leur seule résidence, une organisation dérogatoire est acceptée le week-end autorisant la consommation d’aliments traditionnels. « Parfois, la solution est simple mais on complique tout, de peur d’être taxé de raciste, de xénophobe ou d’anticlérical. Il faut s’autoriser à penser, à avoir des positions et à parler de laïcité sans que ce soit un gros mot », résume Michèle Martin, éducatrice spécialisée, élue au comité d’entreprise de l’établissement.
Durant des années, la période du ramadan n’a pas particulièrement posé de problèmes au Foyer Pargaminières. Jusqu’en 2012, où le jeûne, qui se déroulait à cheval sur les mois de juillet et août, a complètement chamboulé le fonctionnement de l’internat Villa Concorde. « En été, les journées sont longues, les jeunes ne sont plus au lycée et elles n’ont pas beaucoup de choses à faire », pointe Saïd Dahmani, chef de service de l’internat. Sans obligation de se lever pour aller en cours, les quatre ou cinq jeunes filles qui faisaient ramadan en ont profité pour se réveiller à 16 heures tous les jours. Elles refusaient de participer aux activités collectives, d’aller à la plage et ne dormaient pas la nuit. « Comme cette question n’avait été pensée ni dans le projet de service ni dans le projet d’établissement et qu’il y avait des positionnements divergents au sein de l’équipe, les résidentes se sont engouffrées dans cette brèche et le ramadan est devenu pour elles un objet d’opposition aux adultes, analyse le chef de service. Elles se sont appuyées là-dessus pour devenir un groupe dominant et abusif. » De fait, les horaires des repas à l’internat étaient modifiés, les sorties extérieures annulées, le travail des éducateurs et des veilleurs de nuit complexifié. « Sans compter que certaines adolescentes s’en sont servies comme signe de pouvoir et de violence vis-à-vis de leurs camarades et des éducatrices, qui se faisaient insulter quand elles mettaient des robes ou écoutaient de la musique. Chacun y allait de son diktat ! se souvient Nadine Alquier, éducatrice spécialisée. Nous nous sommes vite rendu compte que la plupart faisaient ramadan non pas par conviction mais par arrangement personnel, effet de mode ou système clanique. »
A la fin des grandes vacances, les professionnels se réunissent pour analyser les événements et demandent au directeur de mettre en débat la question de la laïcité au sein de l’institution. « Il fallait recadrer les choses. La liberté individuelle, la laïcité… il y avait un mélange dont on n’arrivait pas à se dépêtrer », note Nadine Alquier. Ali Benarfa, qui avait dû faire face à des problématiques similaires lorsqu’il dirigeait un centre éducatif renforcé, se saisit du sujet. Il recueille les opinions des uns et des autres sur les questions de tolérance et d’égalité de traitement entre les religions, sur les difficultés structurelles à répondre à toutes les demandes relatives à l’alimentation et sur la place des parents dans le choix du jeune. Il écoute aussi l’avis des adolescentes lors de groupes de parole. « Le plus compliqué était de décider d’une réponse simple ! Nous nous sommes appuyés sur la loi sur la laïcité de 1905 et sur la Déclaration des droits de l’Homme, mais aussi sur les recommandations de l’ANESM [Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux], afin de poser un règlement respectueux des besoins et des pratiques des jeunes, du fonctionnement du foyer et des habitudes des résidentes athées, explique le directeur de la MECS. Formaliser par des écrits permet d’éviter d’attribuer la responsabilité des interdits à tel ou tel éducateur. » Le « plan de bataille » reste souple : en période de ramadan, toutes les jeunes filles doivent être levées à l’heure habituelle – et au plus tard à 10 heures lors des vacances scolaires, si elles n’ont pas d’activité professionnelle. Le déjeuner, auquel elles sont libres de participer ou non, est servi à midi et le dîner, servi à 20 heures, peut être réchauffé jusqu’à 22 heures. Tout le monde doit participer aux activités collectives. « Cela a été appliqué dès l’été 2013. Il se trouve que, au bout d’une semaine, toutes les filles ont renoncé à faire le ramadan sauf une, celle qui vit sa foi toute l’année, remarque Fabrice Barbry, éducateur spécialisé à l’internat. Cela prouve que les résidentes n’avaient pas vraiment de convictions religieuses fortes mais aimaient se retrouver pour manger toutes ensemble, tard. »
« Si l’on est clair, que l’on se positionne, affirme Saïd Dahmani, le “problème” du ramadan se résout comme tous les autres problèmes que nous rencontrons. Nous appliquons désormais une règle, qui n’est pas forcément la meilleure, mais il s’agit d’accommodements raisonnables qui nous permettent d’être cohérents et apaisants. Certes, ce n’est pas encore parfait, nous tâtonnons encore… » D’ailleurs, que se passera-t-il quand, dans quelques années, le mois du ramadan tombera en plein hiver et que le soleil se couchera tôt ? « Nous l’avons évoqué, mais nous réfléchirons vraiment en temps voulu selon le nombre de jeunes qui seront concernées », répond le chef de service.
Si les débats autour du ramadan ont généré des remous entre collègues, ceux sur le port du voile ont créé une agitation loin d’être encore totalement contrôlée. « Alors que nous nous pensions tolérants, modérés, quand nous avons été confrontés à des jeunes filles qui voulaient porter le voile intégral, cela a provoqué des réactions de l’ordre de l’insupportable, car cela venait interroger nos propres croyances », admet Marie-Christine Jeangérard, chef de service des studios. Ces deux dernières années, plusieurs cas ont marqué l’équipe. Comme celui d’une jeune fille qui, revenue d’un séjour en Afrique, s’est mise à porter le voile intégral et qui, quelques mois plus tard, a fugué définitivement de l’établissement. Ou celui d’une résidente qui, du jour au lendemain, est rentrée voilée dans un service de la MECS et s’est opposée à toute exigence de l’enlever. « Elle avait manifestement été instrumentalisée par des personnes très organisées avec lesquelles elle communiquait sur Internet. Bien renseignée, elle nous a menacés de porter plainte auprès de la HALDE [Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité] », se souvient Michèle Martin. Pas assez couverts au niveau légal, les professionnels ont alors opté pour le statu quo… L’éducatrice spécialisée se remémore aussi l’entrée d’une jeune femme qui arrivait d’Algérie, à qui il a fallu expliquer pourquoi il était obligatoire qu’elle enlève son foulard entre les murs de la structure. « Elle n’était pas en capacité de comprendre nos raisons mais notre discours, en tant que femmes, citoyennes, et sans hostilité, n’a sûrement pas été vain. On ne peut pas forcer une personne à changer d’avis mais on peut lui apporter des informations en lui enseignant l’histoire, la culture, l’ouverture. La fermeté, ce n’est pas la fermeture. »
Ces événements sont l’occasion pour les travailleurs sociaux du Foyer Pargaminières de réfléchir aux raisons qui poussent ces jeunes filles à porter le voile intégral, à comprendre « ce que voile le voile », alors même que la plupart d’entre eux le considèrent comme « un élément ostentatoire de domination des hommes sur les femmes ». « Des filles de familles non musulmanes le portent par défiance envers leurs parents, d’autres le font par opposition pure et dure avec les professionnels, d’autres encore, dans une quête identitaire », pointe Ali Benarfa. « Il y a aussi chez l’adolescente une volonté de masquer sa féminité, son corps qui change, au regard de l’autre », ajoute Michèle Martin. « Une jeune fille m’a dit qu’elle avait mis ce voile pour se punir d’avoir eu des relations avec son copain, comme une pénitence », souligne Mireille Perez, assistante de service social. « Cela peut aussi relever d’un phénomène de mode : je vois des jeunes filles qui portent des voiles fluo ou avec des marques », fait valoir Nadia Fatmi, éducatrice spécialisée au service des appartements extérieurs, qui, avec tant d’autres, s’est battue dans les années 1980 pour ne pas porter le voile. Elle craint que certaines adolescentes, fragiles, tombent trop facilement sous l’emprise d’extrémistes. D’où la nécessité, estime-t-elle, de mener un travail de prévention auprès des jeunes filles, et même d’alerter les autorités si l’une d’elles semble en danger.
Isabelle Guiral, éducatrice spécialisée au service des appartements diffus, s’est passionnée pour le sujet, au point de reprendre en 2012 un cursus universitaire en sciences de l’éducation, dans l’objectif d’écrire un mémoire. « Ma question de départ portait sur les raisons du port du voile, alors même que ce n’est pas imposé dans le Coran. Mais au fil de mes recherches – et parce que j’ai été confrontée à une éducatrice spécialisée qui portait le voile –, j’ai réorienté mon sujet sur “les représentations professionnelles que se font les travailleurs sociaux du voile”. C’est un sujet hypersensible, qui met tout le monde mal à l’aise. Il y a peu, je suis même entrée en conflit avec un stagiaire éducateur spécialisé qui trouvait que ne pas accepter que les résidentes portent le voile, c’était faire preuve d’intolérance. Je ne suis pas d’accord, la laïcité doit s’appliquer et tout ne doit pas être admis sous couvert de tolérance ! »
Mais pour les adolescentes de l’internat, faire la distinction entre espace public (les couloirs, les espaces collectifs et les espaces verts de la structure), où elles ne sont pas autorisées à porter le voile, et espace privé (leur chambre) est compliqué. Certaines s’y perdent involontairement, quand d’autres n’hésitent pas à jouer avec les règles. Faut-il pour autant décider d’exclure les résidentes récalcitrantes ? « Certainement pas, répond Ali Benarfa. Les adolescentes que nous accueillons se cherchent, sont en souffrance et risquent d’être récupérées. Je ne peux pas les exclure sous prétexte que c’est le règlement ! Sinon, nous devrions aussi exclure systématiquement celles qui fument dans leur chambre… En arrivant ici, ces enfants placés sont assez irresponsables ; notre travail d’éducateur est de les aider à reprendre le cours de la “normalité”, à devenir citoyens. Certaines jeunes peuvent porter le voile et l’abandonner au bout de quelques mois, l’erreur serait donc de les exclure trop vite. Il y a la loi et l’accommodement avec la loi. »
A l’heure actuelle, aucune fille voilée n’est hébergée au Foyer Pargaminières, ce qui favorise un abord plus serein de ces questions. « Mais si, demain, nous accueillions une autre adolescente voilée, je ne sais pas si ça se passerait bien. Je ne suis pas sûre que ce soit apaisé… », s’inquiète Michèle Martin. La modification du règlement de fonctionnement a néanmoins permis de passer d’une situation complexe, où chacun improvisait, à une réponse institutionnelle. « Chaque jeune qui entre à Pargaminières se voit remettre le règlement de fonctionnement et doit s’y conformer. En cas de demande de repas adapté, de temps pour la prière, de modification des relations hommes-femmes, de port de signes religieux, nous lui rappelons que nous ne pouvons pas l’accepter sans enfreindre les règles régissant notre cadre de travail, lequel réaffirme le principe de laïcité, pointe Ali Benarfa. Il y a certes encore du flou, mais c’est en train de se mettre en place. J’attends de voir comment les équipes adoptent et prennent la mesure de la nouvelle réglementation afin de juger si elle est adaptée aux situations les plus diverses. Sans doute faudra-t-il aller plus loin… » Pour continuer à questionner la laïcité, le directeur va constituer une commission « éthique » ouverte aux jeunes au sein du foyer. Il invite également ses équipes à suivre des sessions de formation sur cette thématique, organise des débats entre les professionnels des MECS de Haute-Garonne et fait remonter ses interrogations au niveau de la Convention nationale des associations de protection de l’enfant (CNAPE), même si « c’est un phénomène de société qui transcende les établissements ».
(1) MECS Foyer Pargaminières : 16, avenue Camille-Flammarion – 31500 Toulouse – Tél. 05 34 45 49 50 –
(2) L’internat collectif Villa Concorde, pour 12 adolescentes de 14 à 16?ans ; les studios, pour des jeunes femmes de 16 à 18 ans ; le service d’accueil rapide et d’orientation (SARO), qui intervient lors d’épisodes de crise ; le service des appartements extérieurs (SAE), pour filles et garçons de 16 à 21 ans qui assument la gestion du quotidien ; un service de colocation en ville ; des appartements d’évaluation ; un service de suite préparant la sortie des dispositifs.
(3) Dans la religion de l’islam, halal désigne ce qui est licite dans le comportement du musulman, y compris en ce qui concerne l’alimentation, en opposition à haram, ce qui est interdit.