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« Il faudrait substituer à l’actuel partage, sauvage, du travail un partage raisonné »

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Comment relancer l’emploi ? Grâce au retour de la croissance, affirment en chœur nombre d’économistes et de responsables politiques. Mais si la croissance ne revenait pas, ou trop faiblement ? Il faudrait alors repenser le travail et sa répartition, estime la sociologue Dominique Méda, qui a publié deux ouvrages sur ce sujet d’une actualité brûlante.
Les économistes estiment qu’un taux de croissance d’au moins 1,5 % du PIB est nécessaire pour que l’emploi reparte à la hausse. Est-ce envisageable ?

Cela pourrait l’être si les contraintes européennes étaient desserrées et si l’on décidait de rompre avec les politiques d’austérité. Mais cela ne semble pas à l’ordre du jour. Il faut, en outre, reconnaître que la baisse des taux de croissance est tendancielle en France depuis les années 1960, qu’aucune innovation majeure ne semble en mesure de bouleverser le paysage dans les dix ans et, surtout, que le retour de taux de croissance élevés est contradictoire avec l’absolue nécessité de diminuer les émissions de gaz à effet de serre par quatre à l’horizon 2050.

Des pays émergents connaissent pourtant une croissance forte…

Cela s’explique par l’effet de rattrapage sur les pays développés. Un certain nombre de ces pays souhaitent d’ailleurs pouvoir continuer à se « développer », considérant qu’il revient aux pays occidentaux, à l’origine selon eux de la plus grande part des pollutions actuelles, de prendre à leur charge la majeure partie du fardeau de la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Sans croissance forte, la dérégulation du marché du travail vous paraît-elle de nature à inverser la courbe du chômage ?

La dérégulation du marché du travail n’est absolument pas susceptible de créer des emplois, ou alors des emplois d’une qualité si médiocre qu’il faudrait peut-être songer à leur donner un autre nom. Avec mes collègues du Centre d’études de l’emploi, nous avons notamment étudié les effets du contrat nouvelle embauche (CNE), créé en 2005 et abrogé en 2008. Il était présenté à l’époque comme la mesure susc­eptible de générer des emplois en facilitant le licenciement. Si les effets sur l’emploi étaient infimes, les résultats sur la relation et les conditions de travail étaient, eux, très clairs : le CNE contribuait à leur dégradation.

La seule option possible serait donc de relancer la diminution du temps de travail ?

Je préfère exprimer les choses autrement : l’une des solutions, outre la création d’emplois dans les secteurs où les besoins sociaux restent insatisfaits et dans la reconversion écologique de notre économie – qui devrait s’engager dès aujourd’hui –, consiste en effet à substituer à l’actuel partage, sauvage, du travail un autre partage, raisonné. Cela passe par la réduction du temps de travail de certains, mais aussi par l’allongement du temps de travail de tous ceux qui occupent des emplois à temps partiel très court, très mal payés. Reconnaissons, comme nous y invitait une récente analyse de l’INSEE, que le volume de travail existant dans une société peut faire l’objet de modalités de partage très différentes : ainsi, actuellement, si l’on additionne en Allemagne les emplois à temps complet et à temps partiel (très nombreux et d’une durée très courte), on obtient une durée hebdomadaire de travail plus courte que la durée française.

Que voulez-vous dire par « partage sauvage du travail » ?

Aujourd’hui, le partage du temps de travail, à défaut d’être organisé, se fait au détriment des personnes les moins qualifiées, des jeunes, des femmes, des seniors et de tous ceux qui sont restés longtemps dans un secteur ou une entreprise sans jamais avoir bénéficié de formations. Je pense aussi à celles et ceux qui ont vu leur entreprise fermer sans en être pour le moins du monde responsables. Or nous continuons à raisonner comme si le chômage était volontaire, que les personnes en recherche d’emploi l’avaient un peu cherché et ne voulaient pas vraiment reprendre le travail, et qu’il fallait donc les y inciter en diminuant les allocations chômage…

Certains responsables politiques estiment que réduire le temps de travail est non seulement inefficace en termes de création d’emplois, mais également destructeur de la « valeur travail ». Comment réagissez-vous à ces affirmations ?

Cela me paraît pourtant, de loin, la méthode la plus susceptible de créer des emplois, notamment parce qu’elle contrecarre la tendance permanente des gains de productivité à supprimer de l’emploi. Je rappelle qu’entre 1998 et 2002 l’économie française a créé deux millions d’emplois, dont environ 400 000 sont imputables à la réduction du temps de travail. Quant à la valeur travail, elle n’a jamais été autant plébis­citée ! Les Français étaient, en 2008 comme en 1999, parmi les plus nombreux en Europe et dans le monde à déclarer le travail très important.

A quelles conditions une nouvelle réduction du temps de travail pourrait-elle être créatrice d’emplois ?

Je pense qu’il faut aider les entreprises à réduire, à augmenter ou à réorganiser le temps de travail en contrepartie d’aides – par exemple, une diminution ou une suppression des cotisations à l’assurance chômage. Il me semble d’ailleurs qu’il serait souhaitable que la totalité des aides accordées aux entreprises soit conditionnée à des objectifs sociaux et écologiques. En tout état de cause, la fixation de la norme de travail à temps complet à un autre niveau horaire ne devrait pas s’accompagner d’une diminution des revenus, sauf pour les plus élevés d’entre eux. Elle devrait, au contraire, entraîner une augmentation des revenus pour tous ceux qui pourront de cette façon travailler davantage. On peut raisonnablement penser que les femmes, nombreuses dans les emplois à temps partiel, notamment subi, devraient pouvoir y trouver l’occasion d’améliorer leurs revenus.

Vous estimez nécessaire de ralentir les gains de productivité. Est-ce envisageable dans un univers économique de plus en plus rapide ?

Dans certains secteurs, les gains de productivité conduisent non seulement à une diminution de l’emploi s’ils ne sont pas compensés par une réduction du temps de travail, mais, surtout, semblent tout à fait inutiles. Est-ce raisonnable de faire des gains de productivité dans les soins ou l’éducation, et qu’est-ce que cela signifie ? Plus généralement, je trouve passionnante l’approche de l’économiste Jean Gadrey, qui attire notre attention sur le fait que notre produit intérieur brut est incapable d’enregistrer des gains de qualité et de durabilité, alors même que c’est ce qu’il nous faut rechercher aujourd’hui. Tous les pays sont confrontés à cette question.

Repenser notre rapport à la croissance, n’est-ce pas aussi revoir en profondeur la place et le sens du travail ?

J’en suis convaincue. En adoptant d’autres guides pour l’action et d’autres manières de produire, nous avons une chance de sortir par le haut de la double crise de l’emploi et du travail dans laquelle nous sommes plongés. Nos modalités actuelles de production sont génératrices de dégradations – ce que l’on appelait dans les années 1970, à juste titre, les « dégâts du progrès ». Si la prise de conscience de ce fait nous conduit à développer des normes sociales et environnementales, c’est-à-dire à produire en prenant soin du patrimoine naturel, de la cohésion sociale et du travail, alors il est probable que cette prise en compte du facteur humain sera décisive pour changer le travail. Or, comme l’ont mis en évidence les enquêtes que nous avons mobilisées dans le cadre d’une recherche européenne, si les attentes vis-à-vis du travail sont immenses en France, elles sont aussi fortement déçues, notamment en raison des médiocres conditions de travail.

Quelles sont les attentes des actifs, et quelles perspectives nouvelles ouvrent-elles ?

Si la plupart des pays européens que nous avons étudiés ont vu se développer, ces dernières décennies, des attentes expressives et relationnelles très fortes à l’égard du travail, la France semble à la proue de ce mouvement. Par ailleurs, contrairement à ce qu’on lit trop souvent, les jeunes sont la catégorie dont les attentes sont les plus intenses. Se réaliser dans son travail, le faire dans une bonne ambiance, exercer une activité utile, susceptible d’aider les autres et pleine de sens, voilà ce que les jeunes attendent, en plus du salaire. Les jeunes, et les femmes aussi, sont en outre parti­culièrement attentifs à la manière dont le travail s’intègre dans le reste de la vie. La question est désormais de savoir si les organisations productives, privées et publiques, peuvent et souhaitent faire droit à ces attentes, dont la réalisation exigerait évidemment des transformations assez radicales.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Dominique Méda enseigne la sociologie à l’université Paris-Dauphine. Inspectrice générale des affaires sociales, elle a été pendant dix ans responsable de mission à la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), puis directrice de recherches au Centre d’études de l’emploi. Avec la sociologue Patricia Vendramin, elle publie Réinventer le travail (Ed. PUF, 2013), et est également l’auteure de La mystique de la croissance. Comment s’en libérer (Ed. Flammarion, 2013).

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