Recevoir la newsletter

Ouvrir les structures d’accueil aux enfants sourds

Article réservé aux abonnés

Une recherche met en évidence l’importance d’un apprentissage, dès le plus jeune âge, de la langue des signes pour favoriser l’admission des publics sourds dans les établissements de la petite enfance et améliorer la qualité de leur accompagnement. Elle plaide pour la présence, au sein de ces structures, de professionnels sourds.

Malgré la loi du 11 février 2005 qui préconise leur prise en charge en milieu ordinaire, l’accueil des enfants sourds dans les établissements d’accueil pour jeunes enfants (EAJE) reste encore très peu développé – même si aucune recension nationale ne permet d’avancer de chiffres. Pourtant, les parents sont demandeurs : non seulement ils y voient une possibilité de rompre leur isolement et de favoriser l’éveil de leur enfant, mais c’est aussi pour eux un moyen de souffler, voire de reprendre un travail – alors qu’ils ont dû souvent renoncer à une vie professionnelle et sociale classique pour s’occuper de leur enfant. D’où l’intérêt de la recherche menée pendant deux ans par l’Ecole de formation psycho-pédagogique (EFPP) autour de l’accompagnement des jeunes enfants sourds en structures collectives ordinaires, et dont le rapport final a fait l’objet d’une journée de restitution le 5 novembre dernier au conseil régional d’Ile-de France à Paris. Nicolas Murcier, sociologue et responsable de projets à l’EFPP, et Naïma Boulet-Marcou, psychologue clinicienne, s’appuyant sur des pratiques et des expériences existantes, avancent des pistes pour faciliter et améliorer les conditions d’accueil.

Leur conclusion est sans appel : pour les très jeunes sourds, l’apprentissage précoce de la langue des signes française (LSF) (1) est fondamental dans la mesure où il ouvre la voie à la communication et, par conséquent, à la sociabilisation. Sans cette immersion dans ce « bain de signes », « il n’est pas rare de voir encore aujourd’hui orienter des enfants souffrant de surdité et ayant atteint l’âge de la scolarité vers des structures de type hôpital de jour en raison d’un retard de développement dû au seul déficit de moyens leur permettant de communiquer en langue des signes ! », se désole Marie-Christine David, directrice de l’EFPP (2).

De fait, il est très difficile pour les jeunes sourds qui n’ont pas accès à la LSF de connaître le même développement que leurs homologues entendants qui sont naturellement immergés dans le langage oral dès la naissance. Aussi, pour les chercheurs, est-il indispensable d’éviter le « tout-médical » (pourtant la principale, voire l’unique voie proposée aux parents à la suite du diagnostic de surdité) et de donner à ces enfants la possibilité de rencontrer des professionnels de l’éducation qui connaissent la langue des signes : « Ils ont besoin de rencontrer des adultes sourds qui vont leur permettre l’appropriation de la LSF, langue qui s’avère être le vecteur optimal pour qu’ils puissent progressivement comprendre leur environnement et se faire comprendre tant par les adultes que par leurs pairs. » Une présence qui « permet également au tout-petit sourd de s’identifier à un Autre qui lui ressemble. » Le constat est clair : « Le bilinguisme au sein des établissements d’accueil des jeunes enfants apparaît dès lors comme une nécessité. »

En conséquence, les chercheurs jugent incontournable la présence de professionnels sourds dans les EAJE. Ce qui suppose que les établissements amorcent « une réflexion sur la surdité » qui leur permette d’aborder certaines questions fondamentales et dérangeantes : « Leur présence ne répond-elle qu’à la présence au sein de la structure d’accueil de jeunes enfants eux-mêmes confrontés à la surdité ? Leur demande-t-on seulement d’être sourds ? Quelles compétences leur sont-elles reconnues dans l’établissement ? » La structure doit se doter d’un projet global qui implique l’équipe dans son ensemble et fasse une place à part entière aux professionnels sourds ayant « une fonction d’encadrement direct et continu des jeunes enfants ». « C’est loin de se faire du jour au lendemain », témoigne Laury Rochet, éducatrice de jeunes enfants (EJE) au sein de la crèche Cotte, à Paris, qui accueille depuis plusieurs années des enfants sourds ou des enfants entendants de famille sourde (3).

Il faut également que les centres de formation facilitent l’accès des personnes sourdes aux formations professionnelles, et particulièrement à celle d’EJE. Aujourd’hui les quelques professionnels sourds qui travaillent en crèche ont rarement suivi une formation les préparant à accompagner de jeunes enfants (manque d’interprètes, difficultés du recours à des interprètes, manque de formations accessibles, etc.). Pour palier cette carence, l’EFPP, forte de son expérience initiée il y a plus de trente ans en matière de formation de personnes sourdes dans le secteur de l’éducation spécialisée (4), a ouvert sa formation d’EJE aux étudiants sourds, avec le soutien financier du conseil régional d’Ile-de-France : dès septembre 2012, des candidats sourds y ont été accueillis en année préparatoire et, depuis septembre 2013, deux étudiants sourds y suivent pour la première fois une formation d’EJE. « Reste maintenant à sensibiliser les lieux de stages possibles », explique Marie-Christine David.

S’il est fondamental, ce pas en avant ne suffit pas. Il doit, selon les chercheurs, s’accompagner d’une sensibilisation des étudiants et des professionnels de la petite enfance entendants à la surdité et à la LSF. L’accueil de jeunes sourds suppose en effet qu’ils soient formés « tant sur la connaissance de la surdité, de la culture sourde que sur l’acquisition de la langue des signes ». De fait, « la maîtrise d’une base en LSF permet de répondre de meilleure manière à l’accueil de jeunes enfants sourds. Il ne s’agit pas d’attendre des professionnels entendants qu’ils apprennent la LSF aux enfants sourds (comme il n’est pas attendu d’eux qu’ils enseignent le français aux jeunes enfants entendants), mais de leur donner les moyens de communiquer avec tous les enfants qu’ils sont amenés à accompagner dans leur activité professionnelle ». Des professionnels de la crèche Cotte ont non seulement pu bénéficier de cours de LSF mais ils continuent, à tour de rôle, d’être régulièrement formés.

DÉVELOPPER L’ACCUEILSIMULTANÉ

Les chercheurs souhaitent également promouvoir des crèches pilotes qui permettraient d’expérimenter des approches nouvelles et d’accueillir davantage qu’un ou deux enfants sourds par structure – comme on le voit aujourd’hui. Ils mettent en évidence l’importance de l’accueil simultané : « Comme les autres enfants, les jeunes enfants handicapés ont besoin de rencontrer leurs pairs. » Dans son développement, chaque enfant « doit trouver dans son environnement suffisamment de figures identificatoires et contre-identificatoires, précisent-ils. Lorsqu’un jeune enfant sourd est accueilli seul dans un groupe d’enfants entendants, il ne rencontre pas d’enfants qui lui ressemblent » – ce qui peut également entraîner, de la part des professionnels, une « euphémisation du handicap ou de la déficience » et une « forme d’exclusion qui n’apparaît pas comme telle puisque masquée par l’accueil même ». A l’inverse, « un accueil simultané permet d’ouvrir le champ des possibles des jeunes enfants sourds, en leur donnant l’opportunité de développer leurs capacités communicationnelles entre enfants sourds mais également avec les enfants entendants ». Reste que regrouper ces jeunes dans certaines crèches spécialisées n’est pas sans inconvénients, en particulier en termes de proximité géographique de la famille avec le lieu d’accueil. « Il faudrait pouvoir créer un système de transport adapté qui ne soit pas à la charge des parents », avance Nicolas Murcier.

Sur un autre plan, en guise de réponse à ceux qui redouteraient un impact négatif sur les jeunes entendants, les chercheurs relèvent que ces derniers peuvent au contraire en tirer un bénéfice. Comme le précise Laury Rochet, « les outils pédagogiques avec des images que nous avons élaborés pour expliciter le planning de la journée aux enfants sourds servent également aux enfants entendants pour qui il n’est pas évident non plus de se repérer dans le temps ». Il en est de même pour l’utilisation de la LSF qui s’avère être un enrichissement pour tous : « “Manger, interdit, pas possible, à boire, dormir, finir, encore” : tous les enfants de la crèche, y compris les enfants entendants, connaissent ces signes-là et les utilisent », explique une directrice de crèche citée dans la recherche. Et ce, même quand ils ne savent pas encore parler : c’est par exemple le cas de tout petits de 15 ou 18 mois qui sont dans la capacité de signer ce dont ils ont besoin alors qu’ils n’ont pas encore accès au langage oral. La LSF est, par ailleurs, « une langue visuelle différente de la langue française orale » qui permet, handicap ou non, « l’apprentissage des notions et concepts, de l’abstraction ». Il semblerait, en outre, que « l’appropriation par les jeunes enfants entendants des signes favorise une progression du langage oral ».

UN ACCOMPAGNEMENT POUR LES PARENTS

Par contrecoup, cet usage partagé de la LSF n’est pas sans effet sur la façon dont les sourds et leurs proches perçoivent ce mode de communication : « Permettre à tous les enfants accueillis au sein de l’établissement de s’approprier progressivement la LSF et de s’autoriser à signer participe à la valorisation, pour l’enfant sourd, de sa langue et, pour l’enfant entendant de parent sourd, de la langue de son parent. ».

Enfin les parents entendants de jeunes sourds sont également bénéficiaires. La recherche met en évidence les bienfaits de leur rencontre avec des professionnels de la petite enfance sourds : ces derniers, « n’étant pas essentiellement centrés sur les aspects médicaux de la surdité, peuvent accompagner les parents et, dans une prise en compte globale du bébé, mettre en avant ses compétences ». Selon les auteurs, leur présence au sein des structures d’accueil facilite l’acceptation des conséquences de la surdité de leur enfant – en particulier en rendant plus naturel « le fait de devoir donner à leur enfant une langue “maternelle” qui n’est pas la leur » – et leur permet de se projeter positivement dans son avenir. « La présence de professionnels sourds rassure les parents en leur donnant des perspectives favorables », confirme Samia Abbassi, auxiliaire de puériculture sourde au sein de la crèche Cotte. Pour certains d’entre eux, alors que la LSF était jusque-là redoutée parce qu’elle rend visible le handicap, cette rencontre peut même déclencher leur désir de l’apprendre pour communiquer avec leur enfant.

Aussi est-il possible de penser, comme le font valoir les auteurs de l’étude, que la banalisation de l’utilisation de la LSF dans les crèches revient à faire un pas vers la « normalisation » de la surdité dans notre société – qui pourrait s’étendre à d’autres types de handicap.

Une étude originale

Intitulé « De la nécessité de l’apprentissage précoce de la langue des signes » (5), le rapport final aborde un sujet peu traité, à savoir l’accueil et l’accompagnement des jeunes enfants sourds dans les structures d’accueil des jeunes enfants, et souligne les enjeux que représente l’apprentissage précoce de la langue des signes française (LSF).

La recherche menée par Nicolas Murcier et Naïma Boulet-Marcou (6) s’appuie sur trois méthodes : l’observation participante dans des lieux d’accueil situés à Paris et sa petite couronne ainsi qu’en Eure-et-Loir, le recueil d’histoires de vie auprès de familles ayant un jeune enfant sourd ou dont l’un ou les deux parents sont sourds et 20 entretiens semi-directifs auprès de professionnels de l’éducation spécialisée et de la petite enfance, de parents et d’acteurs de la communauté sourde. Elle a bénéficié de fonds privés – notamment la Fondation Bettencourt-Schueller, ASP (Au service de la profession, organisme collecteur de la taxe d’apprentissage), le GRIF (Groupe de recherche Ile-de-France) et Natixis.

On regrettera toutefois que l’essentiel du propos soit un peu noyé par le rappel d’informations générales sur le cadre d’accueil des enfants en situation de handicap ou de surdité et par la grande diversité des témoignages.

Des outils pédagogiques adaptés

Lire des livres aux enfants est non seulement un moyen privilégié d’apprentissage de la langue orale et d’appropriation future de l’écrit, mais cette activité a également un effet structurant : elle leur apprend à se situer par rapport aux autres. Or les jeunes sourds, même s’ils ont accès aux images et aux expressions du lecteur, n’ont « qu’une vision et représentation parcellaires de l’histoire », expliquent les auteurs de la recherche portée par l’Ecole de formation psycho-pédagogique (EFPP). Aussi sont-ils en partie exclus d’une bonne part des bénéfices de la lecture d’albums. « Les enfants entendants grandissent dans un environnement sonore ininterrompu. Ils reçoivent en permanence des informations linguistiques qui leur permettent de s’approprier la langue de leur mère (et de leur père) à une vitesse qui nous surprend toujours. Les bibliothèques sont remplies d’ouvrages qui leur sont destinés […]. On aimerait que les enfants sourds disposent d’autant d’outils en langue des signes […] afin de s’approprier aussi précocement la langue des signes », note Didier Flory. Ce linguiste et interprète en langue des signes française (LSF), soutenu par l’EFPP, est en cours de création de supports ludiques et interactifs pour jeunes enfants sourds : son premier livre illustré, réalisé avec le concours d’étudiants entendants et sourds en formation d’éducateurs pour jeunes enfants et d’éducateurs spécialisés à l’EFPP, met en scène un poisson qui, n’aimant pas l’eau, rencontre différents obstacles pour découvrir d’autres univers. Il est accompagné d’un DVD racontant l’histoire en langue des signes et proposant de nombreux jeux qui favorisent l’appropriation des signes utilisés dans l’ouvrage.

Notes

(1) Reconnue par la loi du 11 février 2005 comme une « langue à part entière ».

(2) In « Doter le secteur de la petite enfance de professionnels sourds » – Les cahiers de l’EFPP n° 17 – Printemps 2013 – Disponible sur www.efpp.info/publication.

(3) Qui témoignait lors de la journée de restitution de la recherche.

(4) Expérience qui a donné lieu à un rapport intitulé Ouvrir le travail social aux personnes sourdes (éd. L’Harmattan, 2010) portant sur les trajectoires suivis par les éducateurs spécialisés sourds – Voir ASH n° 2688 du 24-12-10, p. 30.

(5) Disponible sur www.efpp.info/sites/default/files/EFPP_2013_RapportFInalLSF.pdf.

(6) Avec la collaboration de Marie-Elisabeth Handman, anthropologue, maître de conférences à l’EHESS, et Maryvonne Vanoye, psychologue clinicienne et psychothérapeute.

Décryptage

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur