Dans les commentaires sur les écoutes de la NSA, le mot « orwellien » revient en effet sans arrêt. Mais quand on relit l’œuvre d’Orwell, on se rend compte qu’elle est centrée sur la question totalitaire et sur le collectivisme. Aujourd’hui, nous entrons plutôt dans une ère post-orwellienne. Nous voulons montrer avec cet ouvrage que si le système de surveillance actuel s’est construit, à partir des appareils d’Etat, sur une hypertrophie des préoccupations pour la sécurité nationale, il s’accompagne aussi du développement d’une économie néolibérale qui pénètre de plus en plus l’intimité des individus. Un autre point essentiel est que, contrairement aux modes de surveillance anciens, qui étaient complexes et très visibles, les systèmes actuels sont à la fois mobiles, automatiques et surtout invisibles.
Dans son essai Surveiller et punir écrit en 1975, Michel Foucault s’intéressait principalement à la question des enfermements, en particulier à la prison. Les moyens de contrôle sur les individus étaient alors très visibles. Aujourd’hui, l’individu tend à ne plus voir les technologies de contrôle et de surveillance. Il peut faire comme si elles n’existaient pas, comme s’il n’y avait aucun problème. En réalité, nous sommes pris en sandwich. D’un côté, le marché propose aux consommateurs des services numériques souvent gratuits, utiles et attrayants. De l’autre, l’Etat développe des systèmes de surveillance présentés avant tout comme des systèmes de protection. Il y a donc toujours un avantage ou une justification pour l’individu à adhérer à ces systèmes. Ainsi, dans les années 1990, une majorité de personnes se déclaraient hostiles aux caméras de vidéosurveillance. Aujourd’hui, les gens y sont pour la plupart favorables. On nous affirme que ces caméras font reculer l’insécurité, et nous en acceptons le principe.
Dans l’histoire du contrôle, ce sont en effet les catégories marginalisées, les « classes dangereuses », qui étaient visées. Les phénomènes de l’errance et de l’immigration, en particulier, ont focalisé l’intérêt des pouvoirs publics à travers la fiche de police, le livret ouvrier ou encore le carnet de circulation des nomades… Tous ces dispositifs permettaient de faire en sorte – comme le disait Michel Foucault – que la sécurité contrôle la liberté. Cela reste vrai avec la figure des Roms, qui demeure le symbole de cette errance refusée par nos démocraties. On peut analyser toute l’histoire des procédés d’identification et de traçage des individus à partir de ce point d’entrée. La sémantique a changé, mais l’idée est restée la même.
Pour Deleuze, cette société de contrôle est liée à l’avènement du néolibéralisme et du post-fordisme. C’est l’extension du modèle de l’entreprise néolibérale à l’ensemble des institutions de la société. Ce qu’il n’a pas pu voir, c’est l’invisibilité croissante de ces mécanismes. Les avantages apparents offerts aux individus, via Internet ou la téléphonie mobile, gomment la dimension du contrôle qui reste pourtant sous-jacente. Or il est essentiel de ne pas dissocier les logiques de sécurité nationale, montées en puissance depuis le 11 septembre 2001, et les logiques économiques qui font que le producteur a de plus en plus besoin de connaître les comportements du consommateur pour en faire, au bout du compte, un acteur de la production. Ces deux dimensions ne sont pas étanches entre elles. Les acteurs commerciaux et l’Etat ont beau protester de leurs bonnes intentions, le système est fait de telle manière qu’il existe une articulation naturelle entre eux. Dans la loi de programmation militaire pour 2014-2019, l’article 13 vise ainsi à renforcer l’accès des services de renseignement intérieur, de police et de gendarmerie aux données téléphoniques et informatiques. C’est significatif. Des voix s’élèvent d’ailleurs, dont celles de la CNIL [Commission nationale de l’informatique et des libertés] et du Conseil national du numérique, pour contester cette disposition. D’une façon générale, il y a de plus en plus de foyers de résistance – j’en veux pour preuve les affaires WikiLeaks et Snowden –, mais nous n’en sommes pas encore à une critique de masse.
C’est très inquiétant. On observe actuellement une offensive de la part d’acteurs économiques qui prétendent que la privacy, autrement dit l’intimité ou la vie privée, ce n’est pas si important. Mais ce qui les motive, c’est d’abord la liberté économique. C’est d’ailleurs une différence importante entre les Etats-Unis et l’Europe. Outre-Atlantique, l’économie fait partie intégrante de l’idée que les gens se font de la libre circulation. En Europe, on met plutôt en avant le respect des libertés individuelles, qui ne se réduisent pas aux seules libertés de commercer et de produire. Je constate néanmoins qu’un certain nombre de juristes, notamment anglo-saxons, considèrent désormais que le respect de la vie privée est fondamental, en particulier pour la création et la circulation des idées. Pour réfléchir et créer, il faut être à l’abri des regards. On a tous besoin à un moment donné de se retirer en son for intérieur.
Les institutions de régulation développées dans nos démocraties apparaissent débordées par l’avancée des technologies. On estime, par exemple, que 20 % seulement des fichiers informatiques nominatifs sont déclarés à la CNIL. Le politique et les législations ont toujours un train de retard. Dans une interview récente au journal Le Monde, Isabelle Falque-Pierrotin, la présidente de la CNIL, a estimé qu’une ligne rouge avait été franchie et qu’il était nécessaire de réfléchir ensemble à la question de la société de surveillance. Mais la difficulté consiste justement à mener un débat public en replaçant ces pratiques dans notre vie quotidienne. Il y a nécessité que se produise une prise de conscience massive sur ces dispositifs. Pour cela, il est important que les catégories les plus exposées au fichage mènent une réflexion sur leurs pratiques quotidiennes. Je pense à l’hôpital, à l’école, aux services sociaux… On se rappelle peut-être qu’au milieu des années 1970 l’univers du travail social s’était élevé contre la mise en œuvre du système GAMIN, qui devait permettre de sélectionner des enfants à risque selon un profil informatisé. Toutes les catégories professionnelles sont désormais interpellées par l’avancée de ces systèmes. Le grand public, lui aussi, est nécessairement confronté dans son quotidien à la surveillance et au fichage. Une discussion publique doit s’ouvrir sur ces questions. Nous avons le droit, sinon le devoir, de nous interroger sur la relation entre ces systèmes et les droits humains à l’émancipation et à la dignité. Il ne faut pas rester focalisé sur une interprétation de type orwellien, qui risque de nous faire croire que nous ne vivons déjà plus en démocratie. Pour insatisfaisantes et incomplètes qu’elles soient, nos sociétés n’en sont pas moins les héritières des grands principes des droits de l’Homme, même s’ils sont parfois manipulés ou détournés.
Plutôt que d’exercer un contrôle a posteriori, on pourrait, par exemple, obliger les concepteurs des systèmes à intégrer dès l’origine les impératifs du respect de la vie privée. Cela fait d’ailleurs partie d’une doctrine actuelle de résistance aux modes de surveillance. De même, des universitaires américains travaillent sur les digital studies. Ils cherchent à comprendre ce qui se passe dans la boîte noire que constituent les systèmes informatisés car, de ce point de vue, nous sommes pour la plupart des analphabètes. Leur idée est que ces questions ne restent pas cantonnées à une petite élite.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Armand Mattelart est professeur émérite en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris?VIII. Avec le professeur André Vitalis, il publie Le profilage des populations. Du livret ouvrier au cybercontrôle (Ed. La Découverte, 2014). Il est également l’auteur de La globalisation de la surveillance (Ed. La Découverte, 2008).
Il a présidé l’Observatoire français des médias et a été expert en développement social auprès de l’ONU.