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« Les personnes handicapées doivent contribuer à la compréhension des problèmes sociaux »

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Il y a plus de trente ans, le philosophe, historien et anthropologue Henri-Jacques Stiker publiait « Corps infirmes et sociétés ». Un ouvrage qui a fait date dans la conception du handicap et reste une référence. Alors que paraît sa quatrième édition, l’auteur confronte les idées qu’il développait à l’époque avec les évolutions actuelles.
En quoi votre ouvrage Corps infirmes et sociétés, paru en 1982, était-il novateur ?

Il ne s’agissait pas d’un livre historique au sens classique du terme, mais plutôt d’anthropologie historique(1). Je tentais, à travers des faits historiques, de comprendre les schémas de pensée à ­l’œuvre sur le handicap. Ce livre parcourt ainsi l’évolution des représentations et du traitement des personnes handicapées ou infirmes en Occident, de l’Antiquité à nos jours. Ce tableau, appuyé sur la pensée de Michel Foucault, n’a pas été refait depuis. Bien sûr, il existe une production importante d’études dans le domaine du handicap, mais cet ouvrage reste encore un peu novateur car il a ouvert un champ d’études sur la conception du handicap et sur la place des personnes handicapées dans les périodes antérieures à la nôtre. C’est pour cela qu’il mérite, je l’espère, d’être réédité. D’autant que j’ai tenu compte des évolutions à l’œuvre en le complétant au fil des rééditions.

Vous estimiez alors que les discours sur l’intégration des personnes handicapées étaient aussi une façon de les faire disparaître du débat public. Vous aviez cette formule : « Ils sont dits pour être tus »…

J’hésiterais aujourd’hui à utiliser cette formule. Les personnes handicapées ont acquis une visibilité beaucoup plus grande que dans les années 1980. Pourtant, cette idée conserve une certaine justesse. L’intégration est aussi une manière de normaliser les personnes, en faisant en sorte que tout le monde soit à peu près semblable. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’accent mis sur de nouvelles approches du handicap avec les facteurs environnementaux et la nécessité d’aménager la société dans son ensemble. L’idée actuelle d’inclusion n’est pas une manière de faire disparaître les personnes handicapées mais, au contraire, de les rendre visibles. Depuis une décennie, les personnes handicapées ont pris la parole et sont devenues davantage acteurs de leur propre situation. Elles ont acquis une visibilité, notamment à travers le théâtre, le cinéma ou la littérature. La société aura toujours tendance à amoindrir cette visibilité, mais on ne peut plus revenir en arrière.

La notion de « liminalité », que vous développiez dans l’ouvrage, vous paraît-elle toujours pertinente ?

Ce concept, développé par l’anthropologue américain Robert Murphy, me semble encore très éclairant. Les personnes handicapées ne sont plus rejetées, tant dans les représentations que dans les dispositifs, mais elles ont toujours beaucoup de mal à obtenir un statut à part entière, à égalité avec les valides. On les maintient encore trop souvent dans un espace intermédiaire, pas trop près de nous. Leur statut les protège tout en les stigmatisant. S’il n’y avait plus de liminalité, il n’y aurait plus nécessité d’un statut spécifique. Mais il ne faut pas rêver… Bien sûr, des efforts ont été entrepris. Ainsi, certaines entreprises font en sorte de considérer les personnes handicapées comme des travailleurs lambda. Mais beaucoup d’autres n’en veulent pas et essaient de les mettre à l’écart. Voici un exemple concret de cette liminalité : on me dit qu’à l’Assemblée nationale les personnes handicapées sont regroupées au même endroit lorsqu’elles viennent assister aux débats. On invoque des impératifs de sécurité, il n’empêche qu’elles sont mises à part. De même, on entend dire parfois : « Pourquoi aménager spécialement ces locaux alors que très peu de personnes handicapées les fréquentent ? » Là aussi, c’est une manière de continuer à les marginaliser. On reste dans l’ambivalence dont rend compte le concept de liminalité.

Il y a trente ans, le secteur du handicap relevait de la loi de 1975. Elle a depuis été remplacée par celle de 2005. Qu’est-ce qui a changé avec ce texte ?

L’accent a été mis très clairement sur les facteurs environnementaux du handicap. On ne peut plus prendre en compte la seule déficience de l’individu. L’environnement joue également un rôle très important, et le législateur l’a reconnu. La loi de 2005 a aussi élargi le concept de handicap en intégrant notamment tout ce qui touche au handicap psychique. Enfin, elle a instauré le principe de la compensation, qui n’existait pas aussi nettement auparavant. L’idée de compenser la déficience de la personne par une prise en charge spécifique ainsi que par l’aménagement de son environnement représente un changement important.

Il y a quelques années, vous craigniez de voir émerger la notion de « handicap social ». Est-ce encore vrai aujourd’hui ?

Je crois que ce débat est derrière nous. Il y a toujours eu des transferts d’un public à l’autre. Certaines personnes bénéficiant des minima sociaux, comme le RSA [revenu de solidarité active], glissent parfois vers le champ du handicap. Mais le législateur a choisi, à juste titre, de ne pas recourir au concept de « handicap social ». Le handicap demeure le rapport entre une déficience sensorielle, physique, psychique ou intellectuelle et des facteurs environnementaux.

En 1997, vous disiez que les associations gestionnaires d’établissements devraient arrêter de grossir. Est-ce toujours le cas ?

J’observe une évolution très nette. Les associations sont plutôt dans un mouvement de diminution de leur parc d’établissements ou, du moins, elles font en sorte que ce parc sorte de ses murs pour être davantage au service de l’intégration des personnes. Même si elles sont lentes à évoluer, car elles possèdent beaucoup d’inertie, ces grandes institutions ont pris le tournant. Le paradoxe est qu’il y a de plus en plus de grands handicapés, ceux que l’on appelle les « polyhandicapés ». Or ceux-ci ont besoin d’établissements spécialisés. Mais, même là, on essaie d’intégrer ces structures dans la cité de façon que ces personnes ne soient pas coupées de la société.

Vous écriviez qu’« un espace commun et partagé devrait pouvoir s’installer ». A-t-on progressé en ce sens ?

Oui mais, comme toujours, tout ne se fait pas en un seul jour. Certaines choses ne sont heureusement plus possibles, comme construire un centre pour handicapés au beau milieu de la campagne. De plus en plus, on essaie de faire en sorte que les besoins spécifiques soient pris en charge en milieu ordinaire. L’enfant handicapé à l’école a certainement besoin d’aide, mais cela ne nécessite plus de le mettre à part. Tout cela est passé dans les idées, au moins dans celles des gens concernés par le handicap. En revanche, je ne sais pas si le très grand public a beaucoup évolué. J’ai l’impression qu’il existe une distance assez grande entre ceux qui sont sensibilisés par le handicap et le reste de la population. Les vieilles idées et les archaïsmes n’ont malheureusement pas disparu. Chacun rit en voyant le film Les intouchables, mais il ne faut pas croire que cela fait disparaître les préjugés.

Quels grands chantiers restent à mener ?

Il faut, sans nul doute, accentuer la participation des personnes handicapées, non seulement à ce qui les concerne mais aux problèmes de la société en général. Qu’on les invite lorsqu’on parle, par exemple, de l’aménagement des trottoirs, c’est normal. Mais il faudrait aussi le faire quand on parle d’éducation, de revenu, d’emploi… Cette contribution des personnes handicapées à la compréhension des grands problèmes sociaux pourrait être éclairante et serait le signe d’une véritable inclusion. Il faut reconnaître en même temps que les associations de personnes handicapées peuvent parfois être très corporatistes. Ainsi, sur le dossier de l’accessibilité, la loi impose que tous les bâtiments deviennent accessibles aux personnes handicapées en 2015. Or nous en sommes encore très loin. Il faut donc faire attention à ce que les associations ne revendiquent pas tellement fort qu’elles se mettent à dos d’autres catégories. Par exemple, si l’on demande au petit commerçant du coin de la rue d’être totalement conforme avec cette obligation d’accessibilité, il risque de fermer boutique. Les associations doivent faire attention à ne pas être les idéologues de leur propre sort. La participation oblige les personnes handicapées à être réellement citoyennes, et pas seulement à revendiquer pour elles-mêmes.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Philosophe, historien et anthropologue, Henri-Jacques Stiker est directeur de recherche au laboratoire « Identités, cultures, territoires » à l’université Paris ? VII. Il est aussi rédacteur en chef d’Alter, revue européenne de recherche sur le handicap.

Il publie la quatrième édition de Corps infirmes et sociétés (Ed. Dunod). Il est également l’auteur des Métamorphoses du handicap de 1970 à nos jours. Soi-même avec les autres (Ed. PUG, 2009).

Notes

(1) Voir ASH n° 2043 du 31-10-97, p. 23, et n° 2005 du 10-01-97, p. 25.

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