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« L’action de l’Etat, c’est l’action de ses agents »

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On se représente souvent l’Etat comme une entité abstraite, désincarnée. Pourtant, les politiques publiques ne se concrétisent qu’à travers l’action de ses agents, porteurs de valeurs et d’affects qui pèsent nécessairement sur les dispositifs qu’ils mettent en œuvre. Cette morale de l’Etat est au cœur d’un ouvrage collectif dirigé par le sociologue Didier Fassin.
Plutôt que d’analyser le fonctionnement de l’Etat vu d’en haut, vous vous êtes intéressés aux pratiques de ses agents. Pourquoi une telle démarche ?

Une approche habituelle de l’Etat, qui prévaut en science politique mais aussi dans le sens commun, conduit à l’étudier par le haut, à travers des politiques publiques ou de grandes institutions, voire à en faire une entité abstraite historiquement réalisée sous la forme moderne de l’Etat-nation. Sans contester cette lecture, il nous a semblé important de rendre l’Etat à celles et ceux qui, au quotidien, le représentent et mettent en œuvre l’action publique. Nous allons d’ailleurs un peu plus loin dans la manière de les penser. Nous disons qu’ils sont et qu’ils font l’Etat, même s’ils ne sont, bien sûr, pas les seuls. C’est une façon aussi de leur rendre justice.

Vous avez enquêté dans des lieux symboliques de l’action publique. Pourquoi précisément ces lieux ?

Les services de l’Etat sont multiples et divers, mais nous avons choisi de nous concentrer sur un ensemble d’institutions qui ont en commun de relever du gouvernement de la question sociale. Il s’agit de la police, de la justice, de la prison, des services sociaux et de la santé mentale. Certaines catégories de la population ont souvent affaire à ces institutions. Parfois même, les individus passent de l’une à l’autre en étant arrêtés, jugés, incarcérés, puis en allant à leur sortie dans une mission locale ou en étant pris en charge pour des troubles psychiques. Ce sont notamment des jeunes hommes de milieu populaire et d’origine immigrée vivant dans des quartiers en difficulté. Ce sont aussi des étrangers sans titre de séjour ou bien des gens du voyage. Bien sûr, tous ne passent pas par l’ensemble de ce circuit et, à l’inverse, on trouve dans ces institutions des personnes qui n’appartiennent pas à ces catégories. Mais il y a là une sorte de pluralité de lieux qui renvoie à une unité de l’espace social : les marges de la population se retrouvent ainsi au cœur de l’Etat.

L’Etat est, dit-on, un monstre froid. Pourtant, vous évoquez les valeurs et les affects qui traversent ses politiques et ses agents…

En effet, les politiques, que nous avons tendance à considérer comme de simples réponses rationnelles à des problèmes de la société, sont sous-tendues par des valeurs (la justice, la solidarité, l’ordre, le bien commun…) et des affects (la sympathie, l’hostilité, l’admiration, l’indignation…). Lesquels déterminent la manière dont la loi va être écrite pour punir les délinquants ou les criminels, développer la protection sociale, aider les familles en difficulté, accueillir les immigrés. Nous parlons d’« économies morales » pour désigner ces ensembles de valeurs et d’affects qui se cristallisent autour d’un problème donné. Elles se transforment avec le temps et sont caractéristiques d’un moment de l’histoire. Ainsi, nous ne considérons et ne traitons pas les demandeurs d’asile de la même manière qu’il y a trente ans, lorsque le taux de reconnaissance par l’OFPRA [Office français pour la protection des réfugiés et apatrides] était dix fois plus élevé qu’il ne l’est actuellement. Nous les regardions alors avec compassion ou estime. Aujourd’hui, le doute s’est insinué et nous les voyons avec suspicion. Sur le terrain, les agents de l’Etat sont soumis à cette circulation de valeurs et d’affects. Ils s’y inscrivent ou ils tentent de s’en distancier.

Les agents de l’Etat, loin d’être impuissants, peuvent donc influer sur ses orientations ?

Certainement. Les lois, les normes, les règlements, les contraintes bureaucratiques et les habitus professionnels ne suffisent pas à définir leur travail. Ils ont toujours une marge de manœuvre pour mettre en œuvre ou non une mesure, pour agir avec générosité ou sévérité, pour prendre en compte un contexte social ou l’ignorer. Un magistrat qui juge en comparution immédiate peut – en fonction de sa conception de la gravité d’un délit et de l’évaluation qu’il fait du prévenu et de son histoire, mais aussi du sens qu’il veut donner à la punition et de sa compréhension des conséquences qu’elle aura sur le risque de récidive – appliquer ou non le principe de la peine plancher, ordonner de la prison ferme ou du sursis… Au bout du compte, l’action de l’Etat, c’est l’action de ses agents.

Les agents de l’Etat voient-ils en retour leurs propres catégories morales modifiées par les dispositifs qu’ils mettent en œuvre ?

C’est exact. On voit en effet comment à la fois ce qui circule dans l’espace public et la manière dont sont conçues les politiques publiques influent sur la façon dont les fonctionnaires agissent. Pour rester dans le domaine de la justice, on constate qu’après s’être opposés à l’idée de la peine plancher, qui contredisait le principe d’individualisation des peines, les magistrats qui jugent en comparution immédiate ont désormais tendance à juger plus sévèrement, comme s’ils avaient intégré cette nouvelle norme.

Le chapitre consacré à une mission locale montre que la mise en œuvre d’une logique du chiffre débouche sur la mobilisation de catégories morales…

Les personnes qui travaillent dans les missions locales doivent aider les jeunes à trouver une insertion socioprofessionnelle. Mais en étant quotidiennement confrontées aux exigences et aux préjugés des employeurs, elles se trouvent souvent amenées à les anticiper et donc, sans le vouloir ou pour éviter aux jeunes des déboires lors d’un entretien d’embauche, elles se mettent à utiliser les mêmes critères que les employeurs. Elles tendent ainsi à sélectionner des individus les mieux « employables » et à les préparer en reprenant le langage managérial qui est celui du monde du travail.

Concernant une maison des adolescents, vous montrez que les soignants essaient, dans une certaine mesure, de résister à la demande des institutions…

Ils résistent et s’en accommodent tout à la fois. D’un côté, ils ont besoin pour exister de la clientèle que les services sociaux ou judiciaires leur adressent. De ­l’autre, ils savent qu’ils peuvent éviter aux familles ou aux adolescents qui les consultent des ennuis plus graves, comme des placements ou des sanctions. Ils sont donc pris entre deux feux. Et ce, d’autant plus que leur formation de psychologue ou de psychiatre, en les centrant sur l’individu, ne leur permet pas toujours d’appréhender la dimension sociale des situations auxquelles ils ont affaire.

Selon vous, il n’y a pas une raison d’Etat, mais des rationalités diverses dans le gouvernement de la question sociale…

Nous reprenons en effet la formule de Michel Foucault qui suggère de s’intéresser à l’Etat non à travers une raison monolithique, mais à partir de ses rationalités multiples. Plus précisément, nous en identifions trois qui nous paraissent cerner le gouvernement de la précarité. D’abord, l’« Etat social », qui ­protège, et dont nous montrons le relatif déclin et même le discrédit à travers le discours sur l’assistance ou sur la fraude aux prestations. Ensuite, l’« Etat pénal », qui punit, et dont nous constatons à l’inverse le remarquable essor, qu’on le mesure par le nombre d’interpellations policiaires, la sévérité des peines pro­noncées par les juges ou le nombre de personnes incarcérées. Enfin, l’« Etat libéral », entendu dans un sens politique et non économique, qui garantit à la fois certains droits formels – comme celui de bénéficier en prison d’un avocat pour un passage en commission de discipline ou pour un aménagement de peine – et qui produit certaines injonctions, notamment en demandant aux individus de se responsabiliser. La conjonction de ces trois rationalités et de leur évolution est préoccupante dans un contexte d’accroissement des inégalités sociales.

Quels enseignements les agents de l’Etat peuvent-ils tirer de vos réflexions ?

D’abord, ils peuvent mieux prendre conscience des économies morales qui sous-tendent les politiques qu’ils sont censés mettre en œuvre. Ensuite, ils ­doivent reconnaître la marge de manœuvre qui leur est laissée et qui peut leur permettre d’influer considérablement sur la vie des personnes qu’ils ont en face d’eux. Enfin, il est important qu’ils aient à l’esprit, face à leur public, les mécanismes sociaux par lesquels ces individus se retrouvent là où ils sont : un ancien Premier ministre parlait malencontreu­sement d’« excuses sociologiques ». Mais analyser des processus sociaux, ce n’est pas excuser, c’est mieux comprendre pour mieux agir.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Didier Fassin, sociologue, anthropologue et médecin, est professeur de sciences sociales à l’Institute for Advanced Study de Princeton (Etats-Unis) et directeur d’études à l’EHESS de Paris. Il a coordonné l’ouvrage collectif Juger, réprimer, accompagner. Essai sur la morale de l’Etat (Ed. Seuil, 2013).

Il avait déjà dirigé l’ouvrage Les nouvelles frontières de la société française(1) (Ed. La Décou­verte, 2010).

Notes

(1) Voir ASH n° 2647 du 19-02-10, p. 36.

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