Dans l’ouest de la France, on rechigne à se plaindre de l’insertion professionnelle des jeunes travailleurs sociaux. Comme si la récrimination, venant de ceux qui ne sont pas les plus mal lotis, était mesquine. « La situation de l’emploi dans le secteur social reste bien meilleure que dans les autres branches », constate Jérôme Wenz, directeur d’Askoria(1) et chef de projet à l’Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale (Unaforis). Depuis 2007, dans le secteur de la santé et de l’action sociale, « la croissance [de l’emploi] ralentit mais persiste jusqu’en 2009, et ce malgré la crise », observe Unifaf Bretagne(2).
Le GREF Bretagne (GIP Relation emploi formation) constate pour sa part que, trois ans après leur sortie de formation, les diplômés de niveau III du secteur social connaissent dans cette région un taux d’insertion dans l’emploi de 91 %. Les trois quarts d’entre eux sont sous contrat à durée indéterminée (CDI)(3). « A priori, nous ne formons pas de chômeurs », se félicite Jérôme Wenz. « La situation de l’emploi en Bretagne est moins mauvaise que dans d’autres régions, ajoute Christophe Pouliquen, directeur des ressources humaines de l’association Kan Ar Mor, membre du Syndicat des employeurs associatifs de l’action sociale et médico-sociale (Syneas). La région contient beaucoup de structures sociales et médico-sociales. Elle n’est pas saturée car le développement des structures continue, de manière certes moindre du fait des budgets serrés. »
Pourtant, pour les jeunes diplômés, trouver un emploi ne relève plus de la simple formalité. Indice d’une certaine tension sur le marché du travail social, Pôle emploi Bretagne enregistre en 2012 une baisse des offres d’emploi de 13 % dans le secteur action sociale, santé et services à la personne, et, en parallèle, une hausse des demandes(4). Certes, la région se caractérise par une forte proportion d’établissements médico-sociaux et les secteurs des personnes âgées et du handicap peinent à recruter. Mais pour tous les métiers de l’intervention socioéducative, de l’action sociale et du socioculturel, la situation est nettement défavorable aux demandeurs d’emploi. Si les aides médico-psychologiques (AMP), auxiliaires de vie sociale et éducateurs techniques spécialisés connaissent un taux de plein emploi trois ans après la formation, les conseillers en économie sociale et familiale (CESF), éducateurs spécialisés et assistants de service social sont, eux, davantage touchés par le chômage (voir encadré ci-dessous).
« Aujourd’hui, avec un bon parcours de formation en travail social, on a encore de bonnes chances d’obtenir un emploi, affirme Jérôme Wenz. Mais ce n’est plus un CDI immédiatement, là où on veut et auprès du public que l’on souhaite. » Il dépeint le processus d’insertion comme un parcours, débutant presque toujours par un contrat à durée déterminée (CDD) et débouchant peu à peu sur un emploi stable.
Mélanie R.(5) a obtenu son diplôme de CESF en 2012 dans la région. Actuellement en CDD dans une association normande, elle a multiplié lettres de candidature et entretiens pendant quatre mois avant de l’obtenir : « C’était un peu désespérant, le retour était toujours le même : vous n’avez pas d’expérience et nous n’avons pas le temps de vous former, car vous devez être opérationnelle tout de suite. » Comme elle avait trouvé son stage dans son réseau, la jeune CESF ne s’est pas sentie suffisamment armée pour cette recherche d’emploi : « J’aurais aimé qu’on me montre comment faire une bonne lettre de motivation et comment repérer les structures employant des CESF. » Dans sa promotion, à peine un tiers de ses collègues sont en CDI. « Notre profession est jeune et il y a peu de départs en retraite. Alors, au début, on est cantonnés aux remplacements. Plusieurs de mes copines de promo touchent moins de 1 000 € par mois. » Le Syneas en convient : l’insertion est aujourd’hui plus difficile. « Les établissements sont confrontés à des sujétions budgétaires, appels d’offres/projets, contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens, explique Christophe Pouliquen. En conséquence, les jeunes connaissent davantage la précarité. Certes, il y a beaucoup de départs en retraite, mais les structures pourront-elles recruter poste à poste, quand certains financements disparaissent ? »
Ainsi, en début de carrière, les jeunes travailleurs sociaux se retrouvent souvent à travailler avec un public qu’ils n’ont pas choisi. « C’est un effet pervers du système d’attribution des stages, précise pour sa part le Syndicat interprofessionnel des travailleurs en formation dans le social et le médico-social (SITF), à Rennes. Trouver un stage est très difficile pour les étudiants. La région Bretagne a donc créé un protocole d’attribution de stages pour les assistants de service social et les éducateurs spécialisés : les instituts de formation démarchent directement les lieux de stage, puis les distribuent aux étudiants. Ceux-ci ne choisissent pas, alors que cela impacte souvent leur premier emploi, puisque les employeurs préfèrent des candidats avec de l’expérience. » Pour Dimitri B., éducateur spécialisé, travailler avec le public que l’on a choisi est pourtant loin d’être un caprice. « On fait comme si tous les publics étaient interchangeables. Mais selon l’un ou l’autre, ce n’est pas le même métier. » De plus, en acceptant au départ des CDD par défaut, certains professionnels se forgent malgré eux un secteur de spécialité dont ils auront du mal à s’éloigner par la suite.
Hakan Y. a suivi une formation de moniteur-éducateur de 2008 à 2010. Il travaillait déjà dans une unité à encadrement éducatif renforcé (UEER), mais il avait besoin d’un diplôme pour obtenir un CDI. En 2012, il a subi un licenciement économique et est depuis à la recherche d’un emploi : « Mon problème, c’est d’avoir huit ans d’expérience en protection de l’enfance, alors que ce n’est pas un secteur qui recrute actuellement. C’est sûr, si j’accepte de travailler dans un centre éducatif fermé ou en pleine campagne, je peux trouver du travail demain. Mais je considère que j’ai déjà donné avec un public difficile. Maintenant que j’ai des contraintes familiales, j’aurais voulu éviter le travail de nuit ou de week-end. J’avais ciblé le secteur du handicap, mais on me reproche mon manque d’expérience. Difficile de changer de secteur. Je vais devoir élargir mon champ de recherche et accepter des plans B. »
Une jeune assistante de service social a pris le même parti. En 2012, elle a obtenu son diplôme, après une reconversion professionnelle. « J’ai élargi mes secteurs possibles d’intervention, mon périmètre de recherche d’emploi, quitte à faire une heure de route matin et soir. Cela coûte en essence… Mais je n’en pouvais plus des lettres sans réponse et des entretiens sans suite. On m’a appelée pour un remplacement d’une semaine. J’ai accepté, car j’en venais à douter de mes compétences. » Elle travaille actuellement en CDD dans un centre départemental d’action sociale. Au départ, elle apprenait tous les vendredis que son contrat était prolongé d’une semaine. « Je ne pensais pas qu’une recherche d’emploi serait si difficile. Les entreprises privées n’ont plus les budgets pour maintenir des postes d’assistant social. Une de mes collègues vient d’obtenir un CDI à tiers temps ! Le conseil général est le premier employeur, mais il est loin le temps où il recrutait les étudiantes encore en formation. Aujourd’hui, il faut décrocher son diplôme, passer un concours, puis trouver un poste vacant et repasser des entretiens. C’est une sélection à rallonge. Pourtant, ce n’est pas le travail qui manque. On en fait, des heures… »
La Bretagne, région attractive, gagne 26 000 habitants chaque année. De ce fait, elle attire les professionnels et jeunes diplômés d’autres régions. Résultat : les candidats se bousculent, contraignant certains jeunes formés sur place à chercher du travail ailleurs. Si, trois ans après l’obtention de leur diplôme, 82 % des diplômés bretons exercent dans la région, ce n’est pas le cas au départ(6). « De plus en plus d’étudiants formés en Bretagne vont chercher du travail ailleurs et reviennent quand ils le peuvent. Ils ne se projettent plus dans un début de carrière dans la région », observe Jérôme Wenz. Ils décrochent généralement leur premier poste dans le Nord, la région parisienne ou le sud de la France. « Pendant la formation, on nous conseille de bien garder à l’esprit la nécessaire mobilité géographique, confirme Dimitri B. Mais les gens qui choisissent de se former à Rennes ne le font pas par hasard. En général, c’est parce qu’ils veulent rester dans la région. » Autre difficulté : l’existence d’inégalités territoriales à l’intérieur de la région. « Il est compliqué pour un jeune diplômé de s’insérer sur la côte ou en ville », souligne le SITF. Aujourd’hui, les offres d’emploi sont plus nombreuses en Centre-Bretagne, où les établissements sont dispersés dans des communes rurales. « La mobilité constitue désormais une inégalité face à l’emploi, poursuit le SITF. Ne pas avoir le permis ou une voiture devient un frein. »
Les grandes villes bretonnes peinent d’autant plus à offrir des débouchés professionnels que les étudiants formés y sont nombreux. Mélanie R. a déménagé en Normandie pour obtenir un contrat à durée déterminée de CESF, « car cette région forme nettement moins d’étudiants en travail social ». En 2011, en Bretagne, 55 diplômes de CESF ont été délivrés, contre 37 en 1998. « Depuis les lois de décentralisation, les agréments des centres de formation ne sont plus délivrés par l’Etat mais par les régions, explique encore le SITF, qui craint un effet de dérégulation. Ici, les formations se sont multipliées et la masse d’étudiants augmente sans cesse. Cela correspond-il à de réels débouchés dans l’emploi ? »
Une particularité locale : l’insertion professionnelle y semble plus compliquée pour les éducateurs spécialisés. Une situation que certains expliquent par le trop grand nombre d’étudiants formés. « Le poids des éducateurs spécialisés diminue dans l’effectif, constate Unifaf. En 2007, la Bretagne est la seule à avoir connu une baisse du nombre d’éducateurs spécialisés d’environ 250 emplois. » Un rééquilibrage, alors qu’elle était sur-équipée en éducateurs. Par comparaison, 253 éducateurs ont été diplômés en 2011 dans la région. Dans un contexte de désinstitutionnalisation de l’accompagnement et de faible dynamique d’emploi, l’avenir professionnel des éducateurs spécialisés s’assombrit, estiment les acteurs de terrain. Originaire de Rennes, Dimitri B. a obtenu son diplôme en 2011. « J’ai fait mon stage dans une maison d’enfants à caractère social, puis j’ai trouvé des CDD de remplacement quelques mois après ma sortie de formation. Après deux mois et demi en CDD, j’ai obtenu un CDI dans une structure en protection de l’enfance. Mon insertion a été beaucoup plus rapide que je l’avais imaginé. » Mais il ne fait pas de son cas une généralité. Sur la quinzaine d’étudiants avec qui il a gardé contact, seuls deux sont actuellement en CDI. « Plusieurs de mes collègues de promotion sont animateurs dans des centres de loisirs ou assistants d’éducation dans l’Education nationale. D’autres font de l’intérim. Beaucoup enchaînent les CDD à répétition ou cumulent plusieurs temps partiels. Quand les chefs de service sont arrangeants, ils les aident à aménager cette situation précaire. » Quand il a été embauché, le jeune éducateur a été préféré à une femme qui avait pourtant plus d’expérience. « Le fait d’être un homme m’a beaucoup avantagé, reconnaît-il. Dans le secteur de la protection de l’enfance, par exemple, la demande de professionnels hommes est forte. » Le SITF note, lui aussi, que le genre reste très discriminant dans la recherche d’emploi : « Les promotions restent très féminines, or les structures veulent des équipes mixtes. Les femmes éducatrices spécialisées ont moins de chances de trouver du travail. »
Un autre phénomène affecte les débouchés des éducateurs spécialisés : la tendance des employeurs à recruter, sur ce type de poste, des personnels moins qualifiés. « Les éducateurs spécialisés, qui représentent 34 % des emplois du secteur, voient leur part diminuer au bénéfice des moniteurs-éducateurs », affirme le GREF. « La logique de la réforme des diplômes a fait que de plus en plus d’éducateurs spécialisés sont coordinateurs d’équipe, ajoute Dimitri B. A leur place, on embauche des moniteurs-éducateurs, eux-mêmes parfois remplacés par des animateurs. » Mélanie R. témoigne aussi de cette politique de l’emploi qu’elle juge « au rabais » : les CESF sont remplacés par des aides médico-psychologiques ou « des animateurs payés beaucoup moins cher et qui font pratiquement le même travail ». Et de s’interroger : « Pourquoi continuer à faire de longues études, puisque ce n’est apparemment pas ce qui est valorisé sur le marché du travail » ?
En Bretagne, fin décembre 2012, on comptait 686 demandeurs d’emploi (catégories A, B et C) dans les métiers de l’action sociale. Soit une augmentation de 5 % par rapport à décembre 2011. C’est ce que montre l’analyse sectorielle publiée en mars 2013 par la direction régionale de Pôle emploi(7). Parmi ces demandeurs d’emploi, 27 % étaient au chômage depuis plus de un an. Dans les métiers de l’intervention socio-éducative, à la même date, on recensait 1 278 demandeurs d’emploi, soit 26 % de plus que l’année précédente, mais avec seulement 4 % de chômeurs de longue durée. Sur l’ensemble de l’année 2012, dans les métiers de l’action sociale, 990 personnes s’étaient inscrites à Pôle emploi et 1 038 en étaient sorties. Pour les métiers de l’intervention socio-éducative, ces chiffres étaient de 1 601 pour les entrées et de 1 722 pour les sorties.
(1) Askoria regroupe trois instituts de formation en travail social : l’IRTS de Bretagne, l’Association pour les formations aux professions éducatives et sociales (AFPE) et Arcades.
(2) Enquête « Emploi 2012 », région Bretagne.
(3) Enquête « Insertion à 3 ans des diplômés de 2008 ».
(4) Enquête « Insertion à 12 mois des diplômés CESF de 2007 ».
(5) Certaines personnes ont souhaité conservé l’anonymat.
(6) Le comité régional du travail social (CRTS) de Bretagne réalise actuellement une enquête sur l’insertion professionnelle des travailleurs sociaux, à paraître au premier trimestre 2014.
(7) « Zoom sur le secteur de la santé, de l’action sociale et des services à la personne en Bretagne. Second semestre 2012 ».