Des structures en nombre et dans tous les secteurs de l’action sociale et médico-sociale, une grande variété de centres de formation, un quasi-plein emploi, des postes stables. Voici à quoi ressemble, vue de province, la région Ile-de-France : une sorte d’eldorado pour jeunes travailleurs sociaux. L’image ne relève pas totalement de la chimère. L’enquête « Emploi » régionale d’Unifaf tout comme le suivi des cohortes de jeunes diplômés dressent en effet un tableau plutôt optimiste. Mais cette peinture favorable comporte quelques ombres : des créations de postes très variables selon les secteurs d’intervention, des professions inégalement courtisées, des difficultés à se stabiliser… En bref, une certaine inadéquation entre l’offre et la demande, parfois préjudiciable à l’accès à l’emploi.
« Dix années de croissance ininterrompue de l’emploi : c’est ce qu’a connu le secteur santé-action sociale en Ile-de-France, comme dans tout le pays, durant la décennie 2000, et notamment sa composante associative », écrit Unifaf dans son enquête « Emploi » 2012(1). Les métiers éducatifs et sociaux représentent ainsi un petit tiers des emplois de la branche en Ile-de-France. Leurs principaux terrains d’intervention ? Le secteur du handicap (50 % des effectifs) et la protection de l’enfance (65 %), où dominent clairement les éducateurs spécialisés. Mais les conseillers en économie sociale et familiale (CESF) comme les assistants de service social semblent également tirer leur épingle du jeu : entre les deux enquêtes de 2007 et de 2012, les effectifs des deux professions progressent de 60 % chez les adhérents de l’organisme, et ce, malgré un ralentissement de la croissance (+ 0,1 % seulement en 2012).
Sur le terrain, la situation se traduit par une conjoncture relativement favorable pour les jeunes travailleurs sociaux. Des chiffres, encore. Ceux-là émanent du Pôle ressources du groupement de coopération de recherches en action sociale et médico-sociale d’Ile-de-France (Prefas-GRIF). Depuis 2009, le centre étudie l’insertion professionnelle des étudiants issus des filières franciliennes d’éducateurs spécialisés, d’assistants de service social et d’éducateurs de jeunes enfants (EJE), ainsi que leur mobilité professionnelle et géographique(2). Les premiers résultats laissent apparaître une insertion professionnelle rapide : sur les 190 répondants de la cohorte des diplômés de 2010, la moitié avait trouvé un emploi dans les six mois suivant le diplôme, et un quart supplémentaire avant un an. Une durée de recherche de poste qui, précise Danièle Lefebvre, chargée de mission du GRIF, apparaît « inférieure aux données nationales d’autres secteurs d’activité »… Grâce, peut-être, au mode d’organisation même des formations. « Sur deux générations de jeunes diplômés (2010 et 2011), précise la chercheuse, les stages représentent un moyen d’accès à l’emploi pour 22 % des répondants, et le réseau professionnel pour 18 % », la réponse à une annonce correspondant seulement à un tiers des embauches. Et pas besoin de déménager à l’autre bout du pays pour décrocher un poste : quinze mois après la sortie d’école, huit jeunes diplômés sur dix résidaient encore dans la région.
Parmi ces lauréats à l’insertion éclair, Linda Casteleiro. En juillet 2008, à peine âgée de 21 ans, la jeune femme obtenait son diplôme d’Etat d’assistante de service social (DEASS). Dans la foulée, elle intégrait le service social départemental des Hauts-de-Seine, à l’antenne d’Asnières-sur-Seine. « En fait, j’avais été recrutée avant même ma sortie d’école, raconte Linda Casteleiro. A l’époque, la plupart des conseils généraux franciliens proposaient un système de contrats d’engagement aux étudiants en travail social : en échange du versement d’une bourse pour ma troisième année, je m’étais engagée à servir le département des Hauts-de-Seine pendant dix-huit mois. » Précarité étudiante oblige, le dispositif – tous conseils généraux confondus – concernait environ un quart de sa promotion, dès la deuxième année, estime a posteriori la jeune assistante sociale. « Bien sûr, personne ne rêvait d’entrer en polyvalence de secteur – il s’agit rarement d’une vocation. Mais ce sont des postes formateurs, surtout quand on débute, et la perspective d’avoir un emploi garanti était vraiment rassurante. »
En intégrant un tel dispositif institutionnel, Linda Casteleiro s’était donné toutes les chances d’entrer sans encombre sur le marché du travail. Mais aux dires de Mélissa Briens, CESF, la région offre également de réelles ouvertures aux jeunes venus de province. En 2010, cette Bretonne, inscrite en voie directe à Nantes, échoue au diplôme d’Etat de conseillère en économie sociale et familiale (DECESF). Son brevet de technicien supérieur (BTS) en poche, elle suit son compagnon à la capitale. Son projet : repasser le diplôme d’Etat en candidat libre, par le biais du Centre national d’enseignement à distance (CNED). Alors que sa recherche de stage patine, la jeune femme se voit proposer un contrat à durée indéterminée (CDI) de CESF dans l’un des centres d’examen de santé de l’association Investigations préventives et cliniques (IPC), à Argenteuil (Val-d’Oise). « C’était encore mieux qu’un stage ! Je me suis engagée à repasser mon diplôme, et j’ai fini par l’obtenir en octobre 2013 », raconte Mélissa Briens. Lucide sur les perspectives d’embauche dans sa région d’origine, elle mesure sa chance. « En Bretagne, jamais je n’aurais décroché de poste avec mon seul BTS, estime-t-elle. Et parmi mes amies restées là-bas, même celles qui ont eu leur diplôme d’Etat continuent d’alterner chômage et petits remplacements. »
Ce décalage entre Paris et la province, Fanny D’Heedene peut en témoigner à son tour. A ceci près qu’elle l’a vécu dans l’autre sens… En juin 2011, cette trentenaire originaire du Nord, installée à Paris pour ses études, aborde la carrière d’éducatrice de jeunes enfants avec confiance. « Une fois diplômé, avec l’expérience des stages, on se pense très armé pour affronter les recruteurs et se vendre », raconte-t-elle. De fait, les offres d’emploi pleuvent : trois de ses terrains de stage la contactent pour lui proposer un poste. Sauf que la jeune femme a acquis entre-temps avec son compagnon un pavillon en Vendée. Elle décline les offres puis, sans contacts ni réseau dans sa nouvelle région, passe deux ans entre candidatures spontanées, entretiens stériles et profonde remise en question. « En désespoir de cause, j’ai fini par me faire embaucher par l’inspection académique comme auxiliaire de vie scolaire, vingt heures par semaine, raconte Fanny D’Heedene. J’ai même songé à l’agrément d’assistante maternelle, de façon à pouvoir continuer de travailler avec des enfants. » Depuis janvier 2013, la jeune femme a retrouvé une activité à temps plein. Avec le recul, considérant sa qualité de vie, elle ne regrette pas son choix. « Mais à Paris, pour ce que j’en sais, tous mes camarades de promotion étaient en poste dans les deux ou trois mois qui ont suivi le diplôme », reconnaît-elle.
Tous ? Peut-être pas. En atteste ce courriel « coup de gueule » adressé au début novembre à la rédaction des ASH par une jeune assistante de service social désemparée : « Je suis fatiguée de voir que la demande est supérieure à l’offre, écrivait-elle. Peu d’offres de recrutement, de plus en plus de contrats à durée déterminée, voire des temps partiels. Je postule même pour des mi-temps, et même là il y a pléthore de candidatures. Bref, trois ans de formation et déjà quatre mois de chômage ! » Rien d’étonnant pour Marjorie Micor, directrice pédagogique à l’Ecole pratique de service social (EPSS) de Cergy-Pontoise (Val-d’Oise) : « Depuis quelques années, le temps de latence entre l’obtention du diplôme et le premier emploi a tendance à devenir plus long. » Chaque année, l’école scrute avec attention le devenir de ses anciens étudiants. Et le taux élevé d’accès à l’emploi des nouveaux professionnels ne doit pas masquer leur difficulté à se stabiliser : parmi les jeunes assistants de service social diplômés en 2012 et en situation d’emploi, le dernier rapport d’activité de l’EPSS dénombrait deux tiers de contrats à durée déterminée (CDD). Un chiffre à rapprocher du pourcentage figurant dans la dernière synthèse du Prefas-GRIF, sur la cohorte de 2010 : en quinze mois, 37 % des sondés avaient connu au moins deux employeurs. Parmi les causes identifiées par les jeunes professionnels, l’afflux de candidats aux concours de la fonction publique. « J’ai passé quatre fois le concours pour être titularisée, raconte Linda Casteleiro, désormais assistante sociale volante au conseil général du Val-d’Oise. A chaque fois, il y avait des centaines d’inscrits. » Si la jeune femme a fini par obtenir son concours dans l’Oise – 150 candidats pour 8 postes –, ce fut au prix de « quatre ans de contrats précaires ».
Les créations de postes sont pourtant bien réelles dans la région. Après une poussée dans le domaine de l’enfance et de la petite enfance jusqu’au début des années 2000, c’est désormais le secteur du handicap qui connaît une certaine embellie. Un exemple avec l’association Actions et ressources pour l’insertion sociale par le soin et l’éducation (Arisse), implantée à Jouy-en-Josas (Yvelines), qui gère 34 établissements médico-sociaux sur quatre départements du sud parisien. Il y a deux ans, elle ouvrait trois structures coup sur coup : un centre d’action médico-sociale précoce (CAMSP), un service d’éducation spéciale et de soins à domicile (Sessad) et un institut médico-éducatif (IME). Avec, à la clé, 80 créations d’emplois. « Les candidats ne se sont pas bousculés tant que ça », constate néanmoins Michel Dumont, le directeur général, délégué régional du Groupement national des directeurs généraux d’associations du secteur éducatif, social et médico-social (GNDA). Certes, les difficultés de recrutement de l’association se concentrent plutôt sur le personnel médical – psychiatres, infirmiers –, mais pas seulement : « Aujourd’hui, nous avons même trois postes d’assistants de service social en cumul emploi-retraite, signale Michel Dumont. Cela suppose des recherches infructueuses depuis au moins trois mois. »
Une faible attractivité des postes est peut-être en cause : des temps partiels, difficilement conciliables avec des loyers, des coûts de transport et des prix à la consommation plus élevés que dans d’autres régions. Plus au nord, Xavier Bombard, directeur général de l’Association départementale de la sauvegarde de l’enfant et de l’adolescent (ADSEA) de Seine-Saint-Denis, et également coprésident du GNDA, observe une désaffection pour les secteurs d’emploi réputés les plus difficiles. « L’internat effraie par ses contraintes et la prévention spécialisée est mal connue des jeunes professionnels », résume-t-il. Des facteurs auxquels s’ajoute la mauvaise image de nombreuses zones urbaines sensibles : « Tout cela conjugué, il faut vraiment que le projet, le poste, la mission constituent des terrains d’expérimentation assez puissants pour que les professionnels acceptent de surmonter ces contraintes. »
Des jeunes travailleurs sociaux plus exigeants, des conditions d’emploi insuffisamment attractives… Tout se passe comme si l’offre et la demande peinaient à se rencontrer. Et impossible de ne pas citer, en arrière-plan, une certaine prudence des employeurs à l’égard des profils inexpérimentés. « Sur nos établissements d’Ile-de-France, nous recrutons assez peu de jeunes professionnels, admet une directrice des ressources humaines. Dans les services d’assistance éducative à domicile ou en milieu ouvert, nous avons vraiment besoin d’éducateurs aguerris à la relation avec les familles. » Elle n’est d’ailleurs pas la seule pour qui les sortants d’école apparaissent un peu trop comme « des super monteurs de projets », au détriment de la dimension éducative. De fait, note Marjorie Micor, en Ile-de-France comme dans d’autres régions, un glissement semble s’opérer depuis quelques années dans les équipes : « Les éducateurs spécialisés sont très rapidement placés à des postes de coordination, tandis que l’accompagnement quotidien est davantage dévolu aux moniteurs-éducateurs. » Lesquels paient au prix fort cette évolution, rapporte Ophélie Delmont, elle-même monitrice-éducatrice dans un foyer de vie à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) : « Aux éducateurs spécialisés les écrits, aux aides médico-psychologiques l’accompagnement – ça coûte moins cher –, finalement il nous reste assez peu de perspectives. » Embauchée en CDI à l’issue d’un contrat d’apprentissage à la faveur du départ d’un collègue, la jeune femme ambitionne d’ailleurs, à terme, de passer le diplôme d’Etat d’éducateur spécialisé (DEES).
Quelles perspectives pour les années à venir ? Aux dires des employeurs, miser sur des créations d’emplois semble hasardeux, tant les ouvertures d’établissements dépendent des plans gouvernementaux et, désormais, des appels à projets, dans un contexte d’enveloppes fermées. Quant au papy-boom, il pourrait ne pas avoir en Ile-de-France l’effet escompté : en vertu d’un turn-over des effectifs plus important que dans d’autres régions, les pyramides des âges professionnelles y semblent davantage équilibrées. Enfin, la branche s’attache désormais à fidéliser ses professionnels, via une meilleure prévention des risques psychosociaux et une gestion prévisionnelle des compétences plus poussée. Une bonne nouvelle pour le secteur… peut-être moins pour ses jeunes recrues.
(1) Déclinaison francilienne de l’enquête « Emploi 2012 » d’Unifaf, juin 2013 – Voir ASH n° 2798 du 22-02-13, p. 24.
(2) Programme « Que vont-ils devenir », Prefas-GRIF, premiers résultats présentés au cours du séminaire du 11 avril 2013.