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Démineurs de conflits

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Créée en 1986, l’association Point Rencontre de Bordeaux permet à des parents séparés de rencontrer tous les samedis leurs enfants, dans le cadre de droits de visite définis par un juge aux affaires familiales ou par un juge des enfants.

Samedi matin, 9 h 30. Dans le parc de la Chêneraie, au Bouscat, commune résidentielle de la banlieue bordelaise, des hommes seuls attendent sous les arbres. Au milieu du parc, un centre de loisirs qu’une équipe s’affaire à transformer en Point Rencontre pour la journée. Bien que l’heure d’ouverture soit fixée à 10 heures, plusieurs personnes s’approchent déjà. L’impatience est palpable. Ici, des pères ou des mères n’ayant pas la garde de leur enfant viennent exercer leur droit de visite, défini par une ordonnance du juge aux affaires familiales ou, plus rarement, du juge des enfants. Certains viennent de loin, de Toulouse, de Marseille, de Paris ou même de Belgique, pour quelques heures.

Le Point Rencontre de Bordeaux est le premier à avoir été créé en France (1), en 1986, à la suite des travaux d’un groupe de recherche initié par l’Association française des centres de consultation conjugale (AFCCC) et qui a rassemblé au tribunal pour enfants de Bordeaux magistrats, avocats, médecins, psychologues, travailleurs sociaux et enseignants. « Nous avions l’expérience de ce que pouvait provoquer la séparation, et des conséquences d’un arrêt de relation prolongée entre un parent et son enfant, raconte Serge Bédère, psychologue en hôpital psychiatrique et cofondateur du Point Rencontre. D’où l’idée d’inventer un lieu qui n’existait pas. » Un endroit neutre pour permettre à des parents d’exercer un droit de visite interrompu, difficile ou trop conflictuel. « La Maison verte des parents en situation de divorce », résume Maud Bonvel, conseillère parentalité à la caisse d’allocations familiales de Gironde, financeur de la structure (2). L’objectif étant d’aider l’enfant à se situer dans son histoire et sa filiation. « On a appris avec le temps qu’il vaut toujours mieux des contacts difficiles entre un parent et son enfant que pas de contact du tout », affirme le psychologue.

2 500 RENCONTRES CHAQUE ANNÉE

En vingt-sept ans, l’accueil s’est élargi d’un samedi après-midi sur deux à un samedi sur deux, puis à tous les samedis, Noël, Nouvel An et mois d’août compris. Le Point Rencontre a aussi déménagé à plusieurs reprises, avant d’investir l’été dernier ce centre de loisirs inoccupé le week-end, plus adapté, plus chaleureux et plus respectueux des usagers que les précédents lieux. A 10 heures, c’est la ruée : devant la table des inscriptions, où sera noté le nom de chaque enfant, la file s’allonge. Chaque samedi, 60 à 80 familles sont accueillies par quatre ou cinq intervenants, et 15 à 25 familles peuvent être présentes en même temps. Au total, chaque année, 2 500 rencontres accompagnées ont lieu ici sur demande des juges. Des parents viennent récupérer leurs enfants pour la journée ou les vacances, tandis que ceux à qui le juge n’a pas accordé de droit de sortie s’installent progressivement dans les différents espaces : la cour avec les panneaux de basket et la table de ping-pong, les espaces ludiques pour les tout-petits, les salles avec des tables adaptées aux différents âges. On y trouve des micro-ondes pour chauffer les repas, des jeux de société et un baby-foot. Chacun essaie de recréer dans ce lieu public un peu de l’intimité d’une vie de famille brisée – comme ces grands-parents qui apportent un gâteau pour fêter les 5 ans de leur petit-fils.

Le fil rouge de l’accueil est l’ordonnance du juge, soigneusement rangée dans les dossiers que les intervenants transportent chaque samedi dans deux grosses valises. « On a fait un travail avec les magistrats pour que chaque ordonnance soit la plus précise possible (horaires, autorisation de sortie), souligne Serge Bédère. Mais les parents peuvent aussi se mettre d’accord entre eux, l’ordonnance précisant : “sauf meilleur accord entre les parties”. » D’expérience, l’équipe préconise de ne pas dépasser deux heures sur place sans autorisation de sortie. Certaines familles y passent pourtant toute la journée… Le but est de faire en sorte que, progressivement, les droits de visite puissent s’exercer à l’extérieur du Point Rencontre. Dès qu’une détente entre les parents se fait jour, des aménagements peuvent se mettre en place. Les ordonnances des juges prévoient d’ailleurs cette progressivité dans certaines situations. C’est le cas pour ce bébé de 10 mois, qui voit son père trois heures un samedi sur deux pendant une période de six mois, avant un élargissement de 10 heures à 17 heures pour les six mois suivants. « Nous prévoyons un droit de visite progressif en cas de reprise de contact, de problèmes sociaux ou d’addiction », explique Sandra Higelin, juge aux affaires familiales à la chambre de la famille à Bordeaux.

FAIRE BAISSER LE NIVEAU D’ANGOISSE

Martine Noël-Delpech, psychologue en centre maternel, intervenante au Point Rencontre depuis quinze ans, discute avec un père venu des Deux-Sèvres, qui va revoir ses enfants pour la première fois depuis plusieurs mois. « J’ai besoin de votre aide car il est impossible de parler à madame », supplie-t-il. Compte tenu de l’éloignement, l’homme n’a pas pu être reçu en entretien individuel par un membre de l’équipe durant l’une des cinq permanences hebdomadaires, de deux heures chacune. « On demande que chaque parent, hébergeant et visiteur, fasse un entretien préalable, indique Serge Bédère, mais s’il ne vient pas, on commence quand même. Nous pouvons mener ensuite des entretiens d’élaboration et d’approfondissement en cours de mesure. » Le souci permanent de l’équipe est de mettre de l’huile dans les rouages, de faire baisser le niveau d’angoisse. Ici, une adolescente en pleurs parce qu’elle ne veut pas voir son père est reçue par un intervenant. Là, une mère avec son enfant en sollicite un autre pour une médiation improvisée avec son « cher mari ». Plus tard, une femme avec un bébé demande à se mettre dans une salle pour « ne pas le croiser ». Le parent hébergeant est censé déposer l’enfant et ne pas rester sur les lieux, mais c’est souvent difficile avec un tout-petit.

L’ambiance paraît calme, mais le conflit est toujours sous-jacent. Les relations tendues, voire la haine entre ex-conjoints, peuvent se faire sentir dans la violence des mots. Alors qu’une dame exige d’une voix très forte une attestation indiquant que le père de ses enfants les a agressés et qu’elle vient les récupérer, Gérard Audoyer, psychologue au centre maternel du conseil général de Gironde et intervenant depuis les débuts, refuse calmement. « Il y a eu un clash entre les filles et leur père, mais on n’était pas là quand cela s’est produit », observe-t-il. Il fait patienter la mère énervée en allant consulter le dossier d’une autre famille. Il en profite pour échanger quelques mots avec Serge Bédère, qui propose de faire une attestation disant que la visite a été interrompue à la suite d’un incident. Normalement, les seuls papiers délivrés ici sont des attestations de non-exercice de la visite, au bout d’une demi-heure d’absence de l’enfant ou du parent. En dehors des documents, la discrétion est de mise sur ce qui se passe et se dit lors de ces visites. Les intervenants ne racontent jamais à l’autre parent comment s’est passée la rencontre, laissant à l’enfant le soin de dire ce qu’il veut. Ils ne font pas non plus de comptes rendus au juge, sauf en cas de danger.

TOUS INTERVENANTS ET INTERCHANGEABLES

Chacun des professionnels intervient indifféremment auprès des différentes familles, sans qu’il y ait de référent attitré. « Nous écrivons des comptes rendus pour les collègues car les intervenants ne sont jamais les mêmes », décrit Vincent Tuja, moniteur-éducateur dans un foyer maternel mère-enfant et intervenant au Point Rencontre depuis 1996. Le planning des présences s’élabore lors de la réunion d’équipe du premier lundi du mois, en fonction des souhaits et possibilités de chacun, en prenant soin de ne pas mettre toujours les mêmes intervenants avec les mêmes parents. La réunion est aussi l’occasion de faire le point sur les évolutions des familles et d’évoquer les situations les plus compliquées. Sur les 12 intervenants que compte l’équipe, hommes et femmes à parité, sept sont psychologues, deux éducateurs, deux assistants sociaux et une conseillère conjugale. Malgré leur métier et la fonction qu’ils exercent pendant la semaine, le samedi tous sont intervenants et interchangeables. « Nous sommes sans profession et sans âge, s’amuse Martine Noël-Delpech. Souvent, les gens arrivent en disant : “Je veux voir le directeur.” Mais il n’y en a pas ! » Quelle que soit leur ancienneté, tous reçoivent la même modeste rémunération. « Ce qui m’a attiré ici, c’est qu’il n’y a pas de hiérarchie, témoigne Farid Mrini, le dernier arrivé. Nous sommes tous intervenants, chacun avec son style, et on se passe le relais dans les situations difficiles. »

Sur le Point Rencontre, aucune parole n’a plus de poids qu’une autre. Comme l’explique Monique Laffargue, psychologue en institut médico-éducatif, en service de tutelle et en action éducative en milieu ouvert, intervenante depuis 1997 : « Il n’y a pas un grand Autre qui sait, mais plein de petits autres. Cela aide à désamorcer les situations explosives. » Chacun partage avec ses coéquipiers ce qu’il a compris d’une situation, ce qui marche et ce qu’il vaut mieux éviter. « Comme dans un match de rugby, on se passe la balle », synthétise de façon imagée Christophe Jabet, assistant de service social, référent prévention pour le conseil général de Gironde, intervenant depuis 1993. Le travail de l’équipe pour alléger ces situations par nature tendues est discret, voire invisible. « Nous faisons des courants d’air qui permettent l’apaisement, lance Serge Bédère. Avec toute une gamme d’interventions, nous nous répartissons de façon souple, flottante, aléatoire, mais quand même concertée. On n’a pas l’air d’être des professionnels sérieux, mais on travaille sur les racines inconscientes des problèmes sans en avoir l’air. Et en bousculant dans l’enfance, on évite des décompensations à l’adolescence. »

Chaque intervenant agit avec ce qu’il est. Jeune éducateur en institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (ITEP), Farid Mrini aime utiliser le sport. Dans la cour, il fait une partie de ping-pong avec un garçon, avant d’enchaîner sur une partie de foot avec un père. « Ce monsieur n’aime pas être en entretien, signale-t-il. C’est plus facile de discuter en jouant. » Le psychologue expérimenté qu’est Serge Bédère aime aussi lancer des jeux dont il invente les règles avec les parents et les enfants. « Cela permet de faire retomber une situation de tension ou de faire avancer une relation père-enfant », commente l’éducateur. Le psychologue couve du regard un père et une mère, leur jeune enfant sur ses épaules, qui jouent avec lui autour du panneau de basket. « D’habitude, on demande au parent hébergeant de partir pour laisser la place à l’autre, reconnaît-il. Mais là, c’est différent. Ils rient ensemble, alors que lorsque la mère est seule avec l’enfant, elle est trop sur lui et il la rejette. On ne va pas, sous prétexte qu’il faut respecter le règlement, faire des choses contre-productives ! »

Le fonctionnement associatif laisse une grande marge de manœuvre et la place à l’invention. « C’est une équipe créative, qui propose d’autres possibles aux familles, commente Maud Bonvel. Ils sont dans une dynamique de recherche-action, très engagés dans ce qu’ils font. » L’équipe n’hésite d’ailleurs pas à mettre en cause ses propres pratiques. « Sans doute que dans nos débuts, il y a presque vingt-cinq ans, nous avions moins de souplesse dans notre façon de nous positionner et d’intervenir », écrivent-ils dans un livre collectif (3). La prise en compte du parent hébergeant a également évolué. « Pendant des années, nous avons mis en place un accueil pour le parent visitant sans prendre en compte le parent hébergeant, se souvient Serge Bédère. Or, depuis que nous faisons aussi des entretiens avec les parents hébergeants, la violence a beaucoup baissé. »

UN TRAVAIL RÉGÉNÉRANT POUR LES PROFESSIONNELS

Le travail au Point Rencontre a également un effet sur les pratiques des professionnels à l’extérieur. « Mon travail ici m’a fait évoluer dans le rapport aux familles à l’ITEP, analyse Farid Mrini. Maintenant je suis plus discret vis-à-vis des parents sur ce qui se passe. Je laisse l’enfant en dire ce qu’il veut. » Christophe Jabet confirme : « Je suis plus vigilant à réintroduire le discours du père dans les aides éducatives et je m’insurge quand des demandes sont faites sans que les deux parents aient été entendus. J’essaie aussi de transposer le travail en réseau qu’on a ici dans mon activité au conseil général. » Cet esprit de recherche, associé à l’absence de hiérarchie, soutenu par un système de cooptation des nouveaux intervenants, favorise une très forte motivation. Voici quelques mois, un psychosociologue a observé une absence d’usure professionnelle au sein de cette équipe, dont certains membres travaillent pourtant ensemble depuis plus de vingt ans. « Chacun des intervenants dit que ce travail l’a régénéré et aidé à tenir les conflits dans les autres positions de travail », rapporte Serge Bédère. Le temps de régulation, qui se tient, le cas échéant, le cinquième samedi du mois, se déroule d’ailleurs sans superviseur. « La fonction de superviseur n’est pas attribuée à quelqu’un en particulier, mais se répartit entre nous », remarque Brigitte Peyronnet, psychologue clinicienne en établissement et service d’aide par le travail (ESAT) et à l’Apafed, foyer d’accueil d’urgence pour femmes victimes de violences conjugales, intervenante du Point Rencontre depuis plus de quinze ans. « Dans les autres structures, on revendique de mettre l’usager au cœur du dispositif, mais ce n’est pas forcément la réalité, regrette-t-elle. Alors qu’ici, on le fait vraiment ! »

Des problèmes de financement ont mis ces dernières années le Point Rencontre de Bordeaux en difficulté, comme d’autres. La nouvelle réglementation prévoyant à partir de janvier 2015 un financement en prestation de service va-t-elle améliorer les choses ? « Nous attendons beaucoup de la nouvelle législation, affirme Isabelle Desmoulins, avocate et présidente de l’association du Point Rencontre. Cela nous évitera d’aller quémander tous les ans de quoi fonctionner. » Pourtant, cette réforme inquiète. « Attention que le tournant agrément-financement ne standardise une pratique très inventive ! », mettait en garde Serge Bédère lors de la rencontre régionale des espaces de rencontre, à Auch, le 4 octobre dernier (lire encadré). Car le Point Rencontre de Bordeaux réussit à rendre service aux familles tout en favorisant l’épanouissement de ses salariés. Un outil à préserver !

CONTEXTE
Une rencontre régionale à Auch

La Fédération française des espaces de rencontre (FFER), qui regroupe la majorité des espaces de rencontre enfants-parents, organise plusieurs fois par an des journées de travail thématiques qui donnent lieu à des publications. Des moments de formation et d’échanges nécessaires entre lieux très hétérogènes. « Chaque lieu est issu de son histoire, explique Emmanuelle Moraël, chargée de mission à la FFER. Selon que l’origine est une association de médiation, de protection de l’enfance ou de l’AFCCC, il existe des différences dans le travail. Les objectifs sont les mêmes, mais les pratiques diverses. » Le 4 octobre, à Auch (Gers), les espaces de rencontre d’Auch, de Cahors, de Dax, d’Agen, de Saint-Gaudens, de Bordeaux, de Toulouse et de Montauban se sont retrouvés pour parler des entretiens. Ils ont aussi évoqué les difficultés financières que rencontrent certains lieux à la suite des baisses de subventions. A Bordeaux, le Point Rencontre a appris, à la fin 2012, que 47 000 € de subventions déjà dépensés ne seraient finalement pas versés par l’Etat (DRJSCS). A Toulouse, le Point Rencontre d’Empalot a dû réduire ses accueils d’un samedi sur deux à un par mois. A Dax, les jours d’ouverture sont passés de quatre à trois samedis par mois. Une situation qui pourrait s’améliorer, avec la mise en place en 2015 d’un financement par prestation de service, avec des lignes budgétaires dédiées.

Notes

(1) Selon un rapport de l’inspection générale des affaires sociales de février 2013 portant sur la politique de soutien à la parentalité, il existe en France environ 180 espaces de rencontre enfants-parents. Sur leur cadre législatif et réglementaire, voir ASH n° 2834 du 22-11-13, p. 47.

(2) Aux côtés du conseil général de la Gironde, du ministère de la Justice et de l’Etat (DRJSCS).

(3) Rencontrer l’autre parent. Les droits de visite en souffrance – Ed. érès, 2011.

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