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« Les zonards appartiennent à une culture particulière »

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On les croise parfois au coin des rues ou dans les gares des grandes villes. On ne sait pas vraiment comment les nommer : « jeunes errants », « punks à chiens »… Ancienne éducatrice, aujourd’hui docteure en sciences de l’éducation, Tristana Pimor a enquêté pendant quatre ans sur un groupe de zonards bordelais. Elle brosse les trajectoires diverses de ces jeunes.
Vous avez enquêté pendant plus de quatre ans auprès d’un groupe de zonards bordelais. Comment avez-vous procédé ?

Ma première rencontre avec l’un des membres de ce groupe, la « Family », a eu lieu en 2006. L’année suivante, il m’a proposé de m’introduire auprès des autres membres du squat, des garçons et des filles âgés de 16 à 31 ans, pour mener mon travail d’observation. La première fois, je n’étais pas rassurée car j’imaginais un lieu très sale avec des personnes plus ou moins agressives, intoxiquées, de gros chiens partout… Ce n’était pas du tout le cas. Lorsque je suis arrivée, on m’a offert un café et chacun s’est présenté. J’ai expliqué ce que je venais faire. Au début, il n’y a pas eu de soucis et puis, d’un coup, le leader du groupe s’est imaginé que je faisais peut-être partie de la police. J’ai alors dû montrer patte blanche et gagner progressivement leur confiance. Toutefois, ce n’était pas un terrain d’enquête très difficile car ces jeunes avaient le désir de se faire connaître et de lutter contre les stéréotypes dont ils souffrent.

Vous racontez que vous avez dû vous défaire de postures professionnelles propres au travail social. Lesquelles ?

Il m’a fallu travailler la question de la mise à distance. En tant qu’éducateur spécialisé, on a toujours la crainte que les usagers nous dévorent. Dans l’univers de la toxicomanie surtout, on protège fortement sa vie privée car on perçoit le toxicomane comme un manipulateur dont il faut se méfier. Les travailleurs sociaux donnent donc habituellement très peu d’informations sur eux-mêmes. Mais dans le squat, il a bien fallu me livrer afin d’établir une relation de réciprocité. Cela m’apparaissait comme une prise de risque mais, en réalité, il n’y a eu aucun problème. Les zonards avaient mon numéro de téléphone. Ils savaient où j’habitais. Or les seules fois où ils m’ont appelée, c’était pour me prévenir d’un décès. Et lorsque j’ai voulu en inviter certains chez moi, il m’a fallu insister. Il est vrai que la position du chercheur n’est pas celle du travailleur social. Ces jeunes n’attendaient rien de particulier de moi.

Vous dites qu’ils sont souvent stigmatisés, y compris par l’univers du travail social. N’est-ce pas un peu fort ?

La représentation collective que nous avons d’eux est souvent celle d’individus mentalement déstructurés, nés dans des familles chaotiques et pathogènes. Les travailleurs sociaux sont porteurs de valeurs d’humanité fortes, mais ces stéréotypes sont cependant inscrits dans leur inconscient. Il est vrai que les zonards sont difficiles à appréhender. Ils appartiennent à une culture particulière. Ils ne sont réellement ni des toxicomanes, ni des délinquants, ni des jeunes en danger. On ne sait pas trop comment les prendre en charge. Il existe d’ailleurs très peu d’infrastructures qui leur soient destinées, à l’exception de quelques équipes spécialisées qui tentent d’innover en s’appuyant sur leurs désirs et leurs besoins.

Plutôt que de parler de « jeunes errants », de « marginaux » ou encore de « punks à chiens », vous privilégiez l’appellation « zonards ». Pourquoi ?

C’était devenu très compliqué pour moi entre ces différentes dénominations. Je ne savais plus comment faire comprendre de qui je parlais. Le terme « punk à chiens » est assez éclairant, mais je me refuse à l’utiliser en raison de son caractère assez stigmatisant. D’autant que ces jeunes le vivent très mal. Au bout du compte, je leur ai donc demandé quelle appellation leur semblait la plus judicieuse. Ils m’ont proposé « zonards », « traceurs » et « routards ». Le premier s’est imposé comme étant le plus générique. Ils disent d’eux-mêmes qu’ils appartiennent à la zone. Celle-ci représente une sorte de réseau tissé entre des gens qui ont des intérêts culturels et des pratiques de vie en commun.

Vous mettez en lumière quatre trajectoires possibles de zonards. Quelles sont-elles ?

Il y a d’abord ceux que j’ai appelés les « satellites ». Ce sont des individus qui se situent à la frontière de la zone. Ils ne vivent pas dans le squat, mais participent aux activités festives du groupe ainsi qu’à certaines pratiques de consommation de stupéfiants. Leur apparence est assez proche des zonards plus engagés, même si elle n’est pas aussi poussée vers le côté alternatif. Ils n’ont en général pas vécu de graves difficultés sociales ou familiales, mais ont souvent connu un accident de vie qui fait qu’ils ont du mal à se situer dans leur famille ou leur scolarité. Ils ont besoin de se raccrocher à quelque chose d’affectif, une sorte de sas de décompression vers une vie plus conforme. On trouve ensuite les zonards « intermittents », qui alternent entre la famille et le squat. Ils ne savent pas très bien comment se positionner. Souvent, l’un de leur parent est plutôt conforme et l’autre déviant. Ils viennent pour la plupart de familles populaires proches des classes moyennes et sont dotés d’un certain capital culturel, avec des parents parfois engagés politiquement. Les zonards intermittents peuvent aussi être issus de familles en voie de déclassement social. La troisième catégorie est celle des zonards « engagés ». Ce sont les leaders du squat. Ils sont issus de milieux populaires, voire précaires, et ont connu de réels problèmes familiaux et scolaires. Ils rejettent la conformité sociale car ils sont convaincus que, de toute façon, ils n’auront jamais droit qu’aux miettes du gâteau social, notamment en termes de travail et de logement. Ils essaient donc de trouver un système alternatif pour ne pas se sentir dominés. Le dernier groupe est celui des « travellers », qui disposent d’un capital culturel et familial un peu plus important. Leur scolarité n’a pas toujours été mauvaise, mais c’est au moment de s’insérer dans le monde du travail qu’ils s’aperçoivent que cela ne colle pas avec leur projet de vie. Ils voient dans la rencontre avec les jeunes de la zone une alternative possible. En général, ils achètent assez vite un camion pour se lancer dans une vie de travailleurs saisonniers.

Beaucoup de ces zonards ont connu des ruptures familiales ou scolaires…

On sait qu’en sociologie, le choix est toujours en partie déterminé, mais ce n’est pas parce qu’on a vécu ces ruptures que l’on devient nécessairement un zonard. Le positionnement éthique de l’individu qui est séduit, ou non, par cette façon particulière de percevoir le monde, est lui aussi déterminant. J’ai néanmoins repéré un trait commun à beaucoup de ces jeunes, c’est la présence de la lecture dans leurs familles, même les plus précarisées. Ces familles, parfois en grande difficulté, ont manifesté un certain désir d’émancipation culturelle. Il y a chez les zonards une forme d’appétence culturelle et un engagement, plus ou moins fort, dans des valeurs telles que l’anticonsumérisme. Cette recherche a cependant été menée sur un groupe restreint. Il faudrait l’étendre à d’autres groupes pour confirmer cette tendance.

La vie de zonard est loin d’être facile. Peut-on en sortir, et de quelle façon ?

Les jeunes que j’ai rencontrés n’ont sans doute pas passé assez de temps dans cet univers pour avoir envie d’en sortir. Mais j’ai eu connaissance de quelques cas de zonards qui ont tenté d’intégrer une vie plus conforme à la société. Or leurs tentatives se sont souvent soldées par un grand désarroi affectif. Quand ils se retrouvent seuls dans un appartement après avoir vécu en collectivité pendant longtemps, ils souffrent d’une sorte de perte d’identité douloureuse. La conséquence est que leur consommation d’alcool et de médicaments tend à s’accroître. Ceux qui s’en sortent finalement le mieux sont, semble-t-il, ceux qui vivent en camion. Leur consommation de psychotropes tend à s’atténuer et leur rapport à la société s’adoucit progressivement, même s’ils continuent d’œuvrer au développement d’un choix de vie alternatif.

En tant qu’ancienne travailleuse sociale, quels enseignements pourriez-vous tirer de cette recherche ?

Il existe déjà des initiatives intéressantes. Je pense au travail d’éducateurs de rue qui organisent des activités autour des arts de la rue. Il y a dans leur démarche quelque chose de l’empowerment, et c’est sans doute dans cette direction qu’il faut travailler avec les zonards, plutôt que de vouloir à tout prix mettre en place un accompagnement orienté vers la réinsertion (1). Mais il faut aussi s’inquiéter de l’acceptation sociale de ces jeunes par les habitants, car il faut bien reconnaître que devoir supporter des groupes de jeunes alcoolisés et bruyants avec des chiens n’est pas toujours facile.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Tristana Pimor est maître de conférences en sciences de l’éducation au département SESS de l’université Paris-Est Créteil. Ancienne éducatrice spécialisée, elle a travaillé dans des services d’addictologie. Elle est lauréate du prix Le Monde de la recherche universitaire 2013 pour sa thèse « En famille dans la rue : trajectoires de jeunes de la rue et carrières zonardes » (à paraître en 2014).

Notes

(1) Voir sur ce sujet notre « Décryptage » intitulé « Accompagnement des jeunes errants : changer de paradigme » dans les ASH n° 2826 du 27-09-13, p. 34.

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