Inutile de chercher l’intitulé « ingénieur social » dans la nomenclature des métiers du social, il n’existe pas. Son apparition dans le vocabulaire des dirigeants de l’action sociale est très récente. C’est en 1978 que le secteur se dote d’un diplôme visant à qualifier ses cadres de haut niveau : le diplôme supérieur en travail social (DSTS). A travers cette certification de niveau II, la volonté est d’engager des professionnels dans une dimension de recherche sur les pratiques sociales, alors peu développée. L’idée d’une expertise sociale est déjà présente (1) et les années qui suivent vont voir émerger la figure de l’ingénieur social. En 1989, l’Ecole supérieure d’ingénieurs sociaux est créée, dans le cadre d’une convention entre l’Uriopss (Union régionale interfédérale des organismes privés sanitaires et sociaux) Lorraine et l’organisme de formation Espace formation santé-social. Objectif : préparer des professionnels à faire face à la complexité croissante des politiques publiques. En 2000, une étude du réseau universitaire des formations du social (RUFS) recense 34 diplômes d’études supérieures qui, sous des vocables très divers, visent la qualification de cadres experts dans l’intervention sociale.
Bernard Laborel, directeur de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) des Hautes-Alpes, a participé en 1996 à la création du DESS « Action gérontologique et ingénierie sociale », à l’université de Provence à Marseille. « A l’époque, il fallait débattre avec des enseignants sur ce que voulait dire l’ingénierie sociale en essayant de concocter l’identité de l’ingénieur », raconte-t-il. Les qualités attendues de ce futur professionnel tenaient à sa capacité d’analyse, de conception et de mise en œuvre des dispositifs, ainsi qu’à leur évaluation. « En bref, l’ingénieur social est celui qui a les tenants et les aboutissants d’une situation, qui sait en dresser un bilan et en tirer un projet. En 1996, on se projetait dans une vision systémique avec un professionnel engagé dans une co-élaboration avec de multiples partenaires. »
Avec l’élévation continue de la qualification des travailleurs sociaux, le DEIS (diplôme d’Etat d’ingénierie sociale) reconnu au niveau I remplace, en 2006, le DSTS (placé lui au niveau II). Selon son référentiel, « la complexité croissante des dispositifs, les exigences d’adaptation et de qualité des réponses à apporter aux besoins des usagers, la prise en compte du contexte européen, impliquent pour les organisations de poser aux côtés des cadres managers un nouveau profil de cadre développeur ». Les compétences qu’il recouvre vont de l’expertise-conseil jusqu’au management des ressources humaines, et l’obtention du diplôme est inséparable de celle d’un master. Il suppose donc une collaboration entre un centre de formation en travail social et une université, qui vise à « favoriser les rapprochements entre haut niveau de connaissances professionnelles et haut niveau de connaissances scientifiques ».
Reste que l’apparition du cadre développeur, placé au même niveau dans les organigrammes que le cadre manager, s’inscrit dans un contexte de rationalisation budgétaire et de concentration des organisations. Envisagé par ses promoteurs comme un instrument d’accompagnement de l’évolution des modes d’intervention sociale, le DEIS ne cesse depuis d’incarner une pensée de l’action en décalage avec l’urgence gestionnaire qui a envahi l’ensemble du secteur social et médico-social. « Il reste beaucoup de chemin à parcourir avant de faire la démonstration de l’importance de l’évaluation, du diagnostic, de l’audit et de l’innovation dans les politiques sociales, reconnaît Axel Othelet, directeur général de l’IRTS de Franche-Comté (2). Nous entendons encore, dans nos nombreux échanges avec les employeurs, les réticences à engager des professionnels titulaires du DEIS, considérant que ces derniers n’apporteraient guère une plus-value dans les enjeux auxquels ils sont confrontés aujourd’hui. »
De fait, le dernier né des diplômes du travail social peine à trouver sa place. La trentaine de centres de formation qui préparent au DEIS se répartit tout au plus une centaine de demandes par an, soit un nombre souvent insuffisant pour ouvrir une promotion. « Tout le monde reconnaît que c’est une fonction intéressante, mais jusqu’à un certain point. Cette dimension de connaissance et d’analyse portée par les ingénieurs sociaux représente du temps d’investigation qui n’est plus toléré dans les institutions. On préfère privilégier aujourd’hui les professionnels issus de la gestion ou de l’industrie. C’est une technicisation de l’action sociale qui nous inquiète », observe Béatrice Muller, responsable de la commission permanente de l’Unaforis (Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale) sur les diplômes de niveaux I et II.
Peu de recul existe sur le devenir des étudiants, dont la première promotion n’est sortie des écoles, au bout de trois années de formation, qu’en 2009. Mais les premiers retours montrent que leur statut demeure très incertain. « Nous sommes loin d’une prise en compte par les employeurs. Alors que cette fonction d’ingénierie sociale devait se centrer sur l’analyse des dispositifs et des politiques publiques, les postes réservés aux DEISiens sont plutôt des postes d’encadrement dans le secteur médico-social », déplore Béatrice Muller.
Les huit universités qui se sont engagées dans le portage du diplôme s’en sortent à peine mieux. A l’université de Toulouse-Le Mirail, l’attractivité d’un DEIS associé à un master en « sociologie, intervention sociale et changement » parvient à assurer des promotions honorables d’une trentaine d’étudiants, mais en les ouvrant une année sur deux. Un succès relatif dans la mesure où la majorité d’entre eux sont en fait des titulaires du DSTS qui viennent valider le DEIS en bénéficiant d’une dispense des deux tiers de la formation. Le bilan dressé par cette université des trajectoires de ses étudiants est en demi-teinte. Environ 60 % d’entre eux vont connaître une évolution professionnelle une fois leur diplôme en poche. « Ce qui s’explique par le fait que le contenu de formation permet un questionnement des pratiques qui fait repérer les DEISiens comme de bons cadres », souligne Paule Sanchou, responsable du secteur « Intervention sociale et santé » au service de formation continue de l’université Toulouse-Le Mirail. D’autres vont quitter leur institution d’origine pour se diriger vers la formation. Certains encore vont réussir à faire évoluer leur poste de travail. En revanche, à peine plus du quart vont trouver un poste correspondant aux missions de développement et d’analyse tracées dans le référentiel de leur diplôme. « Le DEIS incarne une nouvelle façon de poser les questions et, globalement, ce n’est pas encore rentré dans les mentalités. En outre, la fonction d’encadrement et de ressources humaines de l’ingénieur social interroge la nature des liens hiérarchiques avec un directeur. Dans les vies institutionnelles des grosses associations, cela peut être compliqué », analyse Paule Sanchou. Résultat : 75 % des étudiants préparant le DEIS dans cette université ont demandé un congé individuel de formation, « ce qui veut bien dire que l’employeur n’a pas voulu investir sur son plan de formation ».
Il reste que la motivation des étudiants montre que le diplôme est venu combler un vide pour des professionnels en quête de nouveaux horizons. C’est le cas de Corinne Sarrazin qui, après un parcours de dix ans dans l’Education nationale comme assistante sociale-conseillère technique, a financé elle-même ses trois années de formation pour se rapprocher du secteur social : « L’évolution sociétale et l’intensification des besoins des publics me faisait penser qu’on n’allait pas pouvoir rester sur des postures professionnelles cloisonnées et historiques. Avec ces études, j’avais la possibilité de comprendre les changements que je voyais arriver et d’espérer mettre en place des dispositifs plus opérationnels, à la fois dans le sens des politiques institutionnelles et dans celui des publics. »
Titulaire du DEIS en 2010, elle a la chance d’être contactée par le CHU de Toulouse. L’importante institution est en pleine réorganisation et cherche un profil susceptible d’accompagner la transformation de son service d’intervention sociale, fort d’une centaine de travailleurs sociaux œuvrant quotidiennement auprès des patients fragilisés. Recrutée comme cadre socio-éducatif, elle fait désormais partie des rares ingénieurs sociaux clairement mandatés. Ses premières actions l’ont par exemple conduite à repréciser les conditions d’intervention auprès des patients et à engager les travailleurs sociaux dans une mutualisation de leurs compétences. « Merci le DEIS, dit-elle. La formation donne des clés pour tenir les deux bouts du changement : la prospective nécessaire à la réponse aux commandes institutionnelles et la protection de l’éthique de l’intervention sociale. »
René Ortega, directeur de l’action sociale territoriale au conseil général du Gers, DEISien lui aussi, ne peut que confirmer les exceptions que représentent ce type de parcours. Dans sa promotion de 17 personnes, en 2009, seules deux ou trois occupent aujourd’hui des fonctions en corrélation avec la formation, estime-t-il. « Et il n’est pas certain que ce ne soit qu’en raison d’une méconnaissance du diplôme. Il y a au départ un déficit d’analyse des employeurs sur les profils requis pour l’encadrement. » Et de pointer les offres d’emploi de niveau I mentionnant indifféremment Cafdes, DEIS, « ou équivalent ». Dans son entretien d’embauche, raconte-t-il, il avait pris les devants en produisant une illustration des méthodes de l’ingénierie sociale : un diagnostic territorial et social du Gers. Le message a été reçu. « Les élus et les directions générales des grosses collectivités doivent répondre plus que jamais à une commande politique qui s’inscrit dans une logique de dialogue territorial et de mutualisation des services. La question est le comment faire. A travers le DEIS, ils découvrent une rupture par rapport à un modèle de construction des systèmes administratifs en bout de course. Il y a quelque chose de l’ordre de la perspective qui éveille la curiosité. »
Pour René Ortega, il ne fait aucun doute que l’attitude des employeurs est amenée à évoluer dans l’avenir du simple fait de la nécessité de devoir se doter d’outils de diagnostic. « Dans notre collectivité, nous sommes par exemple en train d’installer une structure d’observation et de pilotage des politiques publiques dans laquelle interviendront des profils d’ingénieur sociaux. L’enjeu est d’analyser les dispositifs afin de les reconstruire dans une logique d’efficience et d’impact. »
Pour l’heure, les problèmes de jeunesse du DEIS demeurent trop nombreux. Jean-Christophe Barbant, sociologue et directeur-adjoint de l’IRTS (institut régional de travail social) de Languedoc-Roussillon (3), observe que, selon les modèles d’expertise sociale auxquels se réfèrent les centres de formation, « chaque responsable de formation a des figures professionnelles négatives ou positives qui vont déterminer la construction identitaire des professionnels ». Parmi les figures les plus fréquemment rejetées, le chercheur cite celle de l’« expert », dont la posture « surplombante » est jugée peu compatible avec l’engagement social. Contre toute attente, celle de l’« ingénieur » est, elle aussi, loin de faire consensus. Pour ses détracteurs, « l’ingénierie reste fortement marquée par le monde industriel et une telle visée techniciste ne peut intégrer les dimensions subjectives inhérentes à l’intervention sociale », analyse Jean-Christophe Barbant. Le « chercheur en sciences sociales » n’est pas mieux loti en se voyant suspecté d’agir en rupture avec le terrain professionnel. Quant au technicien exécutant, il remporte la palme de la défiance en raison de « sa sujétion au pouvoir hiérarchique ou institutionnel qui renvoie l’innovation uniquement dans le champ de la préservation des intérêts ou des pratiques ».
Que devrait être alors un ingénieur social pour être accepté ? En gros, un professionnel consensuel et impliqué. On le voit « spécialiste » d’un secteur de l’intervention sociale, auquel cas il assure le lien entre la sphère politique et le terrain en étant capable « de structurer une prospective ». Il peut être aussi « chef de projet », une fonction qui lui permet d’utiliser ses capacité d’ingénierie dans la mise en place ou l’évaluation des dispositifs sociaux. Sa dimension de recherche lui est volontiers reconnue, mais comme « chargé d’étude », par exemple dans un observatoire régional ou une collectivité territoriale, où sa rigueur et sa neutralité lui permettent de se placer « dans une position de déconstruction idéologique d’un secteur fortement en proie aux passions et aux implications militantes ».
Cette hésitation sur les identités vers lesquelles renvoyer les professionnels n’est pas sans conséquences. « A l’inverse du Cafdes [certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale] dont l’enseignement est étroitement codifié par l’Ecole des hautes études en santé publique, le DEIS n’est qu’un référentiel que chaque centre peut interpréter en le faisant varier en fonction de ses logiques. C’était déjà la critique qui était faite au DSTS, et force est de constater que nous sommes toujours dans le même piège », déplore Paule Sanchou.
A cela s’ajoutent les effets de la délicate collaboration entre universités et centres de formation nécessaire à la double certification DEIS-master. Les montages pédagogiques qui en résultent fluctuent au gré des relations entre partenaires locaux, avec tantôt un DEIS et un master qui continuent d’être dispensés séparément ou, au contraire, font l’objet d’une recherche d’articulation plus ou moins approfondie. « Cela ne facilite pas la visibilité générale sur le diplôme, reconnaît Béatrice Muller. Il nous faut parvenir à une meilleure cohésion si on veut mettre en valeur la richesse de cette connaissance scientifique, qui est la partie master, et la richesse de l’expertise technique, qui est celle du DEIS. ».
Le 4 octobre dernier, les représentants de l’Unaforis et du RUFS se mettaient autour de la table afin de clarifier la situation. Pour Marc de Montalembert, enseignant à l’université Paris Est-Créteil et vice-président du RUFS, « le DEIS apparaît peut-être trop précurseur. Il aurait probablement fallu prendre le temps de travailler en profondeur avec les employeurs pour aboutir à un référentiel vraiment partagé, alors que maintenant nous avons le diplôme à porter et les employeurs à convaincre. » En outre, les relations entre les partenaires de la formation ont profondément changé depuis 2006, avec le renforcement de la concurrence entre les écoles du travail social et l’université de plus en plus présente dans la qualification des cadres du secteur. « Aujourd’hui, il est clair qu’un employeur qui souhaite former un cadre à un haut niveau a tout intérêt à l’inscrire en master spécialisé. Cela lui coûtera moins cher et lui prendra moins de temps que l’inscrire en DEIS-master. C’est un peu un retournement de situation », constate le vice-président du RUFS.
Pour sortir de cette situation, l’Unaforis et le RUFS engageront, en 2014, une série d’enquêtes destinées à mesurer la perception des employeurs vis-à-vis du DEIS et à parfaire la connaissance du devenir des étudiants. Des groupes de travail vont être également installés pour analyser les modalités de collaboration entre écoles et universités. « De même, il est nécessaire de faire connaître les résultats des travaux de mémoire des étudiants. Les recherches qu’ils effectuent dans leurs études ne sont pas purement théoriques, elles ont pour but de mieux comprendre les fonctionnements institutionnels. Cela permettrait de diminuer les inquiétudes des employeurs », ajoute Béatrice Muller.
Mais le sujet sera-t-il jamais épuisé ? S’il est évident que les besoins d’ingénierie dans les collectivités et les gros employeurs associatifs ne cesseront de croître, le diplôme en sera-t-il le pourvoyeur ? « Il y contribuera, mais certainement pas tout seul », prévient Marc de Montalembert.
→ Création : 2006, en remplacement du DSTS (diplôme supérieur en travail social).
→ Objet : former des cadres du social en tant qu’experts des politiques sociales, de l’action sociale et médico-sociale.
→ La formation de niveau bac + 5 représente un volume horaire de 875 heures sur une durée maximale de 36 mois, et se prépare en parallèle avec un master dans le cadre d’une collaboration entre un centre de formation en travail social et une université (4).
→ L’enseignement théorique couvre trois domaines : production de connaissances, conception et conduite d’actions, communication et ressources humaines.
→ Le diplôme (niveau I) est validé par l’obtention de trois certifications, sanctionnant la production et la soutenance d’un mémoire de recherche, d’un article et d’une étude de terrain.
Si le secteur social peine à se familiariser avec l’ingénierie sociale, il en va autrement du côté de l’Etat. En 2009, un rapport sur le développement de l’ingénierie sociale, piloté par Annick Morel, inspectrice générale des affaires sociales, est venu montrer que la fonction est déjà très présente dans les administrations (5). Celle-ci peut trouver à s’exercer dans des domaines très variés, « là où les pouvoirs et donc les actions sont partagés et où il y a nécessité de coopération pour construire des projets communs, notamment santé, culture, sports, éducation, politiques sociales ».
Ainsi, le management politique des « Grenelle » de l’environnement ou de l’insertion, de même que celui du projet de revenu de solidarité active, a largement utilisé des méthodes de l’ingénierie sociale : réunion très large des acteurs concernés ; position d’assemblier de l’Etat ; partage des diagnostics ; construction de propositions, etc.
L’exercice rencontre toutefois certaines limites. « Le cloisonnement actuel des services ne permet pas une vraie synergie autour de la fonction d’ingénierie sociale », estime ce rapport. Ainsi, les outils de la veille prospective et de l’observation sociale et de santé sont dispersés ou seulement émergents. Les programmes qui devraient permettre des synergies au profit d’objectifs définis restent segmentés entre des actions qui recouvrent elles-mêmes la gestion de dispositifs ponctuels. « Dans ce cadre, l’innovation ou l’adaptation aux territoires et aux attentes des partenaires sont difficiles. »
Selon Annick Morel, « l’ingénierie sociale est une fonction fédératrice dans le cadre de la réorganisation de l’Etat dont le développement doit être soutenu ». Bien managée et bien utilisée, celle-ci peut représenter « un dénominateur commun » au différents métiers des services déconcentrés de l’Etat, tout autant qu’introduire une nouvelle relation entre administrations centrales et services déconcentrés.
(1) Ainsi, cinq ans d’ancienneté dans un poste d’intervention sociale et 500 heures de formation continue sont nécessaires pour entrer en formation.
(2) In « Le DEIS : enjeux et travaux » – Les Cahiers du travail social n° 70 – Octobre 2012 – IRTS de Franche-Comté.
(3) In Vie Sociale n° 1/2011 – Disponible sur
(4) Voir les conditions d’accès à la formation dans la rubrique « Etudiants » sur
(5) Disponible sur