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Contact entre deux mondes

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Le service d’accompagnement à la vie sociale de l’association Sourdmédia, dans la banlieue de Lille, conseille les usagers et essaie d’accroître leur autonomie. Grâce à l’intervention de travailleurs sociaux qui maîtrisent la langue des signes.

En ce mercredi après-midi d’octobre, l’entretien est des plus classiques : la table est jonchée des papiers administratifs que l’usager ne comprend pas, et le travailleur social, Cédric Godart, l’aide à les remplir. Sauf qu’ici, pas un mot n’est échangé à voix haute. Ce sont les doigts qui s’agitent, en une farandole complexe. Au service d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) de l’association Sourdmédia, à Wasquehal, dans la banlieue de Lille (1), toute la communication passe par la langue des signes. Christophe Caron, directeur de Sourdmédia et titulaire d’un Cafdes, le rappelle : « Nous avons été l’un des premiers SAVS spécifiques pour les sourds, avec des travailleurs sociaux bilingues capables d’accompagner les usagers dans leur langue naturelle. » Le service a été créé en 2006, juste après le décret instituant les SAVS. Il assure 133 suivis par an pour une habilitation de sept places.

REMÉDIER AUX DÉFICITS D’APPRENTISSAGE

Mais l’aide aux personnes handicapées auditives est bien plus ancienne : l’association est née en 1998 d’une scission du Centre social formation et culture des sourds (CSFCS). Le pôle social, né de façon informelle pour répondre aux besoins des élèves qui apprenaient à signer, prend alors son indépendance et se professionnalise au fil du temps. Aujourd’hui, outre le SAVS, Sourdmédia, qui emploie 37 salariés au total, offre un service d’appui à l’emploi et à la formation des personnes sourdes, financé par l’Agefiph. Elle appartient en outre au réseau Sourds et Santé, qui propose un accès aux soins en langue des signes.

Le suivi mis en place au SAVS de Sourdmédia n’a rien de révolutionnaire dans ses objectifs : il vise l’autonomie de la personne handicapée, en repérant les déficits d’apprentissage et en y remédiant autant que possible. Ce qui n’est pas une mince affaire. « Déroulez votre quotidien et réfléchissez à ce qui est inaccessible pour quelqu’un souffrant d’un déficit sensoriel, sollicite le directeur. Une panne dans le métro, l’inscription à Pôle emploi… » Ce travail nécessite une excellente connaissance du public et de sa logique. Par exemple, à la question : « Avez-vous de l’argent », l’usager sourd pourrait répondre « oui », parce qu’il a encore de nombreux chèques dans son chéquier. Sans comprendre que son compte en banque peut être vide. « L’accès au sens a longtemps été déficitaire, commente Christophe Caron. La LSF [langue des signes française] n’a été reconnue officiellement qu’en 2005. » De fait, pendant longtemps, elle a souffert d’un réel discrédit. Nombreux sont les adultes sourds qui se souviennent des mains attachées dans le dos quand ils étaient enfants, pour les empêcher de signer et les obliger à lire sur les lèvres et à verbaliser leurs demandes. Problème : les sons français sont proches les uns des autres et difficiles à distinguer en suivant le mouvement des lèvres. « Je ne peux pas suivre une conversation pendant une heure, je suis épuisé », confie Jérôme Denoyelle, moniteur-éducateur diplômé et sourd de naissance.

Même pour les personnes sourdes maîtrisant la LSF, la difficulté reste le passage du signe gestuel à l’écrit. L’ordre des mots dans la grammaire française constitue notamment une vraie gageure. Ainsi, lorsqu’un pharmacien indique sur une boîte de médicaments la posologie à respecter, par exemple deux cachets après le repas, « ils vont comprendre qu’il faut prendre les cachets d’abord, et après prendre le repas », décode le directeur. Tout l’inverse, donc. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la communication par écrit demeure difficile, et une lettre envoyée par un sourd est souvent illisible pour un locuteur entendant, qui n’y voit qu’un méli-mélo de mots. De même, si l’on souhaite être bien compris par une personne atteinte de surdité de naissance, il faut rédiger des courriers dans un vocabulaire très simple. Les incompréhensions sont extrêmement nombreuses, et le seul recours à un interprète ne suffit pas. D’autant que, dans la culture sourde, il est habituel de cacher ses difficultés de compréhension, par pudeur à l’égard du handicap. « De plus, on n’apprend pas la même langue des signes partout en France, il y a des différences entre les écoles », précise Jérôme Denoyelle. Ainsi, deux doigts en V qui dessinent un cercle signifient pour certains le mot « pape », alors que la personne veut dire « vendredi ».

LA MISE EN ŒUVRE DE NOUVELLES FONCTIONS

C’est pourquoi un accompagnement social se révèle plus que nécessaire. Pour cela, le SAVS dispose d’une équipe pluridisciplinaire chapeautée par la chef de service, Dorothée Nonque : trois moniteurs-éducateurs et une aide médico-psychologique (AMP) faisant fonction d’éducateurs, trois psychologues et six aides à la communication. « Nous avons inventé des métiers qui n’existaient pas dans le champ du social », se rappelle Christophe Caron. A l’image de l’aide à la communication, que l’on peut définir comme un travailleur social bilingue. Dorothée Nonque, qui prépare son Caferuis, a été l’une des premières à s’engager dans cette voie. « Il s’agit d’accompagner, de conseiller et d’informer les sourds, et de sensibiliser les entendants », précise-t-elle.

Ce vendredi matin, à Béthune, Laurence Thooris, titulaire d’une maîtrise de sociologie, a été appelée en soutien. Michel Six, un usager que l’association suit depuis longtemps, vient de déménager du Nord vers le Pas-de-Calais et ne dépend plus de la même maison départementale des personnes handicapées (MDPH) (2). Il a besoin d’équiper son nouveau logement, et Martial Lecocq, ergothérapeute de la MDPH, lui rend visite pour évaluer ses besoins dans le cadre de la prestation de compensation du handicap, mais il ne pratique pas la langue des signes. En bas de l’immeuble, Laurence Thooris n’essaie même pas d’appuyer sur le bouton de l’interphone : « M. Six n’a pas encore le flash pour la sonnette, c’est justement pour cela que nous sommes ici. » Elle lui envoie un SMS pour prévenir de leur arrivée. Puis il faut attendre, le temps qu’il s’aperçoive de la réception du message.

Dix minutes plus tard, il ouvre la porte d’entrée, tout essoufflé d’avoir dévalé les escaliers. Plus qu’une péripétie du quotidien, pour l’usager, il s’agit d’une gêne constante. Un jour, raconte-t-il, un chauffagiste contacté pour réparer la chaudière en panne était arrivé au rendez-vous avec beaucoup de retard. Et pour lui ouvrir, de peur de le rater, Michel Six avait multiplié les allers-retours dans les escaliers. Finalement, c’était un voisin qui lui avait fait passer un mot…

Laurence Thooris traduit à l’intention de l’ergothérapeute. Lequel rassure d’abord Michel Six sur le transfert du dossier : « Le forfait surdité a été accepté pour dix ans, donc il va être reconduit. » Il s’agit d’une aide à l’interprétariat, financée à hauteur de 30 heures par mois. Dans la foulée, Martial Lecocq vérifie l’utilité d’un accompagnement social : c’est la MDPH qui décide ou non d’une orientation vers un SAVS. « Je ne sais pas du tout comment faire dans le Pas-de-Calais, je ne connais pas toutes les structures administratives. De plus, comme j’ai du mal avec le français écrit, je ne sais pas toujours quoi faire quand je reçois un courrier », signe Michel Six. « La présence d’un aide à la communication est vraiment facilitatrice, commente Martial Lecocq. Sinon, j’aurais de grosses difficultés pour comprendre. »

Un autre avantage, selon lui, est que, s’il manque par exemple un devis pour le remboursement de tel ou tel équipement, Laurence Thooris peut alors s’occuper des démarches administratives, ce qui « accélère les demandes ». Le SAVS est parfois aussi sollicité par d’autres professionnels, tels que le curateur ou des éducateurs spécialisés travaillant en établissement et service d’aide par le travail (ESAT). « Certaines MDPH peuvent refuser une demande de SAVS parce que la personne a un forfait surdité, ce qui lui donne droit à un interprète, regrette Dorothée Nonque. Pourtant, ce n’est pas la même chose. » Anne-Cécile Dubocage, interprète à Sourdmédia, confirme : « Nous n’intervenons pas du tout dans les rendez-vous. Nous sommes juste un outil de communication, avec une fidélité au discours tenu. Nous devons respecter une neutralité et le secret professionnel. » Impossible, donc, de réexpliquer, comme le font les travailleurs sociaux.

UNE ÉQUIPE AUX PROFILS PARTICULIERS

Pour mener à bien cette mission d’intermédiation entre le monde des sourds et celui des entendants, l’association a dû recruter des profils atypiques. Doté d’un budget d’environ 700 000 €, le SAVS compte 11 travailleurs sociaux, dont aucun n’a suivi la même trajectoire. « C’est soit un projet linguistique, soit une histoire de vie », résume le directeur. L’apprentissage de la langue des signes équivaut de fait à celui d’une langue étrangère, nécessitant un fort investissement. C’est pourquoi, au sein de l’équipe, le handicap touche souvent un proche, et parfois soi-même – à l’image de Cédric Godart, qui finissait des études de sage-femme quand, atteint de surdité, il s’est reconverti en aide à la communication. L’équipe mêle entendants, mal-entendants et sourds. Pour ces derniers, le recrutement n’a rien eu d’évident : « Pendant longtemps, on n’a pas cherché à faire suivre aux sourds des études supérieures », précise Christophe Caron. Il a donc fallu repérer des potentiels parmi les usagers suivis, afin qu’ils deviennent de futurs professionnels du social – entre autres, par le biais d’un contrat d’apprentissage de moniteur-éducateur. Mais le pari en valait la peine. Leur seule présence dans le service est un atout du fait de la « pair émulation », comme l’explique Christophe Caron : « Si nous écoutons les témoignages des jeunes sourds, ils nous disent qu’ils ont peu de modèles adultes. Voir que l’un d’entre eux est psychologue ou travailleur social les aide à se projeter dans l’avenir. » Jérôme Denoyelle approuve : « Les enseignants ont des idées préconçues et estiment certains métiers impossibles. Ils cantonnent les sourds dans les métiers manuels (jardinier, cuisinier, plâtrier, etc.) et cassent leurs rêves. » Lui-même a passé un bac professionnel d’électricité, avant de bifurquer. Il a d’ailleurs mis un point d’honneur à retourner dans son établissement scolaire pour montrer ce qu’il était devenu. L’éducateur estime aussi que ce partage d’un même handicap offre une plus grande facilité à construire le lien. « Nous partageons la même culture sourde, comme il y a une culture entendante, avec des expressions, des blagues que nous ne comprenons pas. Nous avons le même vécu. » Ce qui impose toutefois au professionnel de bien marquer les distances, pour ne pas être confondu avec un ami, dans le cadre d’un handicap qui isole des autres. « Quand on dit bonjour, on tend systématiquement la main, jamais de bises », précise-t-il. Le SAVS fonctionne sur deux niveaux de prise en charge. A l’occasion d’une première évaluation, la personne handicapée est d’abord reçue par un aide à la communication. Il lui est demandé, dans la mesure du possible, de se déplacer au siège de Sourdmédia. Sinon, l’entretien se déroule à son domicile. Tous les après-midi de la semaine, de 13 h 30 à 18 heures, se tient une permanence, sur rendez-vous ou non. Ce jour, Cédric Godart reçoit une habituée du SAVS pour l’aider à renouveler son dossier de demande de logement HLM, après décryptage du formulaire. Il lui explique où trouver le revenu fiscal de référence sur sa feuille d’impôt, et où le recopier. A chaque fois, le travailleur social prend soin de photocopier les pièces et de les remettre à l’usager. Une trace visuelle des échanges est une demande forte des personnes sourdes. C’est une base importante pour qu’elles gagnent en autonomie et sachent répondre par la suite aux informations demandées. Il n’hésite pas à passer les coups de téléphone nécessaires. « Je viens ici demander de l’aide à des personnes entendantes, car je ne sais pas aussi bien m’expliquer », souligne Georgette Cabrol, utilisatrice du SAVS.

Si cet accompagnement avant tout administratif ne suffit pas – quand la situation sociale est complexe ou quand d’autres troubles, entre autres psychologiques, sont associés –, l’aide à la communication passe le relais aux éducateurs spécialisés. « Ici, nous accueillons des personnes dont la majorité sont sous curatelle renforcée, signe Jérôme Denoyelle. Souvent, elles travaillent en ESAT et vivent en foyer. Elles peuvent aussi être seules en appartement, sans travail. A leur première visite au SAVS, nous ne nous rendons pas toujours compte de l’étendue de leurs besoins. » La première étape consiste à vérifier leur capacité de communiquer et, si nécessaire, à la renforcer grâce à des cours de langue des signes. Vient ensuite l’autonomie de déplacement : « Nous leur apprenons à prendre le métro, le bus. Nous leur indiquons où sont les administrations, la caisse d’allocations familiales ou la sécurité sociale », explique Jérôme Denoyelle. Cela implique aussi d’accompagner l’usager dans des rendez-vous où il peut se sentir perdu, par exemple chez le médecin, où le vocabulaire trop technique lui est incompréhensible. « Je suis là pour expliquer au médecin ces difficultés de niveau de français, afin qu’il puisse communiquer avec son patient », précise l’éducateur. Bref, pour remplir un rôle de soutien renforcé, au quotidien. Avec, en parallèle, l’organisation d’ateliers thématiques (nutrition, informatique) pour accélérer en petits groupes l’acquisition de l’autonomie.

LA RÉUNION HEBDOMADAIRE EN LANGUE DES SIGNES

Une fois par semaine, les réunions d’équipe sont l’occasion de faire le point, de réfléchir à une stratégie et de définir qui prend en charge le suivi. Un temps d’autant plus important qu’au mois de juin le service a changé de mode de fonctionnement. « Auparavant, les cas étaient pris au fil des disponibilités de chacun, détaille Dorothée Nonque. Maintenant, nous sommes organisés par secteurs. » Les transferts de dossiers entre professionnels sont donc fréquents. La réunion se tient en utilisant la seule langue commune à tous, celle des signes. Ce jeudi matin, on évoque le cas d’un usager en position de défiance à l’égard de son entourage familial du fait qu’il ne maîtrise pas les outils du quotidien, en particulier pour la gestion de son compte en banque. « Il ne comprend pas le système des prélèvements et a l’impression que sa femme donne de l’argent aux autres », explique Béatrice Leclercq, l’une des trois psychologues du SAVS. Il est convenu d’organiser une réunion avec l’usager et son cercle familial, à laquelle participeront à la fois la psychologue, l’aide à la communication concerné et la chef de service. Autre dossier délicat, celui d’une jeune femme avec un petit enfant, pour l’instant hébergée dans un centre maternel. Un de ses proches lui propose de l’héberger, mais l’équipe n’est pas enthousiaste : elle craint une perte d’autonomie. « Il s’agit de se donner du temps », suggère Dorothée Nonque.

La réunion est aussi un moment de débats sur les contours des missions du SAVS. Sur la métropole lilloise, les personnes titulaires d’une carte d’invalidité à 80 % bénéficient d’un transport gratuit en voiture avec chauffeur. Mais ce chauffeur a pour consigne d’assurer uniquement l’aller-retour, sans sortir de son véhicule. « Est-ce notre rôle ou pas d’accompagner la personne dans la voiture ? », se demande Ludivine Pecqueur, AMP. Cédric Godart est opposé à cette option : « On va multiplier par dix le nombre d’usagers qui ont besoin d’être accompagnés. » Sans qu’il le dise, se profile la crainte d’une dévaluation du rôle d’aide à la communication. « C’est encore un pôle émergent », souligne la chef de service. Ce nouveau métier commence cependant à être reconnu : une licence professionnelle « interface de communication » se met en place à l’université de Lille 3 ainsi qu’à l’IRTS de Montrouge. Une initiative à laquelle ont participé Dorothée Nonque et Christophe Caron, forts de leur expérience à Sourdmédia.

(1) Sourdmédia : 45/4, avenue de Flandre – 59290 Wasquehal – Tél. 03 20 17 16 10 – contact@sourdmedia.fr.

(2) Sourdmédia dispose d’un mi-temps dans le Pas-de-Calais, grâce à un partenariat avec une association locale pour personnes malvoyantes.

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