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Vers une société sans travailleurs sociaux?

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La gratification des stages participe à la fois de la reconnaissance et de la professionnalisation du travail social et il faut la généraliser rapidement pour tous les terrains (1), soulignent Ana-Luana Stoicea-Deram et Arnaud Thomas, formateurs à l’Irfase (Institut de recherche et de formation à l’action sociale de l’Essonne). A défaut, les formations se trouveront fragilisées, à l’heure où les compétences des professionnels de l’action sociale sont plus que jamais précieuses.

« Beaucoup, parmi les étudiants en travail social, n’ont pas encore de lieu de stage tandis que leurs démarches en ce sens devraient, au regard de leur mobilisation, avoir abouti. Ce n’est pas, en effet, faute d’avoir cherché, y compris avec le soutien des instituts de formation, mais faute de moyens pour les gratifier, comme le donnent à entendre les associations, les collectivités et les établissements publics qui les ont accueillis par le passé, et qui aujourd’hui affirment ne plus être en mesure de le faire. Cette situation contribue pleinement à exacerber le mouvement de pré­carisation, voire de paupérisation, qui caractérise la vie des étudiants.

A la suite d’une mobilisation ferme et durable de la part des étudiants, soutenus par leurs centres de formation, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a décidé, le 25 octobre, de reporter à la rentrée 2014 l’obligation de gratifier les stages des étudiants en travail social dans les fonctions publiques hospitalière et territoriale (2) ; elle a donné des instructions en ce sens aux préfets, et annonce une concertation “avec les collectivités territoriales, les établissements publics de santé et du secteur médico-social”, dont la situation budgétaire “doit être prise en compte”.

Si une telle décision peut débloquer une situation aujourd’hui inextricable, elle n’est que provisoire : il s’agit d’un report. De plus, cela ne concerne que les stages dans les collectivités locales et le secteur public hospitalier alors que la gratification des stages dans les associations produit des effets néfastes sur la qualité de la formation pratique et conduit les étudiants à focaliser les capacités d’accompagnement des instituts de formation sur cette question au détriment d’un accompagnement sur d’autres dimensions. Quid de l’avenir ?

Les difficultés pour trouver des lieux de stage risquent, à terme, de compromettre les formations du champ médico-social mais aussi de modifier profondément le rapport à la formation des étudiants. En effet, les formations compromises vont vite perdre leurs étudiants, et les rangs des travailleurs sociaux se retrouveront fort clairsemés à très court terme. C’est d’ailleurs ce que l’on constate déjà dans la formation d’assistant de service social.

Peut-on se permettre aujourd’hui d’envisager l’évolution d’une société démocratique et développée faisant l’économie d’un travail social qualifié? Un tel choix serait aussi contre-productif que contraire aux décisions politiques successives en matière de formation en travail social. Contraire aussi à la vision affirmée par l’actuel gouvernement, dans le plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale annoncé le 21 janvier dernier, qui définit trois axes : réduire les inégalités et prévenir les ruptures, venir en aide et accompagner vers l’insertion, et coordonner l’action sociale et valoriser ses acteurs (3).

Défaut d’anticipation

Ces dernières années, les formations d’assistant de service social, d’éducateur spécialisé, d’éducateur de jeunes enfants et de conseiller en économie sociale et familiale ont connu des évolutions sensibles, allant dans le sens d’un rapprochement des diplômes universitaires de niveau licence. Ce rap­prochement, fortement inspiré par le processus de Bologne qui vise à harmoniser les différentes formations et diplômes européens afin de faciliter la mobilité professionnelle au sein de l’Europe, a été entériné en 2011, quand la ministre des Solidarités et de la Cohésion sociale a inscrit ces diplômes dans l’espace européen de l’enseignement supérieur (4).

Puisque ces diplômes sont reconnus comme étant de niveau universitaire, les étudiants qui les préparent sont concernés par les mêmes conditions de stage que ceux suivant un cursus universitaire, conséquence qui non seulement paraît logique, mais qui aurait dû être convenablement prise en compte par l’ensemble des acteurs décisionnaires, dans l’outillage des terrains de stage. Or cette articulation nécessaire entre la décision politique, incarnée dans la loi, et la mise en application concrète de cette loi semble faire gravement défaut aujourd’hui.

Vouloir protéger les stagiaires est fort louable. Et si l’initiative de mettre en place des gratifications pour les stages de plus de deux mois doit beaucoup à la mobilisation des stagiaires eux-mêmes (5), il faut reconnaître au politique l’effort de construire une réponse pertinente à cette mobilisation.

Il faut maintenant que la gratification des stages soit rendue possible pour tous les terrains professionnels.

La spécificité des formations en travail social réside dans le fait que la professionnalité se construit dans le processus de l’alternance intégrative, qui consiste dans un dialogue permanent entre les apports théoriques et conceptuels, proposés par les instituts de formation, et l’apprentissage du métier, dans toute sa complexité, appréhendé sur les lieux de stage. La formation des travailleurs sociaux ne peut se faire en dehors des terrains professionnels. Les stages sont des espaces-temps d’élaboration et d’approfondissement de connaissances et de savoirs indispensables au travail social.

Si les terrains professionnels et leurs financeurs ne peuvent plus assumer la gratification des stagiaires en travail social, les formations qui accompagnent ces stagiaires seront rapidement mises en difficulté et, surtout, la société se retrouvera privée des compétences de professionnels qualifiés.

Or ces compétences et cette qualification sont aujourd’hui plus nécessaires que jamais. D’une part, du fait des transformations sociales induites par une situation de crise économique prolongée, dont les conséquences sociales doivent être prises en charge et accompagnées par des professionnels compétents ; d’autre part, du fait des exigences auxquelles ces professionnels doivent répondre.

Dans une société où augmentent la pauvreté, le précariat, le mal-logement, le nombre de bénéficiaires des minima sociaux, le nombre de demandes d’aide (6), où l’on observe une complexification et une aggravation des situations tant individuelles que collectives, il n’est pas acceptable de ne pas permettre la réalisation d’une formation professionnelle de qualité.

La cohésion sociale fragilisée

Le non-recours aux droits sociaux rappelle ­combien l’accompagnement aux droits est plus que jamais un élément fondamental de la citoyenneté sociale et de la dignité humaine. Cette situation d’insécurité sociale et de sur-exclusion amène une porosité entre les logiques assurantielle et assistantielle, réinterrogeant les modalités et les logiques de l’accompagnement social et éducatif.

Cela fragilise la cohésion sociale dont les travailleurs sociaux sont les garants. En ce sens, la gratification des stages relève d’un enjeu de reconnaissance du “social en acte” (7). Elle participe de la professionnalisation du social. Le stage est l’espace où les étudiants peuvent comprendre et construire la finesse de la dimension relationnelle du métier. Conception aux antipodes de la position des pouvoirs publics qui ne créent pas les conditions effectives de la gratification.

Quant à la complexité des exigences devant lesquelles se trouvent aujourd’hui les professionnels du champ social, le plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté se montre clair : “On leur demande d’être à la fois experts des dispositifs, capables de construire des réponses individualisées, en prenant appui sur les compétences, les attentes et le rythme de l’usager, efficaces dans le traitement de masse de demandes et capables de s’inscrire dans des démarches collectives de développement social territorial.”

Pour répondre à la gravité, à l’urgence et à la diversité des problèmes sociaux que le plan identifie, avec lucidité et pragmatisme, pour empêcher leur aggravation et pour prévenir la détérioration de la situation des plus démunis, il est nécessaire d’avoir des travailleurs sociaux bien formés, reconnus et soutenus dans leur action.

Leur formation est en cours maintenant. Une réponse et un engagement fermes s’imposent aujourd’hui, en faveur de la formation en travail so­cial, pour résoudre durablement l’accès aux stages, à tous les stages ! C’est un choix qui incombe aussi bien aux décideurs politiques qu’aux responsables associatifs et aux administrations publiques.

A moins que l’on ne choisisse de s’orienter vers une société sans travailleurs sociaux ? »

Contact : Irfase – 5, Terrasses de l’Agora – 91034 Evry cedex – Tél. 01 60 79 53 92

Notes

(1) C’est aussi le point du vue de la Coordination nationale des étudiants en travail social, voir ce numéro p. 20.

(2) Voir en dernier lieu ASH n° 2831 du 1-11-13, p. 15.

(3) Voir ASH n° 2794 du 25-01-13, p. 10.

(4) Voir ASH n° 2725 du 23-09-11, p. 5.

(5) Mouvement lancé par Génération précaire en 2005.

(6) Selon le « Baromètre 2013 » de l’Union nationale des centres communaux d’action sociale – Voir ASH n° 2824 du 13-09-13, p. 16.

(7) Voir Michel Chauvière, L’intelligence sociale en danger – Ed. La Découverte, 2011.

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