Une personne qui s’est vu reconnaître la qualité de réfugié par un autre Etat – en l’espèce un pays membre de l’Union européenne (UE) – peut-elle demander l’asile en France en se prévalant de craintes de persécutions dans cet Etat ? Et si oui, dans quelles conditions ? Le Conseil d’Etat a apporté des réponses dans un arrêt du 13 novembre.
Dans cette affaire, un ressortissant russe d’origine tchétchène a obtenu en 2008 la qualité de réfugié auprès des autorités polonaises sur le fondement des risques de persécutions auxquels il était exposé en Russie en raison de sa participation à la première guerre d’indépendance de la Tchétchénie. Soutenant faire l’objet de menaces, sur le territoire polonais, de la part de personnes originaires de Tchétchénie, il est entré en février 2009 sur le territoire français pour y demander l’asile, en invoquant ces menaces et sans avoir été préalablement admis au séjour. Il a vu sa demande rejetée par le directeur général de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides et s’est alors tourné vers la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), avec le soutien de la Cimade, afin de se voir reconnaître la qualité de réfugié. Mais la cour a refusé d’admettre l’intervention de l’association – à ses yeux, en effet, seules pouvaient intervenir les personnes se prévalant d’un droit propre auquel la décision à rendre est susceptible de préjudicier – et, sur le fond, a rejeté la demande. Saisi à son tour, le Conseil d’Etat a annulé cette décision.
Les sages ont, en premier lieu, désavoué la CNDA pour ne pas avoir admis l’intervention de la Cimade, confirmant ainsi une jurisprudence récente (1) : « est recevable à former une intervention, devant le juge du fond comme devant le juge de cassation, toute personne qui justifie d’un intérêt suffisant eu égard à la nature et à l’objet du litige ».
La Haute Juridiction a ensuite tranché la question du transfert de protection en faveur du requérant en en détaillant les conditions. Et a tout d’abord fixé un principe: la personne qui a été reconnue comme réfugiée par un Etat partie à la convention de Genève sur le fondement de persécutions subies dans son pays d’origine ne peut plus en principe, « aussi longtemps que le statut de réfugié lui est maintenu et effectivement garanti dans l’Etat qui lui a reconnu ce statut », revendiquer auprès d’un autre Etat le bénéfice du statut de réfugié sans y avoir été préalablement admise au séjour. Si toutefois, comme en l’espèce, la personne craint que sa sécurité ne soit plus assurée dans le pays qui lui a accordé le statut de réfugié et souhaite donc demander l’asile en France, elle peut saisir les autorités françaises. S’il est établi qu’elle craint avec raison que sa protection n’est effectivement plus assurée dans son premier pays d’accueil, elle est alors réputée solliciter ce statut en France pour la première fois. « Il appartient en pareil cas aux autorités françaises d’examiner sa demande au regard des persécutions dont elle serait, à la date de sa demande, menacée dans le pays dont elle a la nationalité », précise le Conseil d’Etat.
Si sa demande est rejetée, la personne ne peut se prévaloir d’aucun droit au séjour au titre de l’asile en France. La qualité de réfugié qui lui a été reconnue par le premier Etat fait toutefois obstacle, aussi longtemps qu’elle est maintenue, à ce qu’elle soit reconduite dans son pays d’origine. Les circonstances ayant conduit à ce que sa demande d’asile en France soit regardée comme une première demande peuvent également faire obstacle à ce qu’elle soit reconduite dans le pays qui lui a déjà reconnu le statut de réfugié.
Cette dernière impossibilité est néanmoins aménagée s’il s’agit d’un Etat membre de l’Union européenne, en raison du « niveau de protection des libertés et des droits fondamentaux » qui doit normalement prévaloir dans l’UE. Ainsi, les craintes dont le requérant fait état quant au défaut de protection dans l’Etat membre qui lui a reconnu le statut de réfugié doivent en principe être présumées non fondées (2). Sauf – et la précision est importante – à ce que l’intéressé apporte, par tout moyen, la preuve contraire.
Dans le cas d’espèce, le pays ayant accordé le statut de réfugié en premier était bien un pays membre de l’UE (la Pologne). Dans un tel cas, indique le Conseil d’Etat, il appartient donc à celui qui sollicite un transfert de protection en France d’établir la réalité de ses craintes et le défaut de protection des autorités de ce pays. Le fait qu’il n’ait pas sollicité ou tenté de solliciter la protection de ces autorités peut être pris en compte, entre autres éléments, par le juge de l’asile pour apprécier le bien-fondé de sa demande. Cette circonstance « ne saurait [toutefois], à elle seule, faire obstacle à ce qu’il apporte la preuve nécessaire au renversement de la présomption selon laquelle sa demande n’est pas fondée », précise l’arrêt. Autrement dit, le juge de l’asile ne peut pas rejeter la demande de protection pour ce seul motif. Or c’est ce qu’a fait la CNDA. Elle a rejeté la demande du ressortissant russe réfugié en Pologne au seul motif qu’il n’établissait pas avoir sollicité ou tenté de solliciter la protection des autorités polonaises, « alors qu’il lui était loisible de combattre par tout moyen la présomption que sa demande d’asile en France n’est pas fondée ». Elle a donc commis, aux yeux du Conseil d’Etat, une erreur de droit.
(2) Le Conseil d’Etat précise toutefois que cette présomption n’existe plus si l’Etat membre déroge aux obligations prévues par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales sur le fondement de l’article 15 (état d’urgence) ou si une des procédures prévues par l’article 7 du traité sur l’Union européenne le vise pour prévenir ou sanctionner une violation des valeurs qui fondent l’UE.