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« Pour les groupes dominants, il existe toujours la nécessité de justifier l’ordre social existant »

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Il y a loin de l’Inde à l’Europe en termes d’organisation sociale. Là-bas, un système de castes rigide ; ici, un découpage en classes plus feutré. Spécialiste de l’Asie du Sud, le politologue Christophe Jaffrelot tente de comprendre, dans un ouvrage dirigé avec le sociologue Jules Naudet, les déterminants communs à nos processus de domination sociale et à leurs justifications.
Vous êtes un spécialiste de l’Inde. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la question de l’inégalité des statuts dans les sociétés contemporaines ?

En Inde, il est difficile d’échapper à cette question. Le système des castes y reste un élément très structurant de la vie sociale. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles je me suis intéressé à ce pays. Il est d’une complexité, d’une résilience et d’une originalité uniques au monde. Je voulais voir dans quelle mesure il commençait à changer, notamment en analysant le télescopage entre classes et castes. Car avec la croissance à deux chiffres enregistrée depuis dix ans, une classe moyenne, parfois de basse caste, a émergé.

Vous avez réuni des textes d’origines différentes. Quel était votre projet ?

Nous voulions essayer de comprendre dans quelle mesure, quel que soit l’univers social dans lequel on évolue, il existe toujours, pour les groupes dominants, la nécessité de justifier l’ordre social existant. Dans les pays occidentaux, cette justification repose sur la méritocratie, mais ce n’est pas toujours le cas ailleurs. Il est pourtant intéressant de voir qu’en Inde aussi les castes supérieures utilisent désormais l’argument du mérite pour justifier les inégalités sociales et économiques. Elles s’y réfèrent notamment pour contrer les politiques de discrimination positive développées en faveur des intouchables. Et on comprend bien pourquoi. Le développement de ces politiques permet à des individus issus des groupes dominés d’accéder à des positions qu’ils n’auraient pas pu conquérir autrement. L’objectif est de faire en sorte que la génération suivante puisse être dans une situation d’égalité, du moins avoir de meilleures chances.

Existe-t-il des dénominateurs communs à ces différents systèmes de hiérarchisation sociale ?

Il y a d’abord l’idée qu’au nom du mérite on ferme la porte derrière soi et on empêche l’autre de monter dans l’échelle sociale. C’est malheureusement assez universel. Il y aussi l’existence récurrente de ce discours de justification des hiérarchies sociales par la notion de mérite. Les différences, en revanche, s’observent dans les politiques publiques mises en place. Autant des pays tels que l’Inde ou les Etats-Unis, qui ont hérité de graves inégalités, se sont dotés de dispositifs afin d’essayer de les compenser, autant les sociétés européennes voient s’effriter le bel héritage de l’Etat-providence. Il me semble d’ailleurs discerner une convergence. Je suis, par exemple, frappé de voir que nous sommes maintenant, aux Etats-Unis comme en France, à peu près autour des mêmes chiffres concernant le pourcentage de personnes vivant sous le seuil de pauvreté.

N’avons-nous pas développé, nous aussi, des mécanismes de discrimination positive ?

En effet, mais dans des proportions bien moindres. Dans le domaine de l’enseignement supérieur, cela concerne quelques centaines d’individus à Sciences Po ou à l’ESSEC. Mais sinon, nulle part ailleurs dans les grandes écoles. En réalité, ce qui compte, plus que les volumes, c’est surtout la direction que prennent les choses. Et, de ce point de vue, notre système est toujours plus inégalitaire avec un système éducatif de plus en plus à deux vitesses. Bien sûr, les jeunes peuvent aller à l’université, mais cela n’amputera pas le pouvoir des élites. Il se trouve ailleurs.

Entre le système des castes et celui des classes, la différence ne serait pas de nature mais de degré…

A l’origine, ils sont radicalement différents. A certains égards, l’Inde reste incompréhensible pour nous. Dans les textes sacrés anciens, le meurtre d’une vache était davantage puni que celui d’un intouchable. Pour nous, judéo-chrétiens, qui mettons l’homme au centre de l’univers, il faut une véritable révolution socioculturelle pour comprendre cela. Les choses ont toutefois évolué. En particulier, sur la question des stigmates associés au statut. Cette évolution est liée à la modernisation économique. L’urbanisation et l’industrialisation impliquent un brassage, mais seulement jusqu’à un certain point. On réussira toujours à ne pas manger dans la cantine d’entreprise avec des personnes d’un statut trop différent ou à ne pas se marier avec quelqu’un d’une autre caste.

La France a fait sa révolution il y a déjà longtemps, mais des traces d’un tel système ne perdurent-elles pas ?

Oui, mais dans notre cas, c’est, je crois, plus culturel que réellement sociétal. La structuration en groupes sociaux freine les mariages interclasses, mais si un jeune pupille de la Nation réussit à entrer dans une grande école, il pourra épouser une bourgeoise. Cela s’est déjà vu, même si c’est peut-être moins fréquent aujourd’hui qu’à une époque de forte mobilité sociale. Dans le milieu indien, ce type de mariage est très compliqué. D’autant qu’on observe actuellement un raidissement qui va de pair avec la montée du nationalisme hindou.

Vous expliquez que le « castéisme », à l’instar du racisme ou du sexisme, repose sur une essentialisation de l’autre…

C’est le cas, mais en Inde cette essentialisation ne repose sur aucun phénotype car, lorsqu’on est de haute caste, le corps de l’autre ressemble à s’y méprendre au sien propre. Et pourtant, le corps finit par parler, même si sa couleur n’est pas différente. Il trahit bien souvent l’internalisation des différences statutaires. Le langage reflète, lui aussi, l’appartenance à une caste. Enfin, il y a la question incontournable de la religion. Les intouchables étaient interdits traditionnellement d’accéder aux temples hindous. Ils ont donc inventé leur propre religion et leurs pratiques. Tout cela se traduit aussi dans la topographie des lieux d’habitation. On vit entre soi et, dans certains villages, les intouchables ont même un puits qui leur est réservé afin qu’ils ne polluent pas l’eau commune.

N’a-t-on pas tendance, en France aussi, à stigmatiser les groupes sociaux défavorisés ?

Tout à fait. On le voit, par exemple, dans le déroulement des processus d’embauche. Les enquêtes sociologiques sont sans appel à cet égard. Si vous êtes un jeune musulman qui habite une banlieue populaire, l’adresse et le nom suffisent à ce que votre curriculum vitæ s’arrête sur un bureau et ne débouche jamais sur un entretien. Toutes proportions gardées, ces jeunes ne sont pas loin d’être les intouchables de la société française. C’est pour cette raison qu’il me semble que l’évolution de notre société est préoccupante. Nous allons vers de nouvelles formes d’inégalités.

Ce qui se passe ici, avec une résurgence du racisme et le rejet exprimé par certains à l’égard des populations étrangères, n’est-il pas du même ordre ?

Je mettrais cela davantage sur le compte des frustrations socio-économiques que sur le registre de l’invention d’un nouvel autre. Ces fièvres récurrentes accompagnent chaque crise économique en Europe. Elles se nourrissent du ressentiment de ceux qui sont en perte de vitesse et qui souffrent parfois de la crise. Mais c’est avant tout une répétition de l’histoire européenne. Cela s’est déjà produit dans l’entre-deux-guerres avec une cible différente, mais c’est toujours le même autre, l’immigré, qu’il soit italien, juif ou maghrébin, qui est visé. Et comme la conjoncture actuelle est appelée à durer, on peut craindre que nous devenions de plus en plus intolérants.

L’Inde et les Etats-Unis sont des sociétés inégalitaires qui ne l’ignorent pas. N’avons-nous pas tendance, pour notre part, à nous voiler la face ?

Je le crois. Nous nous référons à notre modèle républicain, véritable point d’ancrage, comme s’il était réellement à l’œuvre. Certes, il reste puissant dans les esprits et dans les faits. Nous disposons encore de systèmes éducatifs et de santé de qualité et gratuits, du moins abordables. Ce sont deux piliers considérables de cet héritage. Le problème est qu’il existe désormais des systèmes parallèles accessibles seulement à ceux qui peuvent payer. C’est là que se trouvent les véritables ascenseurs sociaux et les mécanismes de la domination sociale. Notre système est robuste, mais n’a-t-il pas été en partie contourné ou détourné pour que des inégalités puissent perdurer ? Tant que nos élites enverront leurs enfants dans les grandes écoles, il n’y a aucune raison pour qu’elles se penchent sur ce problème.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Christophe Jaffrelot, politologue, est directeur de recherche au CNRS (CERI-Sciences Po).

Il enseigne également au King’s College de Londres. Il travaille sur l’Asie du Sud, en particulier l’Inde et le Pakistan.

Avec le sociologue Jules Naudet, il publie Justifier l’ordre social (Ed. PUF, 2013).

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