Une mère a apporté la farine, une autre les œufs. Avec une troisième, elles préparent en papotant une pâte à crêpes prometteuse dans le coin cuisine de la Maison des parents (1), à Brest (Finistère). En attendant la dégustation, les enfants jouent, sous l’œil de Véronique Bréhier, l’une des accueillantes de la structure. Dans la chambre à côté, un bébé s’est endormi.
La Maison des parents a ouvert ses portes en octobre 2009 dans le quartier populaire de Recouvrance, pour promouvoir une nouvelle forme d’accompagnement éducatif auprès des familles. Cet espace d’accueil, d’écoute et de convivialité, sans inscription ni obligation, est accessible du lundi au vendredi, parfois le samedi, et propose diverses options : des temps libres où les parents peuvent venir jouer avec leurs enfants, des activités avec ou sans les enfants et des temps d’écoute pour les parents. Le lieu est fréquenté par 130 familles : certaines ont eu vent de l’initiative par des flyers ou le bouche-à-oreille, d’autres ont été orientées par la protection maternelle et infantile (PMI), les assistants sociaux de secteur, un centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) ou une école. L’équipe – trois postes en équivalents temps plein – compte une coordinatrice, une technicienne de l’intervention sociale et familiale (TISF), une éducatrice de jeunes enfants (EJE), une éducatrice spécialisée, une psychologue bénévole et une intervenante d’ATD quart monde. Mais quelle que soit leur formation, pour les parents, elles se présentent toutes comme des accueillantes.
La Maison, qui vient d’achever une phase expérimentale et emménage dans de nouveaux locaux, a mis plus de dix ans à voir le jour. Stéphanie Guillemet, éducatrice spécialisée et coordinatrice, fait partie des professionnels qui l’ont imaginée. De son expérience en foyer de l’enfance et dans l’assistance éducative en milieu ouvert (AEMO), elle a tiré plusieurs constats : « Dans le cadre d’un placement, on travaille beaucoup avec les enfants. Mais pour que le parent réapprenne à vivre avec son enfant, il faut s’adresser à lui aussi. Il manquait des lieux de vie et de prévention où les parents oseraient aller sans crainte et qui permettraient de prévenir les difficultés. » En 2001, une dizaine de professionnels créent un collectif afin de défendre une même idée : au lieu de prescrire des solutions aux familles en difficulté, il faut « faire avec » elles. Soutenus par des élus et par l’association ATD quart monde, ces professionnels sont alors entendus par l’Association départementale pour la sauvegarde de l’enfance (ADSEA 29), qui accepte de porter le projet, en partenariat avec le conseil général du Finistère, la CAF et la ville de Brest.
A la Maison des parents, les professionnels tentent de faire émerger une nouvelle posture éducative. « Un jour, dans le cadre d’une AEMO, j’ai remarqué à voix haute, de façon anodine, qu’un adolescent avait une rougeur à l’œil, raconte Stéphanie Guillemet. Sa mère m’a appelée deux jours plus tard, très anxieuse, persuadée que je pensais qu’elle battait son fils et que j’allais le placer. Cela montre que le travailleur social doit prendre conscience de son pouvoir et des projections qu’il suscite. » Pour elle, un lieu neutre comme celui-ci permet aux parents d’abandonner certaines de leurs craintes. « Dans le cadre d’une mesure contrainte, il est long de créer la confiance avec les familles, témoigne Claude Stang, TISF, à temps partiel dans la structure. Ici, on gagne ce temps. Les parents sont dans le dialogue et disent leurs difficultés plus facilement, sans avoir peur de retombées, ou d’être jugés. » Les accueillantes souhaitent briser l’image du professionnel censé tout savoir et qui dit à la famille comment faire. « On fait le pari que tous les parents ont des compétences, explique Véronique Bréhier, EJE. Notre but est que le parent considère la Maison comme un espace pour venir se faire du bien, qu’il se sente en confiance. Pas pour les pousser à parler, mais parce qu’en se sentant à l’aise et capables, les parents peuvent faire émerger leurs compétences. »
Une approche complémentaire de celle des services sociaux et éducatifs. « Dans mon travail avec les parents, je suis amené à formuler des conseils et des hypothèses pour améliorer les relations dans la famille, témoigne Olivier Leblon, TISF au CHRS Les Ajoncs, partenaire de la structure. A la Maison des parents, ils ont le temps d’aller plus loin, de tester ces conseils autour de gestes du quotidien. C’est un lieu de liberté et d’échanges entre les parents. Les professionnels les accompagnent en action, ils écoutent leurs besoins et les accueillent chacun avec leur originalité. »
Cet après-midi, c’est temps libre. Un père évoque ses soucis de santé. Puis une mère, un peu gênée, raconte que son petit garçon vient de la frapper. « Ici, j’ai travaillé ma capacité d’attention pour ne pas être une oreille distraite, souligne Claude Stang. En sortant de la logique mandat-objectif-bilan, je suis moins brusque dans mes réactions et je prends le temps de comprendre ce qui empêche les familles de progresser. » Beaucoup de familles qui fréquentent la Maison sont monoparentales ou isolées et ne savent pas à qui s’adresser quand elles vivent des choses difficiles. Dans ce lieu, on est dans le quotidien. L’enfant joue, le parent prend un café et la discussion est dédramatisée. « Quand le professionnel pratique une écoute de qualité, en étant vraiment présent et sans anticiper, le parent exprime à voix haute ce qui ne va pas, et cela l’aide à avancer », observe Véronique Bréhier, qui concède que ce type d’écoute individuelle dans un cadre collectif demande beaucoup d’énergie. Juste après le temps libre, la Maison redevenue calme, Stéphanie Guillemet téléphone à quelques parents : « Nous sommes attentifs à relancer les parents par téléphone ou par mail pour leur présenter le programme de la semaine et pour prendre des nouvelles. Une manière de dire qu’on est un lieu où on ne les oublie pas, où ils comptent. »
GARANTIR UN CADRE OÙ CHACUN EST RESPECTÉ
Si les membres de l’équipe évitent de se placer dans une position de supériorité, ils n’abandonnent pas pour autant leur rôle de professionnels, car c’est aussi ce que les parents viennent chercher. Fabienne L., mère de quatre enfants, a fait le choix de s’occuper de leur scolarité. Elle et son conjoint aiment venir à la Maison pour la socialisation : « J’apprécie qu’ici, personne ne soit choqué ou ne juge nos choix. Parfois, les professionnels pensent être au service des personnes, mais ils les “désaident”, parce qu’ils leur disent ce qu’il faut faire, considérant que les usagers sont là pour recevoir. Mais dès qu’ils ont le dos tourné, les gens reprennent leurs habitudes et rien n’avance. Ici, on apprend des professionnels en les observant et on sait qu’ils garantissent un cadre où chacun est respecté. » Les parents s’appuient d’autant plus sur les compétences des travailleurs sociaux que ceux-ci ne sont pas mandatés et qu’ils n’envoient de rapport à personne. « Parce que je me sentais à l’aise dans une structure qui n’est pas fermée, j’ai pu poser les questions qu’en tant que mère célibataire je ne pouvais poser à personne d’autre, raconte Aurore M. Les accueillantes m’ont donné confiance et m’ont stimulée. »
Dans la salle des activités, des parents et une accueillante réalisent un tableau illustrant les règles de vie des nouveaux locaux de la Maison des parents. On réfléchit, on colle, on dessine… Les ateliers réunissent au maximum trois familles pour une journée. « Quand j’intervenais dans les familles, j’ai remarqué que faire quelque chose ensemble, même préparer un repas simple, permettait aux parents de sortir d’un réflexe défensif, rappelle Stéphanie Guillemet. C’est souvent quand on était dans la voiture et quand ils ne se sentaient pas observés que les parents se mettaient à parler sincèrement. » Au programme des ateliers : cuisine, maquillage, couture, arts plastiques. Tout est possible, en fonction de ce que les parents proposent ou ont envie d’apprendre. « Les ateliers en petits groupes aident les gens qui ne sont pas habitués à l’espace public et qui ont peur des grands groupes à ne pas se sentir isolés en faisant quelque chose de concret », souligne Mariette Legendre, conseillère en « pouvoir d’agir » auprès des parents. Médecin de PMI à la retraite et membre d’ATD quart monde, elle rencontre chaque mois des parents de la Maison.
Ici, le parent est valorisé en tant que personne dans ce qu’il sait faire. Une mère explique comment préparer une quiche lorraine. Une autre anime un atelier de massage. « Une mère nous a dit un jour : “Petite, j’étais la fille de Jocelyne, puis je suis devenue la maman de Charlotte. Ici, on m’appelle Lucile, et cela me fait du bien” », rapporte la coordinatrice. Les parents ne sont pas stigmatisés en fonction de leurs difficultés et montrent ce qu’ils font de positif. « Dans beaucoup de lieux d’accueil parents-enfants, c’est l’enfant qui compte. En redonnant toute sa place au parent, on pense que cela bénéficie à l’enfant », poursuit la professionnelle. Emmanuelle G. vient depuis quatre ans à la Maison des parents, « pour la qualité de conseil et d’écoute des accueillantes » et parce qu’elle apprécie de pouvoir être actrice et pas seulement consommatrice d’un lieu : « Quand on est en congé parental, il est difficile de trouver des lieux où parler à d’autres adultes. Pourtant, c’est important pour l’équilibre. » Pour certaines mères isolées, le repas qu’elles partagent avec d’autres parents est enfin l’occasion d’une discussion entre adultes, sans enfant sur les genoux.
Contrairement au fonctionnement des Maisons vertes initiées par Françoise Dolto, les accueillantes ne sont pas seulement en posture d’observation. Elles accompagnent en mots mais aussi en gestes. « Quand les parents viennent avec leurs enfants pour les ateliers, cela nous permet de travailler ensemble leur organisation, précise Véronique Bréhier. On peut aussi travailler la séparation lors de la mise à la sieste ou donner des bains. On rejoue des gestes du quotidien pour réconforter et valoriser. » Dans les activités en commun et lors des temps libres, les accueillantes ne sont pas là pour dispenser un savoir, mais pour veiller à ce qu’aucun parent ne soit laissé de côté. L’enjeu est de favoriser la rencontre et les échanges entre parents, pour un partage de compétences. « Toutes les accueillantes avaient suggéré à une maman que les chaussures de sa fille étaient trop petites, raconte Stéphanie Guillemet. Sans succès. Une maman le lui a dit. Le lendemain, elle achetait de nouvelles chaussures. » Les parents échangent conseils et questionnements, parfois aussi vêtements et coups de main. Un réseau d’entraide informel s’est ainsi créé.
Dès le départ, l’équipe de la Maison a souhaité que le fonctionnement y soit collégial et que les professionnels, les parents, les élus et administratifs se côtoient. La structure étant engagée dans plusieurs actions nationales ou locales – avec l’Education nationale, la ville, les réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents (REAAP)… –, les parents participent à plusieurs instances. Pour préparer ces réunions à l’extérieur, ils rencontrent une fois par mois Mariette Legendre, d’ATD quart monde, lors d’un conseil de vie sociale : « Mon rôle est de veiller à ce que, dans la Maison, les parents aient toute leur place et tous une place. Comme ils ont moins l’habitude de parler que les professionnels, nous nous préparons aux rendez-vous institutionnels, comme le conseil d’orientation de l’association gestionnaire de la Maison. Cela participe à l’estime de soi et leur apporte un plus dans l’apprentissage de la vie en société. » Le conseil de vie sociale garantit aux parents un moment où ils peuvent être entendus sans les professionnels. Ils discutent librement sur la structure, donnent leur avis, écoutés par Mariette Legendre, qui prend des notes sans faire beaucoup de commentaires. Ces discussions alimentent des rencontres régulières entre parents et professionnels, médiatisées par l’intervenante d’ATD quart monde. Un exercice de remise en cause pour les travailleurs sociaux, lorsque sont abordés certains aspects du fonctionnement de la Maison : par exemple, pourquoi les professionnels passent-ils du temps avec des parents qui ne jouent pas avec leur enfant ?
Cette coconstruction est riche mais pas toujours aisée, car il est difficile de lâcher prise. « En tant qu’éducateurs spécialisés, nous sommes formés à l’entretien et à l’intervention, rappelle Stéphanie Guillemet. Nous devons nous déconnecter de ce fonctionnement, abandonner la recherche systématique de solutions pour laisser émerger les idées des parents. » A condition d’accepter les risques de cette participation… « La parole des parents fait évoluer la structure, les pratiques et l’institution, constate Mariette Legendre. Cela implique de l’humilité de la part des professionnels. Mais jusqu’où les professionnels acceptent-ils une participation des parents ou un partenariat ? »
Mais si cette liberté et cette responsabilité laissées aux parents permettent d’obtenir des résultats, les professionnels ne peuvent travailler qu’avec ce que les parents veulent bien leur donner. « Au début, dans une logique citoyenne, on s’était dit que si on constatait des carences parentales, on ferait des signalements, se souvient Stéphanie Guillemet. A l’usage, nous nous sommes rendu compte qu’il faut préserver la structure. Si on est dans une logique de signalement, on ne pourra plus faire de prévention. » Veronica Postec, éducatrice spécialisée, membre de l’équipe depuis avril, reconnaît l’efficacité de ce positionnement : « Nous ne défendons pas un modèle éducatif rigide. Nous tricotons avec le parent. » Elle s’interroge pourtant sur certains cas, tels des parents tenant des propos durs et dont elle a senti qu’ils avaient vraiment besoin d’aide. « Nous mesurons toujours nos paroles pour qu’ils ne s’en aillent pas en claquant la porte, pour qu’ils gardent un intérêt à venir dans ce lieu où, s’ils se sentent bien, ils pourront déposer des tensions et éviter ainsi qu’une situation ne s’envenime. » Un rôle d’équilibriste difficile, pour lequel l’ancienneté dans le métier et les expériences acquises par chacun des membres de l’équipe sont essentielles.
Quatre ans après l’ouverture de la Maison, l’équipe reste confiante dans son modèle d’accompagnement. Les démarches régulières de parents sollicitant les professionnels pour des temps d’écoute individualisés tendent à le prouver. Ils prennent rendez-vous avec deux accueillantes pour évoquer un sujet de leur choix. « Là, on retrouve plus notre casquette de travailleur social, constate Stéphanie Guillemet. On oriente, on remet le parent en lien avec son référent social, on l’aide à faire un courrier au juge. Mais c’est lui qui vient nous solliciter, et cela change tout car c’est son initiative. » La Maison accueille en effet régulièrement des parents suivis dans le cadre d’une mesure d’accompagnement ou dont les enfants sont placés. « On en discute avec eux, on décode les mots de nos collègues travailleurs sociaux, on les fait réfléchir à leurs propres réactions. » L’équipe se souvient d’un père qui, dans le cadre d’un droit de visite, s’est retrouvé, grâce à la dynamique collective, à peindre pour la première avec son enfant. « Un parent à le droit à l’erreur et il peut toujours s’améliorer. »
(1) Maison des parents : 1, rue de Rennes – Locaux Madeleine-Porquet – 29000 Brest.