« L’association Courir pour les trisomiques (CPLT) (1), située à Bayeux (Calvados), existe pour favoriser l’intégration de personnes déficientes intellectuelles au travers de propositions d’activités sportives et de loisirs. Pour mener à bien ses actions, elle récolte des fonds en organisant des manifestations sportives et festives. Elle conduit par ailleurs, depuis plusieurs années, une réflexion sur des solutions d’habitat destinées à certaines de ces personnes qui, habitant chez leurs parents, devront faire face dans un avenir plus ou moins proche à leur disparition ou à leur incapacité à les “prendre en charge”.
En septembre 2008, après plusieurs mois de réflexion conduite en son sein, CPLT a pris contact avec l’équipe de l’association Ti’Hameau, qui œuvre pour la création de solutions d’habitat pour personnes en manque d’autonomie, afin d’étudier la faisabilité de logements indépendants avec services sur le territoire bayeusain. Trois années de travail collaboratif ont permis de réaliser trois phases successives d’étude, d’investigations et d’élaboration.
La première étape a consisté à préciser les besoins des personnes en situation de handicap afin de pouvoir esquisser les caractéristiques de ce qui pourrait devenir un projet possible de logements avec services : caractéristiques à la fois de l’implantation urbaine, des qualités architecturales des logements, comme des éventuels services à mettre à disposition des futurs locataires. Cette identification des besoins d’habitat de personnes en situation de handicap qui n’ont pas connu d’expérience de logement en autonomie a été réalisée lors de réunions de travail où d’éventuels futurs locataires (adhérents de l’association pour la plupart) ont été amenés à formuler ce qu’ils aiment, ce qu’ils souhaiteraient comme “façon de vivre” et ce qu’ils savent ou seraient capables de faire dans la vie quotidienne. Les parents de ces éventuels locataires étaient invités à formuler, eux aussi, ce que, à leur avis, leurs enfants aimeraient et seraient capables de faire.
La seconde étape a consisté à organiser une concertation avec les établissements et services médico-sociaux du territoire dans le but de mieux cerner, à partir de leur expertise, les besoins non ou mal satisfaits en termes de logements des personnes en situation de handicap léger. L’intention était de tenter de sortir d’une réponse formulée par une institution ou une association (comme c’est encore trop souvent le cas), afin de la concevoir véritablement pour le territoire, en mutualisant les besoins recensés et identifiés par plusieurs acteurs intervenant sur la région bayeusaine.
Ce double processus achevé a permis d’identifier les besoins non ou mal satisfaits correspondant à ceux d’adultes aujourd’hui hébergés par leurs parents. Des parents qui envisagent, dans un avenir proche, de trouver une solution d’hébergement autonome et sécurisé pour leurs enfants. Mais aussi les besoins d’usagers des deux ESAT [établissements et services d’aide par le travail] du territoire, adultes pour lesquels s’approche la limite d’âge de prise en charge par ces établissements et qui ne pourront plus, dès lors, bénéficier des modes d’hébergement proposés en complément des activités à caractère professionnel.
La dernière étape, enfin, a consisté à élaborer une solution d’habitat pour six à huit locataires. Nous ferons l’impasse ici, sur l’ensemble des démarches multiples qui ont pu être entreprises, pour ne retenir que la possibilité trouvée d’intégrer, sous la forme d’appartements supervisés, un programme de logement social lui-même intégré au sein d’un projet de nouveau quartier durable initié sur une commune limitrophe à celle de Bayeux.
Cette dernière hypothèse s’est heurtée en définitive au refus du conseil général de financer l’accompagnement des futurs locataires au sein du dispositif dit “d’appartements supervisés”, condition nécessaire pour que ces personnes puissent vivre de façon autonome, mais néanmoins sécurisée. Il faut préciser que cette démarche conduite sur un peu plus de trois ans a fait l’objet de plusieurs points d’information et de concertation avec les services et les élus du département qui ont été tenus régulièrement au courant de l’avancée du projet. L’argument opposé par l’institution départementale est avant tout économique : celui de ne pouvoir financer, au cours des années à venir, dans un contexte de particulière difficulté budgétaire, aucun nouveau service qui n’ait été prévu dans le cadre du schéma départemental.
Cette initiative et l’impasse à laquelle elle a finalement abouti appelle au moins trois enseignements dont la portée dépasse le cas bayeusain :
Les personnes handicapées connaissent aujourd’hui, comme le reste de la population occidentale, une augmentation spectaculaire de leur espérance de vie. Cette nouvelle longévité leur fait désormais traverser, en grand nombre, des âges que peu atteignaient auparavant et contribue à renouveler totalement la question de leurs situations de handicap. C’est précisément cette question que l’étude et le projet de CPLT ont mis au jour localement pour ce qui concerne les personnes en situation de handicap intellectuel léger. Une longévité qui interroge, en effet, les situations de ceux qui sont hébergés au domicile familial, comme de ceux qui sont hébergés dans des dispositifs liés aux ESAT.
Si la prise de conscience de l’urgence de la problématique du vieillissement des personnes en situation de handicap se diffuse peu à peu et fait l’objet, par exemple, d’un groupe de travail initié, en février dernier, par la ministre déléguée chargée des personnes âgées et de l’autonomie (2), force est de constater une grande impréparation des politiques publiques sur cette question. Ce qui conduit la plupart du temps à trouver dans l’urgence une solution au fait que les parents ne puissent plus héberger leur enfant en situation de handicap (en cas d’hospitalisation prolongée ou de décès), provoquant par là même une rupture brutale dans la situation de vie de la personne handicapée.
Le processus de professionnalisation de la prise en charge des personnes en situation de handicap, manifeste en France depuis les années 1950 et en voie de renforcement avec l’incitation des pouvoirs publics au regroupement des associations gestionnaires, tend à décrédibiliser (ou pour le moins à rendre moins “entendables”) les initiatives de la société civile. Les politiques sociales sont portées par des acteurs ou des groupes d’acteurs qui, aux différents niveaux de la société et au sein même des organes de décision politique ou à leur contact direct, élaborent des propositions, structurent des ensembles plus ou moins cohérents d’idées, suscitent la création d’organisations ou l’établissement d’institutions. Mais ces acteurs collectifs ne “pèsent” pas tous le même poids dans ce jeu social de contribution à l’élaboration des politiques sociales.
Reconnue sur le territoire bayeusain comme un acteur proposant des activités de loisirs à des personnes en situation de handicap intellectuel léger et structurée sous une forme exclusivement bénévole, l’association a vu sa volonté de porter une question de politique sociale perçue, pour le moins, comme “iconoclaste” par les professionnels et les institutionnels du handicap. Alors même que l’association traduisait ainsi sous la forme d’un “problème social” et d’une proposition de solution “inclusive” un ensemble d’expériences et de situations de vie mises en discussion et analysées en son sein.
Et si, en définitive, une convention de partenariat a pu être signée entre CPLT et une association gestionnaire d’établissements médico-sociaux, il n’en demeure pas moins que l’“intrusion” d’un acteur de la société civile dans l’élaboration de politiques sociales “bouscule” l’ordonnancement du jeu d’acteurs légitimes (professionnels et institutionnels) à porter les questions sociales et à élaborer les solutions, provoquant réticences ou stratégies d’évitement chez certains d’entre eux. Aussi est-on en droit de s’interroger sur la part de cette dimension d’“inégalité de légitimité” dans la conclusion inaboutie de ce projet.
Le vieillissement de la population en situation de handicap porte le risque de générer des dépenses de santé et d’accompagnement social croissantes. Dans une conjoncture budgétaire pour le moins difficile, les départements, soucieux d’une bonne gestion, adoptent des comportements “comptables” qui tendent à limiter coûte que coûte les dépenses. Cette “stratégie” les conduit ainsi à repousser la prise en compte de certains besoins non ou mal satisfaits, afin de différer une dépense, tels les besoins des personnes actuellement hébergées chez leurs parents vieillissants. Cette stratégie paraît compréhensible d’un point de vue comptable, apprécié dans le court terme de la recherche d’un équilibre budgétaire annuel. Mais, outre qu’elle prend quelques libertés avec les principes affirmés par la loi de 2005, elle compromet vraisemblablement l’économie de l’aide à l’autonomie à moyen terme, dès lors que la prise en compte de ces besoins, au lieu d’être anticipée, devra être résolue dans l’urgence, ce qui entraîne toujours un surcroît de dépenses (sans parler des conséquences pour la personne d’une rupture brutale avec son environnement). »
(1)
(2) Voir ASH n° 2797 du 15-02-13, p. 6.