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« Aujourd’hui, on reconnaît davantage l’importance des liens du quotidien »

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Les débats sur la parenté se focalisent bien souvent sur le lien biologique et la filiation juridique. Il existe pourtant une troisième dimension, celle du quotidien. C’est ce que montre Florence Weber, sociologue et anthropologue, dans un ouvrage où elle propose des pistes pour repenser la parenté.
Les travaux sur la parenté étudient traditionnellement le lien biologique et la filiation juridique. Vous ajoutez une troisième dimension : la parenté quotidienne. Comment la définissez-vous ?

C’est l’ensemble des activités non marchandes réalisées au quotidien entre des individus avec une forte dimension affective, sur la longue durée. Cette dimension n’est pas encadrée par le droit mais est souvent liée, quoique pas nécessairement, à celles du lien biologique et de la filiation juridique. C’est aussi ce que l’on appelle en droit la « possession d’état », qui qualifie juridiquement des éléments ou des relations de fait, qu’il s’agisse de prise en charge domestique ou d’éducation.

Pour quelle raison cette parenté du quotidien est-elle plus visible aujourd’hui ?

Elle n’est pas si nouvelle que cela. Je pense aux nourrices, dont l’existence est très ancienne et qui entre­tenaient assez souvent des relations affectives fortes avec les enfants qui leur étaient confiés sans qu’il existe entre eux un lien biologique ou juridique. Ce qui a changé aujourd’hui, ce sont les transformations de la conjugalité, avec la montée des naissances hors mariage et l’augmentation des familles recomposées, qui créent, de fait, des situations où la parenté du quotidien prend plus d’importance. On est passé à des formes de pluriparentalités où l’on fait parfois comme si le parent du quotidien était le parent reconnu juridiquement. Ce qui peut d’ailleurs être vécu de façon assez violente. Mais au XIXe siècle, il existait déjà beaucoup de familles recomposées, le plus souvent en raison du décès de l’un des deux parents. La famille nucléaire, où les trois dimensions de la parenté se juxtaposent exactement, n’est donc pas aussi traditionnelle qu’on le pense.

Dans les politiques publiques, cette parenté quotidienne n’apparaît pas vraiment…

Elle est prise en compte surtout dans les politiques sociales avec les situations de concubinage. Un concubin existe au regard de l’Etat social, mais pas en ce qui concerne l’héritage ou l’autorité parentale. Il est en outre souvent disqualifié lorsqu’il y a conflit entre les parents génétiques. Il y a une dizaine d’années, le débat sur la parenté était focalisé essentiellement sur la génétique. On débattait aussi beaucoup autour du droit, estimant qu’il ne s’adaptait pas assez rapidement aux évolutions scientifiques et sociétales. Aujourd’hui, on reconnaît davantage l’importance des liens du quotidien. Quelques faits divers ont sans doute marqué les esprits. Je pense à l’histoire de cette fille, dans le Midi, victime à sa naissance d’une substitution d’enfants à la maternité. Cette erreur n’avait été découverte que bien plus tard, et cette jeune fille considérait que ses parents étaient ceux qui l’avaient élevée – ses parents du quotidien –, non ses parents génétiques.

Vous avez étudié des cas de dissociation de la parenté. De quoi s’agit-il ?

Ce sont des cas exceptionnels dont l’observation aide à penser ce qui se passe dans des situations plus ordinaires. Par exemple, pour des raisons d’accidents biographiques, un enfant se retrouve avec trois pères qui se posent en concurrents. J’évoque aussi dans l’ouvrage des cas où il existe un doute sur la paternité, ou encore un conflit entre la mère du quotidien et la mère officielle. De façon inattendue, lorsque je faisais des conférences pour expliquer ce travail, il était fréquent que des gens viennent me parler de leur famille. Sur une salle de 40 personnes, il y en avait toujours une ou deux qui se reconnaissaient dans ce que je racontais. Cela montre que ces situations sont beaucoup plus courantes qu’on ne le pense. Simplement, elles sont souvent tues.

Vous utilisez dans l’ouvrage le terme de « maisonnée ». Que recouvre-t-il ?

La « maisonnée », c’est le groupe de la parenté quotidienne, au-delà du seul ménage, qui est l’unité utilisée dans les statistiques et les textes officiels. Celle-ci fonctionne pour les situations habituelles, mais la notion de maisonnée est plus efficace pour désigner les relations de parenté en dehors d’une cohabitation. Ce n’est pas non plus la famille élargie, qui est constituée de proches n’ayant parfois aucune relation au quotidien. La « maisonnée », ce sont les gens qui s’occupent les uns des autres de façon régulière et investie. De ce point de vue, je m’inscris dans la lignée des travaux sur le care, même si, pour moi, ce n’est pas simplement de la sollicitude ou un soutien affectif ou moral. Ce sont des liens beaucoup plus forts, comme le fait de passer deux fois par jour voir une personne âgée pour vérifier que le frigo est plein et que tout va bien. Il s’agit de relations pragmatiques qui demandent un investissement matériel, pas seulement des sentiments.

Les professionnels de l’aide à domicile font-ils partie de cette maisonnée ?

C’est un vrai débat. La professionnalisation des métiers de l’aide à domicile passe par un certain refus des affects avec les usagers. J’observe pourtant que, assez souvent, ce qui se pratique sur le terrain va à l’encontre de ce qui est enseigné dans les écoles. Là où il existe des relations sur une longue durée, l’établissement d’un lien affectif est indéniable. De mon point de vue, il s’agit bien d’une forme de parenté quotidienne. Le professionnel n’est pas interchangeable. S’il n’est pas là, on ne peut pas le remplacer par un intérimaire. Mais il est vrai que ça peut être un piège pour lui. Il peut se sentir prisonnier de cette relation. Tout le problème est donc de mettre des limites à cet investissement pourtant nécessaire.

Les psychologues insistent sur l’importance de s’inscrire dans une généalogie familiale. La parenté du quotidien ne vient-elle pas perturber ce lien ?

Une certaine psychanalyse a en effet beaucoup mis l’accent sur les liens du sang ou juridiques, peut-être sans prendre suffisamment au sérieux les liens du quotidien, estimant qu’ils viennent brouiller les cartes. A l’inverse, pour d’autres psychologues ou psychanalystes, les relations quotidiennes s’inscrivent pleinement dans l’histoire familiale. Comment une parenté pourrait-elle être éducative en l’absence de tout lien quotidien ? C’est ce qui se passe dans la vie de tous les jours qui construit la personne. Pour ma part, j’observe qu’il existe plusieurs légitimités, et il ne m’appartient pas de choisir l’une ou l’autre. Mais pour les gens qui vivent des situations de dissociation de la parenté, c’est souvent difficile à vivre. Mon propos est donc d’essayer de voir dans quelle mesure ces trois dimensions peuvent cohabiter de façon harmonieuse.

Faut-il aller vers une meilleure reconnaissance de la parenté du quotidien en instaurant un statut du beau-parent ou de l’aidant ?

Je n’en suis pas certaine, d’autant qu’il existe un dispositif dans le domaine sanitaire qui pourrait aisément être transposé. Il s’agit de la personne de confiance qui est une disposition de la loi de 2002 sur le droit des patients, prévue pour faciliter les relations des patients avec l’hôpital. Ce système pourrait tout à fait être étendu, notamment aux personnes âgées. La seule contrainte est que la personne concernée puisse désigner elle-même, à l’administration, cette personne de confiance. Ce qui est une difficulté en matière de protection de l’enfance. Car qui va décider ? La personne titulaire de l’autorité parentale ? Le travailleur social ?

La reconnaissance de cette parenté du quotidien ne risque-t-elle d’autoriser les pouvoirs publics à se défausser sur les proches des personnes vulnérables ?

En réalité, il n’y a pas besoin d’invoquer la parenté quotidienne pour renvoyer les gens à leurs obligations familiales. La parenté juridique et ses obligations actuelles suffisent. En revanche, là où il existe un risque, c’est lorsque la parenté quotidienne ne se déroule pas de façon harmonieuse. Par exemple, si mon frère est parti habiter loin et que je reste seule à m’occuper de ma mère, c’est moi la parente quotidienne. Si l’on donne un cadre réglementaire ou législatif à la parenté quotidienne, on durcit aussi les rapports de forces. Ce qui n’est pas une bonne chose. Le problème pour les institutions est de considérer comme stables et officielles des relations qui, par définition, sont provisoires et instables. On pourrait donc accorder simplement une légitimité provisoire à la personne de confiance car si l’on ne peut pas changer de parents, on peut parfois changer de parents du quotidien.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Florence Weber enseigne la sociologie et l’anthropologie sociale à l’Ecole normale supérieure, où elle dirige le département de sciences sociales. Elle coordonne des recherches collectives dans le cadre du collectif Medips et de la chaire « Handicap psychique et décision pour autrui » (EHESP-CNSA). Elle publie Penser la parenté aujourd’hui. La force du quotidien (Ed. Rue d’Ulm, 2013).

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