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Libres d’aimer

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En Belgique, La Maisonnée, qui accueille des personnes handicapées mentales, a mis en place un accompagnement à la vie affective et sexuelle. Développée par son directeur depuis 1972, cette pratique est aujourd’hui totalement ancrée dans la vie de l’établissement.

« T’as vu ? C’est mon chéri. » Nathalie Delrue, 33 ans, montre la photo suspendue au mur où elle étreint Bernard Lazard, 42 ans, avec qui elle partage un studio dans la petite commune d’Ittre, en Belgique. Loquace, elle fait les honneurs du petit appartement, allume la radio, se met à danser, pendant que Bernard tente avec application de ranger le linge propre. Ensemble depuis cinq ans, le couple habite La Maisonnée (1), un service résidentiel pour adultes handicapés mentaux, dont l’une des particularités est l’accent mis sur l’accompagnement à la vie sexuelle et affective.

« Dès sa création, cet établissement s’est centré sur l’individu et non sur le groupe, explique Jean-Luc Wasmes, directeur. A partir de là, il s’agit de s’interroger sur ce qui fait la qualité de vie pour la personne et on se retrouve très vite avec l’expression d’un désir de vie à deux, de sexualité, de procréation. On n’est plus seulement dans l’idée de normaliser. » Fondé en 1972 pour accueillir alors des adultes et des enfants, l’établissement était le premier en Belgique à proposer des chambres individuelles, condition sine qua non pour l’épanouissement d’une relation amoureuse. « A l’époque, on nous a accusés d’ouvrir un bordel, se souvient Jean-Luc Wasmes. C’était le titre d’un article de La libre Belgique. Mais aujour­d’hui, nous sommes connus et reconnus dans le pays pour la qualité globale de notre accueil. » Confirmation, à Bruxelles, de Thérèse Kempeneers-Foulon, secrétaire générale de l’Association francophone d’aide aux handicapés mentaux (Afrahm) : « La Maisonnée est bien connue. Les parents sont en général ravis que leurs enfants y vivent. C’est un lieu en recherche permanente, par exemple sur les compétences artistiques des personnes handicapées, et très respectueux de la vie affective des personnes accueillies. Son responsable est d’ailleurs très présent sur ces questions dans les colloques et les lieux de réflexion. » Tous les résidents n’y sont évidemment pas impliqués dans une relation de couple, mais l’accompagnement social proposé par l’équipe doit permettre à chacun de vivre selon ses désirs et ses sentiments. « C’est une atmosphère, une ouverture d’esprit que nous devons tous avoir, résume Didier Rousseau, chef éducateur de la structure. La mixité a aussi favorisé les choses, car des couples se sont naturellement formés, et notre devoir était de les aider à ce que cela se passe dans de bonnes conditions. »

CHAQUE JOUR, UNE DEMANDE D’ADMISSION

Aujourd’hui, l’établissement offre 39 places pour des adultes handicapés mentaux, âgés de 20 à 78 ans, dont la moitié environ présentent une pathologie psychiatrique. « En général, ce sont des personnes qui ne pourront jamais vivre en appartement individuel sans accompagnement, précise le directeur. La plupart d’entre elles resteront ici toute leur vie. D’ailleurs, j’ai coutume de dire que nous, les professionnels, sommes chez elles. »

Pour intégrer La Maisonnée, la liste d’attente est longue : ici, une nouvelle demande d’admission arrive chaque jour. Ces deux dernières années, cinq résidents ont quitté la structure, vite remplacés par ceux qui patientent. « Un couple a finalement pu s’installer en appartement supervisé, une personne a intégré un accueil adapté pour personnes âgées, une autre est entrée à l’hôpital, détaille Jean-Luc Wasmes. Enfin, un résident est parti dans une autre institution pour vivre auprès de la femme dont il était amoureux. »

La Maisonnée est constituée de deux bâtiments principaux. Le premier abrite les bureaux des professionnels et les – activités réalisées en journée – le « travail » est en effet obligatoire (ateliers espaces verts, peinture, pâtisserie, cinéma, sport, etc.). Et le second, flambant neuf, comprend les chambres, studios, espaces de convivialité et de restauration. Entre les deux, une allée de gravier qui passe au milieu des enclos des animaux de la ferme : petits cochons, poules, oies, ânes… Ce bâtiment a pu être construit grâce à des dons de particuliers. « Auparavant, nous avions deux maisons plus petites, mais nous avons réuni les hébergements dans un seul bâtiment, c’est plus économique en termes de personnel », souligne Jean-Luc Wasmes. Le budget de fonctionnement est financé par l’Agence wallonne pour l’intégration des personnes handicapées (AWIPH). En outre, sept places sont réservées à des résidents français. Leur prix de journée, plus élevé, permet d’augmenter sensiblement les recettes. Enfin, les personnes hébergées participent aussi à hauteur de leurs ressources.

INTÉGRER AU QUOTIDIEN LA DIMENSION AFFECTIVE

L’équipe compte 28 équivalents temps plein, dont dix éducateurs de jour, deux chefs éducateurs, deux éducateurs de nuit, un éducateur sportif, un éducateur médical et trois aides-soignantes. Une psychologue est également présente à temps plein. « J’ai également conservé les tâches qui relèvent de l’assistante sociale, précise Nathalie Bras, sous­directrice administrative, qui a exercé ici la fonction d’éducatrice pendant une dizaine d’années. Je tiens à jour les dossiers des résidents, m’occupe des remboursements par les mutuelles, reçois et traite les demandes d’admission, gère les contacts administratifs avec les familles. »

L’accompagnement individuel inclut au quotidien, de façon naturelle, la dimension affective. L’équipe veille à baliser l’évolution de chaque histoire. « Les résidents viennent nous parler de leur relation et de leur désir, ils formulent des demandes comme de dormir ensemble, d’aller faire une promenade à deux », explique Didier Rousseau. L’équipe s’assure toujours que la demande est effectivement partagée. « Puis on leur propose de prendre d’abord un repas du soir ensemble, d’essayer de partager une nuit pendant le week-end, quitte à déménager les lits ou installer un lit de camp. Ils pourront ensuite profiter des vacances, par exemple pour dormir dans une chambre à deux et avancer progressivement dans leur relation… ». Les professionnels sont à l’écoute des demandes et des envies de chacun. « Nous voyons très vite les rapprochements, et les résidents nous en parlent rapidement », souligne le chef éducateur. De nombreuses activités pratiquées en dehors de l’établissement sont aussi l’occasion pour les résidents de faire des rencontres. « Nous avons des adultes qui participent à des activités folkloriques, d’autres qui se rendent aux boums de Parlons d’amour, une association de rencontres créée avec d’autres associations accueillant des personnes handicapées », explique le directeur. C’est ainsi que Frédéric Hendboeg a rencontré sa petite amie. « Elle ne vit pas ici, elle est dans une autre ville », précise-t-il. Mais il n’en demande pas plus. Dans sa chambre double, il va bientôt accueillir un nouveau venu dont il sera le référent et à qui il montrera le fonctionnement des lieux. « Il faut accepter qu’il n’existe pas de relation amoureuse type, note Jean-Luc Wasmes. Tous n’ont pas envie ou besoin de vivre à deux. C’est comme pour tout le monde. S’il leur suffit de se voir une fois par semaine, tant que cela se passe bien pour les deux personnes, nous n’avons rien à dire. »

Pour que l’expérience amoureuse se passe bien, les éducateurs insistent régulièrement sur la nécessité de respecter l’autre, en n’entrant pas sans frapper dans les chambres, en n’imposant pas de relation sexuelle à son ou sa partenaire, en n’utilisant pas son argent ou ce qui lui appartient… Mais aussi sur celle de respecter l’entourage, en ne s’embrassant pas en public. La vie sentimentale peut, à la demande du résident, être prise en compte dans le projet individuel. Certains incluent ainsi dans leur projet le souhait de rencontrer une compagne ou un ­compa­gnon. Pour celles et ceux qui en ont déjà un, la priorité peut être d’améliorer leur relation ou de la développer de manière à parvenir à un mieux-être. « Les projets individuels peuvent inclure un projet de couple avec des objectifs tels que s’organiser un resto de temps en temps, une fête pour célébrer l’anniversaire de leur relation, raconte Laetizia Cappello, éducatrice. A nous de les aider ensuite à faire exister leur couple, malgré la communauté. » Il s’agit aussi d’anticiper et de gérer les ruptures, lorsqu’elles surviennent… « Il est arrivé qu’on aide à écrire une lettre de rupture », se rappelle Didier Rousseau. Reste que la souffrance de celui qui est délaissé n’est pas toujours facile à gérer. « Je me positionne alors plutôt comme une confidente, explique Laetizia Cappello. Même si je ne comprends pas toujours tout de la situation. »

NÉGOCIER LE VIVRE ENSEMBLE

Dans le studio de Jean Peeters et Béatrice Deminie, certains éléments du projet de Jean sont affichés au mur : « Organiser une sortie pour l’anniversaire de Béa et lui offrir un cadeau. Préparer une soupe un week-end sur deux et la manger avec elle. » De leur côté, Anne Termolle et Pierre Montoisy ont plutôt choisi d’afficher leurs photos de couple sur les murs, tout en conservant chacun… leur télé­vision. « Cela fait partie des négociations quand on veut vivre ensemble et qu’on ne souhaite pas regarder les mêmes choses, remarque Didier Rousseau. La différence, c’est qu’il a fallu mettre dans un studio les deux écrans dos à dos, et ils s’arrangent avec ou sans casque. » Les couples ont en effet la possibilité de partager un studio équipé d’une kitchenette. Ils peuvent y prendre ensemble le repas du soir, à condition d’avoir prévenu la cuisine et qu’un plateau-repas leur ait été préparé.

« Ce projet de cohabitation est évidemment préparé avec la famille, explique Didier Rousseau. Mais même si la politique de La Maisonnée est connue bien avant l’admission, ce n’est pas ­toujours le plus simple. » Bernadette Dessaintes, la mère d’Anne Termolle, se souvient ainsi comment elle a appris la relation que sa fille avait entamée avec Pierre. « Ce sont les autres résidents qui me l’ont dit un week-end, quand je suis venue la voir. Ils avaient l’air de bien s’amuser tous les deux, alors tant qu’elle est heureuse, pourquoi pas. Mais quand par la suite on m’a annoncé qu’ils voulaient vivre à deux, j’ai trouvé que je ne connaissais pas suffisamment Pierre, je ne savais pas quel genre d’homme c’était. » L’équipe éducative a rassuré Bernadette, qui a ensuite invité chez elle Pierre et Anne pour mieux faire connaissance avec le compagnon de sa fille.

La psychologue a par ailleurs sensibilisé la mère à la possibilité que la relation se développe et aboutisse à une forme de fiançailles, que La Maisonnée a baptisée « accordailles ». Une cérémonie mise au point pour marquer le lien entre deux résidents, mais aussi pour des raisons pratiques. « Pendant longtemps, le mariage était une contractualisation qui faisait diminuer les allocations de chacun des résidents, explique Jean-Luc Wasmes. Alors nous avons mis en place ces accordailles. » Chacun les organise comme il le souhaite, avec ses propres moyens. Il y a généralement un échange d’alliances, parfois une robe blanche et un repas. La plupart du temps, c’est le directeur de La Maisonnée qui officialise ce moment avec un petit discours. « La loi a changé récemment et permettrait désormais aux personnes de se marier sans préjudice sur leurs allocations, mais pour l’instant nous proposons toujours cette cérémonie des accordailles qui est à présent bien connue des résidents. »

UN CONTRAT QUI MENTIONNE LE NON-NÉGOCIABLE

L’événement est l’occasion de rédiger un véritable contrat avec les deux partenaires et la psychologue, parfois avec le directeur. « Dans ce contrat sont inscrites des choses non négociables comme le respect de l’autre, la prohibition de toute violence. Ils ajoutent ensuite ce qu’ils estiment important, résume Jean-Luc Wasmes. Nous avons ainsi un couple qui a constitué un contrat de 60 pages à l’aide de pictogrammes. Ils y ont notamment consigné et partagé toutes les tâches du quotidien. » La constitution d’une famille, avec des enfants, n’est en revanche pas mentionnée dans le contrat. Les contrats d’accueil des résidents, qui font en la matière une entorse à la loi belge, stipulent d’ailleurs qu’ils doivent utiliser une contraception. « Nous ne pourrions pas accueillir des familles, c’est un autre accompagnement dont nous n’avons pas les moyens, justifie le directeur. En outre, je sais trop combien d’enfants de parents handicapés mentaux doivent ensuite être placés. » La question commence à se poser pour l’une des résidentes, âgée de 40 ans, qui a exprimé un désir d’enfant. « Nous insistons beaucoup avec elle sur la contrainte que représente la parentalité, l’organisation à mettre en place, l’anticipation dont il faut constamment faire preuve. Et des entretiens avec notre psychologue permettent de faire le relais et d’accompagner sa souffrance. » En revanche, jusqu’à présent, cette question n’a jamais été soulevée par un résident masculin.

Au rez-de-chaussée du bâtiment d’hébergement, Eric Smits sèche tendrement les cheveux d’Isabelle Jonckheere, sous la supervision de Barbara Ducobu, qui fait fonction d’éducatrice. « Tu passes bien ta main dans ses cheveux, et surtout tu bouges tout le temps le sèche-cheveux, sinon tu vas la brûler », recommande la professionnelle. La pièce est aménagée en salon de coiffure et d’esthétique pour un atelier que l’équipe a baptisé « As’n’èze » (« A son aise »). « Cet atelier consiste à les accompagner dans la préparation du matin, parce que beaucoup d’entre eux ne se mettent pas en route si facilement, souligne-t-elle encore. Je les aide à se coiffer, à se maquiller, à se préparer. J’ai réfléchi avec la psychologue aux couples auxquels on pourrait proposer dans ce cadre des petites activités, au cours desquelles ils pourraient développer leur échange affectif. » Une fois Isabelle prête, la professionnelle rase ensuite elle-même Eric, puis Isabelle reprend la main pour l’application de l’after-shave… Pour Isabelle, direction l’atelier cinéma. Aux côtés d’Eric, elle joue le rôle d’une jeune amoureuse dans un film qui sera prochainement présenté dans un festival international.

Les éducateurs ne sont pas plus spécifiquement formés à l’accompagnement de la vie sexuelle et affective des résidents en Belgique qu’en France. Aussi, lorsque La Maisonnée recrute, elle propose aux nouveaux professionnels des mises en situation incluant l’accompagnement de la vie de couple. Jean-Luc Wasmes, qui est également enseignant en orthopédagogie à la Haute Ecole de Louvain, intervient régulièrement auprès d’éducateurs spécialisés en formation. « Il n’y a pas vraiment de recette toute prête, résume-t-il. Pour ma part, je commence toujours par parler des abus sexuels, car beaucoup de nos résidents y ont été confrontés à un moment ou à un autre. Et c’est en levant l’interdit, mais aussi en éduquant les résidents à la sexualité, à la prévention, que les situations d’abus et de violence peuvent être évitées. » Le directeur a, en outre, développé une formation à l’éducation sexuelle que toute son équipe a suivie. Et il supervise celles d’établissements qui, eux aussi, souhaitent mettre en place un accompagnement à la vie affective. « Je propose de concevoir une charte pour faire évoluer l’attitude des équipes en général vers plus d’ouverture, d’écoute et d’individualisation. Ici, nous n’en avons pas eu besoin, mais cela permet de discuter, d’entamer la réflexion. »

Car, à La Maisonnée, il est normal d’accompagner un couple au restaurant ou de lui préparer un bain en amoureux, les studios n’étant équipés que de douches. « Les personnes handicapées sont des êtres humains à part entière, parfois bien plus ancrés que nous dans la réalité, et qui jouissent parfaitement de la vie, conclut Barbara Ducobu. Elles ont juste parfois besoin d’un peu d’aide. »

Notes

(1) La Maisonnée : 6, rue Toûne – 1461 Haut-Ittre (Belgique) – Tél. (00) 32 2 366 04 73.

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