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« On a usé du sport comme d’un pare-feu dans les quartiers populaires »

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Dans le champ social, l’intérêt pour le sport va croissant. C’est ce que relève le sociologue François Le Yondre, auteur d’une thèse sur l’usage du sport dans le domaine de l’insertion. Toutefois, prévient-il, si la pratique sportive peut être utile pour remobiliser des personnes en difficulté, elle repose aussi sur une forme de contrôle des corps et des esprits.
Vous avez participé en octobre au colloque « Sport et précarité ». Quel rapport entre ces deux thématiques ?

Elles semblent a priori éloignées. Cela fait près de huit ans que je travaille sur cette question et, pour les institutions du secteur de l’insertion et de l’emploi, le sport est rarement une priorité. Mais les choses évoluent. L’expérience de la vulnérabilité et de la précarité, quand on écoute ceux qui la vivent, est aussi corporelle. Le chômage de longue durée et la précarité peuvent engendrer une inactivité prolongée qui est ressentie difficilement. Les chômeurs évoquent souvent l’impression qu’ils ont d’accumuler une énergie qui, paradoxalement, se traduit par une apathie et une difficulté à agir. Comme si cette énergie non utilisée finissait par peser sur le corps et le mental. C’est le temps long de l’inactivité qui génère cette sensation d’inutilité corporelle. Le chômage et la précarité produisent aussi des effets plus manifestes chez certains chômeurs, comme le surpoids, l’obésité, l’alcoolisme ou la toxicomanie.

Quelle place le sport occupe-t-il dans le secteur social ?

Dans les années 1990, à la suite des flambées de violence dans certaines banlieues, il a été utilisé, et même instrumentalisé, auprès des jeunes. Le sport est en effet présenté comme apportant une plus-value démocratique. Il serait forcément bon et bienveillant. Il créerait du lien social, apaiserait les corps agités. Il serait bon pour la santé et permettrait l’acquisition de comportements sociaux liés au respect des règles. Avec des représentations aussi laudatives, les responsables politiques ont rapidement compris l’intérêt communicationnel du sport. Dans les années 1990 et 2000, on en a donc assez systématiquement usé comme d’un pare-feu dans les quartiers populaires, sans toutefois réfléchir aux conditions qui pouvaient le rendre utile dans ce type de situation, et les résultats ont souvent été inverses à ceux qui étaient escomptés. Dans des espaces sportifs peu ou pas encadrés, on a vu resurgir des problèmes liés à l’ethnicisation des groupes, à l’exclusion des filles, à la violence… En ce qui concerne les adultes en situation de vulnérabilité, ce n’est que plus récemment que le sport a commencé à être utilisé. J’ai moi-même participé, il y a trois ans, à deux de ces dispositifs qui étaient alors exceptionnels.

Comment fonctionnaient ces dispositifs ?

L’un des deux stages de redynamisation par le sport auxquels j’ai participé était d’une durée de quatre mois. Pendant cette période, les personnes pratiquaient du sport tous les jours de la semaine. C’était assez dense. L’autre stage durait environ six mois, avec deux demi-journées de pratique sportive hebdomadaires. Ces stages étaient financés par des conseils généraux et organisés par des associations. Ils étaient intégrés dans le contrat d’insertion signé par les bénéficiaires du RSA [revenu de solidarité active]. Les participants étaient volontaires. Mais comment ne pas l’être lorsque vous êtes bénéficiaire de minima sociaux et que l’on vous propose de faire du sport ? Reste que, au-delà des représentations positives sur le sport, ces dispositifs s’inscrivaient clairement dans le contrat d’insertion, donc comme une obligation.

Quel était leur objectif ?

Ils s’adressaient à des gens au chômage depuis plusieurs années qui, pour la plupart, présentaient des problématiques de santé (obésité, alcoolisme, etc.). L’objectif était double : d’abord, faire en sorte que les participants dépassent leurs problèmes de santé en s’appuyant sur le mécanisme d’engagement individuel qui sous-tend les pratiques sportives ; ensuite, reconstruire l’employabilité de personnes prises dans le temps long du chômage. Les disciplines sportives proposées étaient essentiellement des activités d’endurance telles que la natation, la course à pied ou encore la musculation. Peu d’activités collectives ou ludiques étaient mises en œuvre. Ce qui est assez logique dans la mesure où le discours qui accompa­gne ce type de proposition insiste sur la reconquête d’une forme de responsabilité de soi et d’autonomie par le sport. On est plutôt dans une approche apollinienne mettant l’accent sur le rendement, l’effort, le progrès par la répétition. Le sportif, dans le cadre de ces stages, doit retrouver la capacité de s’engager vis-à-vis de lui-même et des autres.

Cela en dit long sur une certaine conception de l’insertion…

En effet, les institutions tendent à considérer le chômeur ou l’allocataire du RSA comme étant en défaut par rapport à la responsabilité de soi-même, à la maîtrise de son propre corps et à sa trajectoire professionnelle. Plus ou moins inconsciemment, on suppose que le chômeur en situation corporelle délicate s’est laissé aller. Bien entendu, les concepteurs de ces stages sont bienveillants. En proposant à des personnes en difficulté de faire du sport, ils sont convaincus de leur faire du bien. On se trouve pourtant dans la logique des politiques d’activation des politiques sociales qui mettent beaucoup plus l’accent sur la responsabilité de l’individu que sur les déterminants conjoncturels des situations de chômage. Il s’agit d’activer moralement et physiquement les individus, de faire en sorte qu’ils reconquièrent une autonomie et une capacité à s’engager. On peut dire, dans une perspective foucaldienne, que les institutions exercent une forme de pouvoir sur les corps et les esprits grâce à cette logique d’activation des corps qui se double d’une sorte d’orthopédie morale.

Les participants ne semblent pourtant pas s’en plaindre…

Mon propos n’est pas d’être systématiquement critique, mais d’analyser les mouvements sociologiques à l’œuvre. Encore une fois, la proposition de faire du sport est généralement perçue de façon positive par les personnes en difficulté. Lors de ces stages, il y a de la bonne humeur, des situations positives, des liens qui se créent… Mais cela n’empêche pas qu’une logique politique se déploie. Paradoxalement, ces rires, cette représentation positive du sport, cet engagement a priori volontaire des individus, y participent. Comme l’écrit Michel Foucault, le pouvoir s’exerce sur des individus beaucoup plus facilement s’ils sont volontaires et s’ils y trouvent du plaisir.

Malgré tout, ces stages peuvent-ils apporter quelque chose à leurs participants ?

C’est plutôt une bonne chose à condition de ne pas en attendre trop, par exemple en imaginant que cela va régler la situation des gens en termes de santé ou d’insertion professionnelle. Faute de quoi on risque de retomber sur les écueils déjà rencontrés lorsqu’on a instrumentalisé le sport auprès des jeunes dans les quartiers populaires. Cette réserve faite, le sport est tellement répandu dans notre société qu’il est un bien culturel auquel il est sans doute pertinent de donner accès à tous, même à ceux qui n’en ont pas habituellement les ressources. En outre, sur le plan de l’estime de soi et des stratégies identitaires, c’est un outil qui peut être intéressant. Quand on est chômeur de longue durée ou bénéficiaire du RSA, on est pris dans des représentations négatives d’autant plus désastreuses qu’elles sont impensées. Le chômeur est ­souvent décrit comme quelqu’un de passif, d’inactif, manquant de courage et ne prenant pas de responsabilités. A l’inverse, la figure du sportif renvoie au courage, au fair-play, au dynamisme, à la prise de risques… Il y a donc une opposition quasi symétrique entre ces deux figures.

Comment les travailleurs sociaux jugent-ils ces dispositifs ?

Chez les professionnels du champ social que je ­rencontre régulièrement, je perçois un intérêt réel pour ces questions. Ils sont conscients de la dimension corporelle que représente l’épreuve de la précarité et de la pauvreté, et aussi que le sport a été largement utilisé auprès des jeunes. Ils attendent donc de voir quelles sont les erreurs à ne pas faire et dans quelles conditions le sport peut être utile. Il y a, d’une façon générale, un intérêt croissant pour le sport comme outil d’intervention sociale. C’est un domaine nouveau, et ceux qui s’y intéressent viennent de différents horizons. Certains sont travailleurs sociaux, d’autres viennent du mouvement sportif avec une sensibilité sociale. Le ministère de la Jeunesse et des Sports commence d’ailleurs à organiser des formations pour des professionnels spécialisés dans l’intervention auprès des publics vulnérables et en difficulté. Un espace professionnel est en train de se créer.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Sociologue, enseignant à l’UFR-APS de l’université Rennes 2, François Le Yondre a présenté en 2010 une thèse de doctorat sur « le sport face au chômage ».

Il a participé en octobre, à Reims, au colloque « Sport et précarité » et est lauréat du prix de l’écrit social 2013 pour son article « Des corps incertains. Redynamisation des chômeurs par le sport » (Le sociographe n° 38, 2012).

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