Un mardi matin de rentrée, à l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) La Maison Blanche, situé dans la petite commune de Beaucourt, pas très loin de Montbéliard, dans le Doubs. Inauguré en décembre 2012 par la fondation Arc-en-Ciel (1), le bâtiment est flambant neuf, aux teintes bordeaux, grise et blanche, un grand parking s’étalant à ses pieds. L’établissement comprend quatre services divisés chacun en unités d’une quinzaine de lits, ainsi qu’un service Alzheimer, un autre pour personnes handicapées vieillissantes et un dernier accueillant des seniors atteints de pathologies psychiatriques. Donnant directement sur le parvis d’entrée, la salle de spectacle Léon-Belot est, ce matin, le théâtre d’une formation un peu particulière : on y entre dans la peau des personnes âgées pour mieux les comprendre, et si possible mieux les aider.
Ancienne infirmière militaire de 49 ans spécialisée en gériatrie, reconvertie dans l’aide à domicile puis dans la formation, Valérie Hervé a commencé une première session avec neuf infirmières et aides-soignantes de la maison de retraite. Neuf autres suivront cette même formation l’après-midi, puis deux groupes d’une dizaine de personnes le lendemain. Au total, durant deux jours, 38 des quelque 180?personnels (dont 100?soignants) de cet EHPAD de 203 lits passeront sur les bancs de la salle Léon-Belot. Coût de l’opération : 2 400 €. Développée à partir de 1999 par l’Institut de prévention des accidents domestiques (IPAD) et commercialisée par Alep Prévention (2), une entreprise qui en émane, cette formation intitulée « Simulateur de vieillissement » est dispensée depuis 2007 dans toute la France par deux spécialistes.
Arc-en-Ciel gère au total sept structures franc-comtoises relevant des secteurs sanitaire et médico-social, dont l’EHPAD de Beaucourt. L’objectif de cette formation proposée aux professionnels en contact avec les personnes âgées est, explique Clare Jamet, chargée de communication au siège de la fondation, à Montbéliard, de « permettre une prise de conscience des difficultés des personnes âgées à accomplir certains actes de la vie quotidienne, des gestes tout simples, comme boire un verre d’eau ou se peigner ». La direction espère ainsi que ses personnels « adoptent de nouvelles attitudes, prennent plus de temps pour mieux positionner les objets autour du résident, lui faciliter les choses ». Egalement chargée de communication à la fondation et présente lors de la formation, Diane Dubresson ajoute : « L’aspect humain est notre priorité. Parmi nos soignants, certains ont la fibre, d’autres pas. Cette formation est un petit plus pour être davantage performant auprès des gens que nous accueillons. Le simulateur de vieillissement est une bonne piqûre de rappel. »
Salle Léon-Belot, la session débute par une heure de rappels théoriques. En toile de fond, un PowerPoint reprend les grands axes du discours d’Alep Prévention. Valérie Hervé aborde d’abord les pathologies de l’œil : le glaucome (fine pellicule de peau qui se forme sur l’œil et rétrécit progressivement le champ de vision), la cataracte (vision floue) et la DMLA (tâche qui se forme progressivement au milieu de l’œil et isole la personne âgée, l’empêchant de lire ou de se déplacer en sécurité). La formatrice interroge les aides-soignantes et les infirmières sur ces pathologies. L’ambiance est plutôt atone, et peu répondent aux questions. Après les maladies oculaires liées au grand âge, Valérie Hervé aborde rapidement les soucis auditifs (presbyacousie) et moteurs (arthrose, tétraplégie, etc.).
Après une pause-café, vient le moment fort de la formation. Sur une table en retrait sont disposées des minerves, des ceintures de contention et des « orthèses » qui, de loin, ressemblent aux protège-genoux ou protège-coudes dont s’équipent habituellement les amateurs de patin à roulettes. Valérie Hervé équipe d’abord Christine Consonni, infirmière. Elle lui enfile et lui scratche des orthèses autour des genoux, des coudes et des poignets, simulant une arthrose au coude gauche grâce à des picots sur une articulation métallique, ainsi qu’une dégénérescence musculaire liée à l’âge dans les jambes. En tout, sept kilos de matériel. Les jambes sont artificiellement raidies, les mouvements entravés. « Madame Dupont, allez chercher vos lunettes sur la table, là-bas ! Celles du glaucome », ordonne Valérie Hervé. Christine Consonni s’exécute à petits pas. Lunettes en main, elle a du mal à les placer sur son nez. « Pour plier mon bras, c’est très difficile, se plaint-elle. Ça fait mal à cause de l’arthrose ! Et puis je ne vois pas mes pieds, ce serait impossible de me couper les ongles ! » Une collègue, pas encore appareillée, s’amuse : « Pour manger, tu vas déguster. » Blandine François, également infirmière, s’équipe à son tour. La formatrice lui installe le même type d’orthèses, mais simulant cette fois une hémiplégie du côté gauche et une arthrose du côté droit. Sur les yeux, des lunettes reproduisant la rétinopathie diabétique. Elle cumule ainsi le maximum de difficultés. « Allez chercher votre canne, Madame Dupuis », lui lance Valérie Hervé. Et tandis qu’elle cherche la canne jetée à terre par la formatrice, c’est au tour de Françoise Maréchal, aide-soignante, de se faire installer les orthèses. En plus du reste, on lui enfile un chausson au pied « qui la déséquilibre » et simule un problème de hanche.
Pendant que leurs collègues non appareillées les assistent et commentent, un rien goguenardes, leur adaptation aux difficultés du grand âge, le trio de professionnelles tente de suivre les consignes de Valérie Hervé. A Blandine François : « Asseyez-vous à table, mettez le creux des genoux au niveau de l’assise, votre jambe gauche tendue et laissez-vous tomber comme le ferait une personne vieillissante. Mettez une main sur la table et l’autre au niveau de l’assise… » La jeune infirmière grimace : « Oh la vache ! » Tentant maladroitement de mettre une écharpe autour de son cou, Christine Consonni s’exclame : « C’est de la survie, on dirait qu’on est sur Mars ! » Assises autour d’une petite table rectangulaire, les trois soignantes se cognent les pieds, poussent leurs assiettes pour mieux les voir, râlent. « Vous voyez, souligne Valérie Hervé, si vous essayez de mettre quatre personnes à une table de ce genre, elles vont se gêner les unes les autres et ça va créer des conflits. » A La Maison Blanche, les tables pour les repas sont rondes, rappellent néanmoins les soignantes.
La formatrice embraie sur les difficultés visuelles : « Quelle assiette est plus facile à voir, la blanche sur la table blanche ou celle décorée sur le bord et posée sur un set de table foncé ? » Réponse facile. Ainsi s’égrainent quelques conseils sur la position des verres ou de la panière à pain. Puis elle lance : « Madame Dupont, mouchez-vous, s’il vous plaît. » Françoise Maréchal s’exécute difficilement. « Quand je me serai mouchée, je pourrai aller me coucher. » Valérie Hervé rebondit : « Vous voyez, ce que vous faites en une heure, les personnes vieillissantes mettent une demi-journée à l’accomplir. » Souvent, explique-t-elle, les personnes âgées, épuisées par tant d’efforts, s’endorment en tout début de soirée. Seulement elles ont besoin de moins de sommeil qu’un adulte dans la fleur de l’âge. « Et à 2 ou 3 heures du matin, elles sont en pleine forme et viennent embêter l’aide-soignante de nuit… »
S’ensuit une épreuve de récupération d’une canne posée au sol. « Ne vous penchez pas, Madame Durand, prévient Valérie Hervé. Votre centre de gravité est déplacé vers l’avant, vous allez tomber. » Avant la démonstration d’une technique qui permet de récupérer la canne sans se baisser en faisant pivoter la poignée puis en appuyant dessus. « Il ne fait pas bon être vieille », gémit une participante. « Ne changez jamais rien de place dans une chambre de résident, poursuit Valérie Hervé. Les personnes vieillissantes prennent des repères au fur et à mesure que leurs forces déclinent. Contrairement à vous aujourd’hui, elles ne deviennent pas à ce point diminuées du jour au lendemain, à moins d’un accident. C’est très progressif. »
Fin de l’exercice pour les trois soignantes. Valérie Hervé leur demande d’enfiler une veste. « Je n’y arrive pas, mon coude me fait trop mal », souffle Françoise Maréchal, au bord des larmes. « C’est épuisant, tout est un effort, reprend l’une d’entre elles, j’en ai même la nausée. C’est vrai que parfois on ne comprend pas l’agressivité de certains résidents. Mais être toute la journée dans ce corps, ça peut mener à la démence ! » Alors que les suivantes se préparent, la petite équipe s’accorde à dire que porter les orthèses, « au début, c’est amusant, et ensuite plus du tout ».
C’est au tour de Joëlle Clément et de Lucie Michelot, toutes deux aides-soignantes, d’être entravées par le matériel. Nouveaux exercices : la toilette au lit, payer son pain à la boulangerie, s’asseoir dans un fauteuil roulant… Joëlle Clément grimpe sur le lit, tente de monter son dossier à la bonne hauteur. Une collègue l’aide à positionner devant elle la tablette, sur laquelle sont posés une bassine d’eau, un peigne et un gant de toilette. Joëlle Clément tapote ses aisselles avec le gant, a du mal à bouger les bras. « L’autre aisselle, je la ferai demain », plaisante-t-elle. « Comme dirait ma grand-mère, j’ai fait le plus haut et le plus bas possible », s’amuse Diane Dubresson, venue prendre quelques photos. « Il y a des gestes qu’on reconnaît », confirme une collègue. Une autre lâche tout haut : « Quand on est enfermé dans ce corps, pas étonnant qu’on ait des envies de suicide ! » Valérie Hervé reprend la balle au bond : « Je ne suis pas d’accord avec vous, il y a le toucher, le relationnel, ça améliore beaucoup le quotidien. Il faut comprendre que, parfois, on les oblige à faire des choses qu’ils n’ont pas envie de faire. Il faut les comprendre et les aider. »
Les professionnelles se promènent les unes les autres en fauteuil roulant, imitant la brusquerie des brancardiers « qui n’ont jamais le temps », tentent de monter des escaliers, d’aller aux toilettes. Concernant l’intimité, Valérie Hervé fait remarquer : « Pourquoi les personnes vieillissantes ont souvent des infections urinaires ? Parce qu’elles n’arrivent pas à faire le mouvement d’avant en arrière pour s’essuyer, et donc elles repassent tous les microbes devant. » Elle conseille le sèche-cheveux pour sécher les peaux fines et infectées. Réactions dubitatives dans la salle. « Même après une épisiotomie, aujourd’hui plus personne ne préconise ça », glisse une aide-soignante.
Les deux heures de formation terminées, chacune va retourner dans son service. « Il y a eu plus d’inscrits à cette formation que de places proposées », se félicite Marie-Caroline Mathieu, responsable des ressources humaines à Beaucourt. Curiosité ou besoin de se resensibiliser, les motivations sont diverses. Reste à mesurer l’impact de la formation. Après s’être senties « complètement empotées » comme les personnes dont elles s’occupent, les infirmières et aides-soignantes se montrent-elles effectivement plus patientes, plus à l’écoute envers les résidents ? Si elles assurent « donner beaucoup », il leur est néanmoins difficile de se situer toujours dans l’empathie et l’écoute quand les toilettes et les soins s’enchaînent au fil de la journée. « Malheureusement, il existe beaucoup de situations de maltraitance. Pas ici, où les conditions de travail sont bonnes, mais dans des maisons de retraite que j’ai visitées », confie Valérie Hervé en aparté. Selon elle, il est nécessaire de beaucoup dialoguer pour « faire remonter toutes les informations sur l’état des personnes vieillissantes, ce qui souvent n’est pas fait. Les médecins et les infirmières ne voient pas tout, les aides-soignantes doivent donc être attentives à un changement de comportement et en parler à leurs collègues. » Un vieux monsieur qui ne fait plus de mots fléchés, une dame âgée qui ne regarde plus la télévision, autant de signes de problèmes visuels ou auditifs nouveaux auxquels on ne prête pas forcément attention.
Comme tous les dispositifs techniques, le simulateur de vieillissement peut être utilisé à plus ou moins bon escient. « C’est sans doute une bonne idée d’y avoir recours, mais en connaissant les limites de ce système et en n’oubliant pas l’humain, prévient pour sa part le psychosociologue Jean-Jacques Amyot, spécialiste de la prise en charge gérontologique, directeur de l’Oareil (Office aquitain de recherches, d’études, d’information et de liaison sur les problèmes des personnes âgées) à l’université de Bordeaux 2. Le risque serait de laisser croire que les incapacités peuvent être appréhendées objectivement. En réalité, une même incapacité donne lieu, selon les personnes, à des vécus et des comportements très différents. Ces simulateurs peuvent donc donner une idée des difficultés des personnes âgées, mais ne permettent certainement pas de se mettre dans leur peau. Un autre écueil est que, lorsqu’on est formé, on pense parfois tout savoir, et c’est là qu’on peut devenir maltraitant. Il est donc essentiel de rester à l’écoute du vécu des personnes. »
Le résultat de la formation est toutefois jugé « très intéressant » par la fondation Arc-en-Ciel qui, en 2012, en avait déjà fait bénéficier la clinique médicale Brugnon-Agache, son établissement de Beaujeu (Haute-Saône). Elle envisage d’ailleurs de former tous ses personnels dans les années à venir. « L’année dernière, 64 personnes ont été formées, aussi bien des soignants que des administratifs et des agents de ménage ou de cuisine, raconte Clare Jamet. Au vu des réactions positives, surtout sur la partie pratique, très ludique, nous allons déployer cette formation dans l’ensemble de nos établissements. Nous réfléchissons aussi à des projets à long terme, comme des aménagements plus ergonomiques pour les personnes âgées, l’achat de tables à encoches dans les salles de restauration ou de fauteuils spécifiques… Mais le plus important, à court terme, c’est d’être plus patient et à l’écoute avec nos résidents. » Un message qui est apparement passé. Dans les réponses au questionnaire d’évaluation de la formation, on pouvait lire ces quelques bonnes résolutions : « Je serai plus patiente, plus indulgente, plus attentive et à l’écoute du résident », ou encore : « Je serai moins rapide et je personnaliserai mes soins. »
L’année prochaine, Alep Prévention pourrait intervenir dans l’un des cinq établissements de la fondation non encore visités : la Résidence Surleau, un EHPAD de Montbéliard qui accueille 73 personnes âgées dépendantes, dont une partie de malades d’Alzheimer. La fondation prévoit également de proposer en 2014 une nouvelle session à La Maison Blanche, où des personnels d’autres services se sont montrés intéressés par le concept.
(1) Fondation Arc-en-ciel : 6, rue Frédéric-Bataille –, 25200 Montbéliard – Tél. 03 81 31 23 30 –
(2) IPAD : 1 bis, boulevard Cotte – 95880?Enghein-les-Bains –