Ce qui explique l’emballement des dépenses contraintes, en particulier pour les populations modestes, c’est d’abord l’augmentation des dépenses de logement, notamment pour les petites surfaces. Il y a aussi l’apparition d’un nouveau poste de dépenses avec la téléphonie mobile et Internet. Enfin, le prix de l’énergie a également augmenté de façon importante au cours des dernières années. Mais surtout les personnes modestes paient plus cher certains produits et services, comparativement à leur revenu. C’est ce phénomène de la double peine que j’ai voulu dénoncer. En me fondant sur des données officielles, j’ai calculé que les personnes situées sous le seuil de pauvreté subissent un surcoût de 6 à 8 % sur leurs dépenses contraintes par rapport aux autres catégories de la population.
Les ménages modestes paient trop souvent les produits de base plus cher que les autres. Par exemple, ils achètent des produits ménagers ou d’hygiène en minidoses pour dépenser moins d’argent à la fois. Sur un revenu mensuel de 800 ou 900 €, une fois le loyer payé, ils ne disposent que de 2 ou 3 € par personne et par jour. Ils ne disposent donc pas de l’argent nécessaire pour acheter les produits les mieux adaptés. Si on compare ces minidoses, en termes de prix au kilo ou au litre, avec des produits en conditionnement plus important, elles reviennent beaucoup plus cher. Il y a aussi la question de la proximité. Lorsqu’on habite loin des grandes surfaces, si l’on ne dispose pas d’un moyen de transport, on est bien obligé de s’approvisionner à la supérette locale dont les tarifs sont souvent plus élevés.
L’impôt est normalement progressif. Mais des économistes ont montré que, en réalité, la fiscalité est plutôt dégressive. Si l’ensemble des ménages subit une taxation moyenne de 45 % de ses revenus, les plus aisés sont soumis à un taux moyen de seulement 35 %. L’impôt sur le revenu, censé être le plus progressif, voit sa progressivité fortement atténuée par toutes sortes de niches fiscales et autres mécanismes de déduction. On a coutume de dire que seul un Français sur deux paie l’impôt sur le revenu. C’est vrai pour l’IRPP mais la contribution sociale généralisée, qui est un impôt sur le revenu proportionnel, est payée par 90 % des Français. Et contrairement à l’IRPP, elle ne bénéficie pas du crédit d’impôt. On se trouve donc face à ce paradoxe qu’une famille aisée ayant recours à des cours particuliers pour un enfant peut les déduire de l’impôt sur le revenu. Cette aide lui coûte ainsi moins cher qu’à une famille modeste.
Concernant l’assurance maladie, ce ne sont pas les plus pauvres les plus pénalisés mais ceux qui sont juste au-dessus du seuil de la CMU. Ils peuvent avoir des mutuelles mais pas toujours, et elles sont alors parfois de mauvaise qualité. Ils font donc face à un reste à charge assez important. Si l’on met bout à bout le ticket modérateur et les franchises créées ces dernières années, cela finit par représenter des sommes conséquentes pour des revenus peu élevés. Le forfait hospitalier, destiné à couvrir les frais hôteliers, est par exemple de 18 €. Pour des personnes qui ne disposent que de quelques euros par jour pour vivre, c’est beaucoup.
Je persiste en effet dans cette idée, contestée par certains. On estime que, aujourd’hui, environ un quart de la population renonce à des soins pour des raisons financières. Et cela n’ira pas en s’améliorant. Certains proposent de renationaliser les mutuelles et de remonter les taux de remboursement à 100 %. Je pense au contraire que le scénario le plus raisonnable est celui du plafonnement des restes à charge. Je ne suis pas choqué qu’on demande une participation aux soins à partir du moment où celle-ci ne dépasse pas un certain pourcentage du revenu des personnes.
Quand on augmente le SMIC de 1 %, le revenu d’un salarié au SMIC à mi-temps augmente de 0 % ! Dans d’autres cas, cette augmentation n’est que de 0,2 à 0,3 %, soit environ 3 € par mois. Cela s’explique notamment par le fait que plusieurs prestations sociales diminuent quand le salaire augmente, même légèrement. Et toute augmentation du SMIC coûte de l’argent à l’Etat car elle se traduit par une augmentation des allégements de charges sur les bas salaires. C’est un peu la même chose pour les prestations sociales. Si elles servent uniquement à surcompenser des prix élevés, elles ne remplissent pas leur office. Les aides au logement en sont un exemple caricatural. Le taux d’effort des ménages pour leur logement n’a pas changé depuis 1970, alors que l’on verse 7 milliards d’aides. Les loyers ont augmenté plus vite sur le segment du marché concerné par ces aides, car les propriétaires ont intégré leur existence.
Oui, mais trop partiellement. Il existe un écart entre le RSA tel que nous l’avions conçu, avant que je sois au gouvernement, et le système voté au final. A l’époque, nous étions surtout attentifs à ne pas trop ouvrir le dispositif afin de ne pas créer un appel d’air. Mais au bout de un an, nous nous sommes aperçus qu’il y avait moins de demandes qu’escompté au départ. La logique aurait donc été d’assouplir un peu les critères d’accès. Malheureusement, aucun ajustement n’a été fait depuis la création du RSA, voilà quatre ans. Au contraire, on affirme qu’il ne doit pas être utile puisque les gens n’y ont pas recours.
Selon une étude de la caisse d’allocations familiales de Gironde, il s’explique pour un tiers par le manque d’information, pour un deuxième tiers par la complexité du système et pour un troisième tiers par le refus de certaines personnes de demander le RSA. On peut d’ailleurs s’interroger sur l’influence à cet égard du discours un peu méprisant souvent tenu à l’encontre des allocataires des minima sociaux. Le résultat est que les budgets destinés aux populations pauvres ne sont pas pleinement utilisés. C’est caricatural en ce qui concerne le RSA. A l’origine, nous souhaitions fusionner le RMI, la prime pour l’emploi et l’allocation de parent isolé. Mais cela nous a été refusé et on a laissé la prime pour l’emploi dépérir. Elle représentait 4,5 milliards d’euros en 2009, elle n’en représente plus que 2,5 milliards. Quant au RSA, il devait apporter 1,5 milliard d’euros aux salariés les plus modestes. La moitié seulement est utilisée à cet effet. Au bout du compte, l’effort de la Nation pour les populations de salariés modestes est plus faible aujourd’hui qu’il y a quatre ans.
Sans augmenter les budgets sociaux, il est possible de rendre aux pauvres une partie des financements qui leur sont dus. J’ai calculé que, au total, il serait possible d’augmenter de 10 à 12 % le budget des ménages les plus modestes. Pour cela, on pourrait déjà simplifier l’accès aux différents dispositifs d’aide. A chaque fois, il faut monter des dossiers, fournir des justificatifs… C’est une source de dépenses inutiles et de découragement. Quand on est modeste, on l’est pour se chauffer mais aussi pour payer son eau ou la cantine de ses enfants. Je propose donc de créer un coefficient solidaire valable pour l’ensemble des tarifs sociaux, calculé en fonction du revenu et pondéré par les charges de la famille. Il faut évidemment qu’il soit progressif, afin d’éviter les effets de seuil que l’on connaît, notamment sur la CMU.
La première consisterait à englober la prime pour l’emploi dans le financement du RSA. Il faudrait ensuite supprimer les incohérences avec les aides au logement, qui sont calculées sur les revenus de deux années en arrière, alors que le RSA est calculé sur ceux du trimestre précédent. La troisième différence serait une série de simplifications. Le catalogue est vaste, comme permettre aux allocataires de ne remplir qu’un seul formulaire par an, ou calculer l’allocation de façon forfaitaire et non plus à l’euro près.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Martin Hirsch a été président d’Emmaüs France, puis Haut Commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté.
Il préside l’Agence du service civique et copréside l’Action Tank Entreprise et Pauvreté. Il publie Cela revient cher d’être pauvre (Ed. Stock, 2013) et est l’auteur de plusieurs autres ouvrages, dont Sécu : objectif Monde (Ed. Stock, 2011).