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Véhicule contre l’isolement

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En Saône-et-Loire, l’épicerie sociale itinérante du Grand Chalon va au-devant des ménages précaires en mal de mobilité. Deux conseillères en économie sociale et familiale assurent les distributions dans cet espace pour le moins original.

L’épicerie n’ouvre pas avant une demi-heure, mais déjà trois personnes attendent tranquillement, assises au fond du bus. Elles discutent en sirotant le café mis à disposition, leurs sacs de courses encore vides posés à leurs pieds. « Dans une grande surface, quand vous arrivez à la caisse, c’est la catastrophe. Ici, vous contrôlez votre budget », apprécie Akim S. (1), 46 ans. Depuis trois mois, ce père de quatre enfants fréquente l’épicerie sociale intercommunale itinérante du Grand Chalon (Saône-et-Loire) (2). Comme lui, une soixantaine d’autres familles de la périphérie de Chalon-sur-Saône vont, une fois par semaine, faire leurs courses dans ce gros bus vert agrémenté d’étagères en bois et d’un grand réfrigérateur, où sont proposés produits alimentaires, d’hygiène et d’entretien à 10 %, 20 % ou 30 % de leur prix de base, selon leur provenance.

LA MUTUALISATION DU BUS ET DE LA BOUTIQUE SOLIDAIRE

Cette action a été pionnière en France. Elle a démarré en juillet 2005, à l’initiative du syndicat intercommunal à vocations multiples (Sivom) Accord, avant d’être reprise en janvier 2012 par la communauté d’agglomération du Grand Chalon, dans le cadre du transfert de compétences. « Les villes adhérentes au Sivom avaient constaté que l’aide alimentaire était insatisfaisante ou inexistante sur leurs territoires. Elles ont voulu mettre en place une aide égalitaire entre elles, tout en allant au-devant des gens afin de supprimer les problèmes de mobilité », explique Delphine Humbey. Résultat, depuis huit ans, cette conseillère en économie sociale et familiale (CESF) va à la rencontre des ménages en difficulté des cinq communes du Sivom : Saint-Rémy, Sevrey, Lux, Champforgeuil et Saint-Marcel. C’est elle qui a géré l’épicerie itinérante depuis ses débuts jusqu’à ce que l’urgence sociale devienne une compétence du Grand Chalon. Depuis, l’activité du bus a été mutualisée avec celle de l’épicerie sociale de Chalon, une boutique solidaire classique. Delphine Humbey et Magali Lebeau, la deuxième CESF, répartissent désormais leur activité entre les deux lieux. « A l’épicerie, on est plus sur du travail social pur et dur, alors que dans le bus, on s’occupe aussi de la caisse. Mais à l’épicerie, ce sont des bénévoles qui accompagnent les usagers pour faire leurs courses, donc nous n’abordons pas systématiquement la question de l’alimentation avec eux ; dans le bus, on accompagne tout le monde », détaille Magali Lebeau, à l’origine employée de la seule épicerie, mais qui travaille dans le bus depuis un an.

A Chalon, les locaux de l’épicerie font 130 2, et un déménagement est prévu en 2014 vers un espace de 290 m2. Le bus, lui, ne permet pas à deux personnes de se tenir côte à côte entre les étals. Pas de place, donc, pour des bénévoles ou qui que ce soit d’autre que la conseillère, le chauffeur et un usager à la fois. « Dans le bus, je suis en tête-à-tête avec les gens, je les connais plus, donc plus de choses peuvent se jouer. Le relationnel s’installe plus facilement. A l’épicerie, c’est plus impersonnel, juge Delphine Humbey. Cela dit, quand 20?personnes viennent au bus dans l’après-midi, je ne fais que de la distribution alimentaire, “bonjour-au revoir”. » Quoi qu’il en soit, « nous ne devons pas faire de différence entre l’épicerie et le bus, il faut que l’accompagnement soit le même. C’est à nous d’y faire attention », avertit Magali Lebeau. A Chalon, le cadre est plus commode : une petite pièce permet de mener des entretiens individuels avec les usagers, tant lors de leur première venue que pour du suivi, à l’écart des autres. « Les gens sont assis, on prend une demi-heure, trois quarts d’heure avec eux, je peux fermer la porte pour préserver la confidentialité, alors que, dans le bus, ils restent debout, concède Magali Lebeau. Mais à l’épicerie, il y a beaucoup de passage ; dans le bus, on peut s’assurer qu’ils ont bien compris le fonctionnement. »

Les conseillères assurent des permanences de deux heures à deux heures et demie chaque mardi, mercredi et vendredi. Les bénéficiaires sont invités à se rendre au bus le jour de son passage sur leur commune, durant un créneau horaire défini en amont avec les travailleurs sociaux. « Ils doivent nous dire quand ils ne viennent pas, ça les responsabilise », précise Delphine Humbey. Depuis la mutualisation des activités de l’épicerie ambulante et de celle de Chalon, les usagers peuvent choisir entre les deux services, qui accompagnent en permanence entre 250 et 300 familles. « Je n’aime pas l’ambiance à Chalon. Ici, on discute entre nous, c’est plus convivial, confie Mickaël Mary, âgé de 29 ans et papa de trois enfants, que l’on interrompt en pleine discussion avec Akim S., au fond du bus. Ma femme, c’est le contraire : elle préfère aller à Chalon, parce qu’elle est claustrophobe. » « Le bus permet de dédramatiser la situation : ils ne vont pas “à l’épicerie sociale”, ils vont “au bus” », ajoute Delphine Humbey.

UN « COUP DE POUCE » CIBLÉ POUR DES FAMILLES

Orientés par leur travailleur social référent (assistante sociale du conseil général, de l’assurance maladie, d’un hôpital psychiatrique, etc.), les ménages peuvent bénéficier des services de l’épicerie sociale itinérante ou fixe pendant un à trois mois, selon leurs difficultés financières, et cette action est renouvelable une fois dans l’année. Au bout de un an, les compteurs sont remis à zéro et les usagers ont de nouveau le droit de déposer une demande. Chaque dossier est étudié au sein d’une commission qui réunit tous les quinze jours des élus du Grand Chalon et des salariés de l’épicerie. Comme dans toute épicerie sociale, les bénéficiaires sont sélectionnés selon des critères financiers : leur « reste pour vivre » ne doit pas excéder 200 €. Mais « si cela ne dépendait que de critères financiers, tous les bénéficiaires des minima sociaux pourraient venir. Or nous ne sommes pas un dispositif d’aide alimentaire, nous apportons un coup de pouce ponctuel », tient à souligner Delphine Humbey. Ainsi sont sélectionnées les familles qui ont un objectif bien particulier : régler une facture ou une dette, payer une formation ou le permis de conduire, apprendre à rééquilibrer son alimentation pour cause de diabète, etc. Le but n’étant pas de mettre en place une aide alimentaire chronique, mais d’aider les ménages à s’acquitter d’une charge sans sacrifier leur alimentation. « Nous sommes là pour faire en sorte que le poste alimentaire ne soit plus la variable d’ajustement dans le budget de ces personnes », précise Christine Fèvre, chef de service solidarité insertion au Grand Chalon. A l’image de Patricia F., 54 ans, touchée par des problèmes de santé, qui a pu conserver sa mutuelle grâce à l’épicerie itinérante.

APPRENDRE À GÉRER SON BUDGET MENSUEL

Chaque bénéficiaire se voit attribuer un montant à dépenser dans le mois, lequel dépend de son « reste à vivre », mais ce montant est perdu s’il n’est pas utilisé à temps. Mickaël Mary et Akim S. bénéficient chacun de 32 € et Patricia F., de 17 €. Grâce à des prix serrés, comme le pack de lait à 14 centimes ou les pâtes à 9 centimes, Mickaël est passé d’un budget alimentaire de 200 € à 50 € par mois. « C’est une grande aide financière, ça me permet de payer mon loyer quand je suis en arrêt ou à l’hôpital », apprécie-t-il. Il est atteint d’une maladie rare qui lui a fait perdre son poste. Akim, lui, a travaillé six ans en contrat à durée indéterminée sans jamais réussir à mettre suffisamment d’argent de côté pour s’acheter une voiture. Sans emploi depuis quelques mois (il va bientôt commencer une formation d’agent de sécurité), grâce à l’épicerie itinérante, il a pu économiser et s’acheter enfin un véhicule d’occasion.

Nécessité de manger cinq fruits et légumes par jour, explication des différences entre « date limite de consommation » et « date limite d’utilisation optimale », encouragement à manger à table et en famille… les affiches de sensibilisation à une bonne alimentation recouvrent les vitres du bus. Les usagers y font leurs courses un par un, manque d’espace oblige. Akim prend d’emblée un pack de lait, qu’il pose sur le comptoir, puis revient avec des laitages. Les paniers mis à disposition sont relativement petits, ce qui pousse les clients à les vider régulièrement à côté de la travailleuse sociale, qui les scanne au fur et à mesure. Elle peut ainsi leur dire en temps réel où ils en sont par rapport au budget mensuel qui leur est imparti. « Avant, je ne gérais pas mon budget, je partais acheter ce qui me manquait. Maintenant, j’achète ce dont j’ai vraiment besoin », confie Akim?S. Ce jour-là est censé être son dernier à l’épicerie. Mais il a bien géré sa cagnotte et il lui reste 4,28 €, qu’il pourra exceptionnellement dépenser le vendredi suivant.

Mettre sur pied une épicerie sociale itinérante n’a pas été simple. L’idée a commencé à germer en 2003 et a mis deux ans à se concrétiser. Les besoins des populations ciblées ont d’abord été définis par les centres communaux d’action sociale (CCAS) des villes concernées, les travailleurs sociaux du conseil général et les élèves stagiaires de l’Institut régional du travail social (IRTS). Le Sivom Accord a ensuite racheté un bus à une société de transport, avant de l’aménager. Il a fallu trouver le moyen d’y intégrer des étagères, des réfrigérateurs, un espace d’attente. Mais surtout un casse-tête a dû être résolu : comment ne jamais rompre la chaîne du froid dans ce magasin itinérant ? Le groupe électrogène n’étant pas la solution la plus silencieuse ni la moins polluante, les porteurs du projet ont abandonné leur idée originelle consistant à mettre sur pied une véritable épicerie nomade qui, à l’instar d’un camion-boucherie, irait de placette en parking et arpenterait le territoire au fil de la journée. A la place, le Sivom a opté pour des permanences uniques et fixes dans chaque commune. Le bus, baptisé le « Petit ­Chariot » jusqu’à sa reprise par le Grand Chalon, reste stationné durant les distributions – une le mardi et le vendredi, deux le mercredi –, puis retourne au dépôt. Toutes les distributions se font à proximité immédiate d’une salle communale, ce qui permet de brancher les frigos sur secteur et d’assurer l’accès à des toilettes. Et lors­que le bus est en mouvement, l’alimentation bascule sur un groupe électrogène, préservant ainsi la chaîne du froid.

Une autre question s’est posée, à savoir de rendre le bus accessible aux personnes à mobilité réduite. Mais aucune solution n’a pu être trouvée, le bus n’étant pas équipé d’une plateforme d’accès. Ce type de situation demeure toutefois marginal. « Depuis 2005, une seule personne n’a pas pu monter dans le bus. Elle est restée dehors et nous lui avons apporté ses courses », relativise Delphine Humbey. Au total, entre l’achat du véhicule, son aménagement et l’acquisition du matériel, le bus a nécessité un investissement de 62 000 €. Aujourd’hui, l’épicerie dans son ensemble, itinérante et fixe, emploie deux CESF, un magasinier, un chauffeur de bus (qui remplit également des fonctions de magasinier) et une secrétaire, tous à temps plein, ainsi qu’une coordinatrice à mi-temps. L’agglomération consacre plus de 311 000 € par an au fonctionnement de l’activité.

EN LIGNE DE MIRE, L’ÉQUILIBRE ALIMENTAIRE

L’épicerie se fournit principalement auprès de la Banque alimentaire, à laquelle elle rachète, pour un prix forfaitaire fixé selon le poids des livraisons, des denrées collectées dans des grandes surfaces par du personnel en insertion, ou provenant du programme européen d’aide aux plus démunis (PEAD). Elle se fait ainsi livrer 500 kilos de produits frais par jour. Par ailleurs, la Banque alimentaire reverse gratuitement à l’épicerie sociale la moitié des produits récoltés lors de sa grande collecte annuelle. De quoi lui permettre d’assurer quatre à cinq mois d’activité. Le reste – produits d’hygiène, d’entretien et pour bébés – est acheté à Eureca, une centrale d’achats destinée aux CCAS, associations de solidarité et épiceries sociales et solidaires. Les produits venant de l’Union européenne sont vendus à 10 % de leur valeur, ceux que l’épicerie achète à 30 %, les autres à 20 %.

« Les gens ne nous identifient pas forcément comme des travailleurs sociaux, nous sommes vus comme des épiciers ! », sourit Delphine Humbey, qui explique pourtant toujours son rôle aux usagers. Le moyen de nouer une relation un peu différente : « Quand les gens ne sont pas dans un bureau, face à un travailleur social, ils n’ont pas le même comportement, pas le même discours. Ils nous disent certaines choses plus facilement qu’à leur travailleur social référent, ils s’ouvrent différemment. Nous avons vraiment une action complémentaire. » Car les CESF font bel et bien de l’accompagnement social : vendre des produits à bas prix n’est qu’un prétexte, certes utile, pour s’attaquer à des problèmes plus larges. La question de l’équilibre alimentaire et de ses conséquences sur la santé est ainsi au cœur de leurs activités. Elles organisent notamment des ateliers cuisine ou des jeux de découverte sur les fruits et légumes. Ces derniers sont d’ailleurs vendus au prix unique de 20?centimes le kilo (10?centimes pour les pommes de terre), afin d’inciter les clients à les choisir. Dans le bus, Delphine Humbey n’hésite d’ailleurs pas à rappeler – gentiment – les usagers à l’ordre lorsqu’ils forcent un peu trop sur les calories.

L’épicerie est un bon moyen d’orienter les personnes vers les structures d’aide ou de droit commun, comme les maisons de quartier, ainsi qu’un lieu où sont organisées des sorties au musée ou au cinéma. « Quand on est en difficulté sociale, on a tendance à se replier sur soi. Notre travail est de les aider à sortir de cette spirale, affirme Delphine Humbey, de les aider à se reprendre en main. » Une ombre au tableau : ce travail d’accompagnement est un peu trop ignoré par certains travailleurs sociaux référents, qui ont parfois tendance à ne voir l’épicerie que comme une simple superette low-cost. Ce n’est pas le cas des assistantes sociales de la maison départementale des solidarités du conseil général. « L’épicerie est un outil essentiel. Elle offre la possibilité de travailler un projet étoffé avec les usagers, que ce soit sur leur budget ou pour briser l’isolement d’une famille, souligne Delphine Perri, l’une de ses responsables d’équipe. Quant à sa partie itinérante, elle est très performante. Elle permet à la fois proximité et discrétion avec un lien un peu différent que dans du travail social pur. »

Reste qu’après huit années d’activité, le bus se fait vieux et ses réparations commencent à coûter cher. Surtout, là où le Sivom Accord ne regroupait que cinq communes, le Grand Chalon en compte 39. Que faire des dizaines de villes non desservies ? Plusieurs pistes sont envisagées, tels la mise en circulation d’un ­véhicule semblable à un camion-boucherie, un système de vente sur Internet ou encore la mise en place d’une navette entre les communes de l’agglo­mération et l’épicerie de Chalon. Voire la suppression pure et simple d’un quelconque principe d’itinérance. Aucune orientation n’est encore privilégiée, mais déjà Delphine Humbey prévient : « L’itinérance ne peut pas être envisagée comme une grosse structure. »

Notes

(1) Certaines personnes ont souhaité rester anonymes.

(2) L’Epicerie : 9 ter, rue des Pattes – 71100 Chalon-sur-Saône – Tél. 03 85 43 81 14.

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