Pour l’association ATD quart monde, qui était partie dans l’affaire, il s’agit d’une décision « historique » (1). La France a été condamnée le 17 octobre par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) pour avoir pris une mesure d’expulsion contre des gens du voyage sans se préoccuper suffisamment de leur relogement et sans avoir examiné de manière convenable si cette décision était bien proportionnelle à sa justification. Il s’agit d’une violation grave du droit au respect de la vie privée et familiale, estime la juridiction du Conseil de l’Europe.
Cette décision marque un nouvel épisode d’une longue bataille judiciaire commencée neuf ans auparavant avec une procédure d’expulsion diligentée contre des familles de gens du voyage. Il s’agissait plus précisément d’un groupe de 26 familles (42 adultes et 53 enfants) installées depuis de nombreuses années à Herblay (Val-d’Oise). Elles s’étaient établies sur des terrains en qualité de propriétaires, de locataires ou d’occupants sans titre, dans des caravanes, cabanes et bungalows. Sur le plan d’occupation des sols (POS), ces parcelles étaient situées en « zone naturelle qu’il convient de protéger en raison de la qualité du paysage et du caractère des éléments qui le composent ». Autrement dit une zone qui permet le camping-caravaning à condition que les terrains soient aménagés à cette fin ou que les intéressés bénéficient d’une autorisation. Ce qui n’était pas le cas en l’espèce.
Après avoir longtemps toléré leur présence, la commune a, au printemps 2004, assigné 40 personnes devant le juge des référés pour faire constater l’occupation interdite des lieux et condamner les intéressés à évacuer. Le juge a rejeté sa demande, estimant que leur installation datait d’avant la publication du POS. En outre, il n’y avait, pour lui, ni urgence ni trouble manifestement illicite, seuls susceptibles de justifier la compétence du juge des référés. La commune est revenue à la charge en septembre 2004, formulant les mêmes demandes devant le tribunal de grande instance (TGI) de Pontoise. Avec succès cette fois-ci, le TGI condamnant les gens du voyage à évacuer le terrain dans un délai de trois mois, sous astreinte de 70 € chacun par jour de retard. La cour d’appel a confirmé ce jugement le 13 octobre 2005. L’aide juridictionnelle leur ayant été refusée, les requérants ont alors renoncé au pourvoi en cassation.
De son côté, la ville a renoncé à faire appliquer la décision et à faire appel à la force publique. Les autorités ont par ailleurs décidé de mener une maîtrise d’œuvre urbaine et sociale pour l’ensemble des familles concernées par la procédure judiciaire, afin d’évaluer les possibilités de relogement envisageables. Il en est ressorti que la plupart des familles souhaitaient être relogées sur des terrains familiaux, petites structures permettant le stationnement des caravanes que la commune avait prévu d’aménager. Mais la municipalité a finalement décidé d’affecter les parcelles prévues pour ces terrains à une aire d’accueil pour gens du voyage itinérants.
En définitive, plusieurs familles ont jeté l’éponge et quitté la région. Quatre ont été relogées selon leur souhait en logement social. Les autres – dont une minorité est restée sur place – vivent depuis dans la précarité.
L’affaire a pris une nouvelle tournure à la suite de la requête introduite en 2007 devant la CEDH par 25 des 40 personnes assignées par le maire d’Herblay trois ans auparavant, assistées dans leur démarche par l’association ATD quart monde. Les requérants se plaignaient notamment de ce que leur condamnation à l’évacuation du terrain qu’ils occupaient de longue date constituait une violation de leur droit au respect de leur vie privée et familiale ainsi que de leur domicile. Un droit garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme et auquel les Etats membres ne peuvent déroger que sous certaines conditions. L’ingérence de l’Etat doit notamment constituer « une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ». Et c’est là que le bât blesse pour le juge européen. Certes, le but poursuivi par les pouvoirs publics français – à savoir le respect du POS et donc la défense de l’environnement – était « légitime ». Mais l’ingérence dans le droit au respect du domicile et de la vie privée et familiale – autrement dit l’expulsion – était-elle proportionnée à ce but légitime ? La CEDH reproche aux juges français de ne pas avoir suffisamment creusé la question. En clair, pour la Cour, « la perte d’un logement est une atteinte des plus graves au respect du domicile » qui aurait justifié que les juridictions internes analysent la proportionnalité de la mesure et mettent en balance la question du non-respect du POS par rapport aux autres arguments présentés par les requérants : ancienneté de l’installation, tolérance ancienne de la commune, droit au logement.
La proportionnalité exigeait également une attention particulière aux conséquences de l’expulsion et au risque que ces personnes ne deviennent des sans-abri. « De nombreux textes internationaux […] insistent sur la nécessité, en cas d’expulsions forcées de Roms ou de gens du voyage, de leur fournir un logement », souligne la Cour. Leur appartenance à une minorité vulnérable « implique d’accorder une attention spéciale à leurs besoins et à leurs modes de vie propres » lorsqu’il s’agit d’envisager des solutions à une occupation illégale des lieux ou de décider d’offres de relogement. Or, selon la CEDH, la commune n’a pas accordé une attention suffisante aux besoins des familles qui ont demandé un relogement sur des terrains familiaux (2).
En résumé, pour la Cour, il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme :
→ pour l’ensemble des requérants dans la mesure où ils n’ont pas bénéficié, dans le cadre de la procédure d’expulsion, d’un examen convenable de la proportionnalité de l’ingérence dans leur droit au respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile ;
→ pour ceux des requérants qui avaient demandé un relogement sur des terrains familiaux, leurs besoins n’ayant pas été suffisamment pris en compte.
(1) « Cette décision de justice est historique » car « elle fait évoluer la jurisprudence française et européenne » et « on ne pourra plus décider d’expulser ainsi des familles sans proposer de solution de relogement », s’est félicitée l’association dans un communiqué.
(2) La Cour reconnaît en revanche que les autorités ont porté une attention suffisante aux besoins des familles qui avaient opté pour un logement social et qui ont été relogées après le jugement d’expulsion.