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« L’existence d’une catégorie de très riches ne tire pas la société vers le haut, au contraire »

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L’égalité est meilleure que l’inégalité. Une évidence… Deux épidémiologistes britanniques, Richard Wilkinson et Kate Pickett, publient la version française d’une vaste étude qui entend démontrer, chiffres à l’appui, que les grands problèmes sociaux sont plus graves dans les pays inégalitaires. En cause, un stress social dont souffre l’ensemble de leurs populations.
Qu’appelez-vous l’inégalité, et comment la mesurez-vous ?

Ce qui est commun aux sociétés humaines et aux sociétés animales hiérarchisées, c’est l’accès aux ressources. L’animal dominant mange le premier et a le monopole sur les femelles. Cet écart matériel crée une distance sociale et un sentiment de supériorité ou d’infériorité. Concrètement, pour mesurer le taux d’inégalité dans chaque pays, nous avons pris en compte l’écart de revenus entre les 20 % les plus riches et les 20 % les moins riches. Dans les pays scandinaves, cette différence est de quatre?fois, mais en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et au Portugal, elle est quasiment du double.

Vous avez d’abord travaillé sur une comparaison des inégalités en matière de santé dans les pays développés. Qu’avez-vous constaté ?

Nous avons essayé de déterminer les causes des différences en termes de morts prématurées et de durée de vie selon les classes sociales. Pour cela, nous nous sommes fondés sur deux grandes études réalisées sur des fonctionnaires londoniens. Sur 17 000 personnes suivies de 1960 à leur mort, nous nous sommes rendu compte que le taux de mortalité des personnels subalternes était trois fois plus élevé que chez les hauts-fonctionnaires. Nous pensions que si les pauvres avaient plus de risques d’avoir des cancers, des crises cardiaques ou des problèmes respiratoires, c’était justement parce qu’ils étaient pauvres, donc que leurs conditions de vie étaient moins favorables. C’est en partie vrai, mais après trente ans de recherche, il apparaît que les causes sont surtout d’ordre psychosocial. La position hiérarchique et le stress social se révèlent déterminants. Si les problèmes d’argent et d’accès aux soins étaient uniquement en cause, seules les personnes pauvres seraient touchées. Mais des études ont montré que la plus faible augmentation de l’espérance de vie que l’on observe dans les pays plus inégalitaires touche l’ensemble de la population.

Avez-vous été surpris par cette conclusion ?

Quand j’ai commencé à travailler sur ce sujet, je n’imaginais pas un instant cette importance des risques psychosociaux. Ceux-ci sont liés avant tout à la petite enfance, au statut social et à l’environnement relationnel. On sait, par exemple, que le taux de mortalité varie autant entre un individu qui a ou non des amis qu’entre un non-fumeur et un fumeur. Quand on a des amis, on se perçoit soi-même de façon positive. A l’inverse, quand on est exclu, on développe une image de soi négative… De même, quelqu’un qui a eu une enfance traumatique connaîtra un mal-être au moins équivalent à celui que peut ressentir une personne qui n’a aucun ami à l’âge adulte ou une personne au statut social très bas. Des études ont permis de mesurer le niveau de stress en conditions expérimentales. Et ce qui le fait le plus augmenter, c’est bien ce qui touche à notre image sociale, à la façon dont les autres jugent nos performances, au fait d’être admiré ou méprisé. Au bout du compte, l’inégalité s’enracine dans l’individualisme et la rivalité. L’égalité favorise au contraire la réciprocité et la coopération.

De nombreux autres problèmes sociaux apparaissent corrélés au niveau de l’inégalité. Comment l’expliquez-vous ?

Au cours de cette recherche, nous avons observé qu’il y a deux fois plus de mortalité infantile dans les pays très inégalitaires que dans les autres, trois fois plus de problèmes psychiques, dix fois plus d’emprisonnement et de maternité précoce… Les problèmes sociaux et économiques empirent à mesure que se creuse l’écart entre les statuts sociaux. L’existence d’une catégorie de très riches ne tire donc pas l’ensemble de la société vers le haut, au contraire. Les Etats-Unis arrivent en tête des pays développés les plus inégalitaires. La France, pour sa part, se situe dans la moyenne des pays étudiés, au même niveau que le Canada. Les sociétés contemporaines bénéficient d’un confort matériel sans précédent, mais ce qui compte, aujourd’hui comme hier, est la manière dont on est vu et jugé par les autres. Et tout le monde subit ce stress, y compris ceux qui sont en haut de la hié­rarchie sociale. Mais ce sont, bien sûr, les populations les moins favorisées qui en souffrent le plus.

Si l’on retire de l’équation les populations les plus pauvres, l’effet négatif des inégalités ne disparaît pas. N’est-ce pas paradoxal ?

En réalité, tous ces problèmes – obésité, violences, problèmes de santé, maternité précoce – ne sont pas liés uniquement à la différence entre pauvres et riches. C’est un phénomène graduel qui touche l’ensemble de la société. Les personnes situées en bas de l’échelle sociale, les chômeurs, les précaires, les SDF, représentent un petit pourcentage de la population. Pareillement pour les très riches. Entre les deux, on trouve une majorité de gens qui souffrent, eux aussi, des conséquences des inégalités. Dans une société plus égalitaire, statistiquement, vous vivriez plus longtemps, vous auriez moins de risques d’être agressé, votre fille aurait moins de risques de tomber enceinte à l’adolescence ou votre fils de devenir drogué. Des collègues de la Harvard School of Health ont comparé l’inégalité à un « polluant » social dont les effets touchent tous les échelons de la société, mais avec des conséquences plus graves sur les pauvres. Il n’y a donc que des avantages à aller vers plus d’égalité, même pour ceux qui sont au sommet.

Sommes-nous plutôt enclins à la compétition et à l’individualisme ou à la solidarité et à l’empathie ?

Nous ne sommes pas naturellement prédisposés à aller dans un sens ou dans l’autre. Je pense que nous avons le choix. Nous savons nous faire des amis, vivre en société, être aimable avec notre prochain. Nous savons aussi avoir du dédain et des préjugés à l’encontre de ceux que nous pensons inférieurs. Plus il y a d’inégalités, moins on se mélange car la vie est alors une guerre de statuts, et il faut conserver le sien coûte que coûte. A l’inverse, dans les sociétés plus égalitaires, on pense plus facilement en termes de réciprocité, de collaboration et d’empathie. Des anthropologues ont montré qu’avant l’Homo sapiens, il existait déjà des hiérarchies sociales dans les groupes d’hominidés. Mais il y a 250 000 ans, au temps des sociétés de chasseurs-cueilleurs, elles se sont affaiblies. Tout individu qui voulait prendre le dessus était rejeté du groupe, voire tué. La démocratie s’inscrit dans cette stratégie de contre-domination. Notre société descend de ces deux approches, mais c’est l’environnement social dans lequel nous vivons qui guide le choix de notre stratégie.

Comment réduire les inégalités ?

Il existe deux moyens distincts qui aboutissent au même résultat. Là où l’on trouve des écarts de revenus importants, on peut taxer fortement les plus riches et développer des mécanismes de redistribution, comme en Suède. A l’inverse, au Japon ou dans certains Etats des Etats-Unis, où les prélèvements sont faibles, les écarts de revenus sont traditionnellement limités. Les Suisses vont ainsi voter en novembre, par référendum, une proposition visant à limiter à 12 fois l’écart entre le salaire d’un patron et celui de son employé le moins bien payé. Le fait qu’il existe des gens extrêmement riches reflète un manque de démocratie. Il faut donc augmenter la démocratie, notamment en renforçant la représentation des salariés dans les entreprises, en développant les mutuelles, les SCOP, les entreprises gérées paritairement… L’Etat doit proposer des mesures incitatives en ce sens.

Qu’est-ce que l’Equality Trust ?

Après avoir confirmé les dommages considérables que subissent nos sociétés en raison des inégalités, nous avons créé cette organisation à but non lucratif afin de sensibiliser l’opinion publique aux avantages que l’on peut attendre d’une égalité renforcée. C’est aussi pour cette raison que nous avons écrit ce livre le plus clairement possible, pour qu’il soit compris par tous. Nous avions prévu d’en écouler au mieux 10 000 exemplaires. Or la version anglaise a été tirée à 120 000 exemplaires dès la première année. Et l’ouvrage a depuis été traduit dans 23 pays… Ce succès est sans doute lié à la crise économique. Les gens savent qu’on ne peut plus revenir en arrière. La consommation irraisonnée, la course à la réussite, tout cela ne mène pas au bien-être. Nous avons besoin d’une société où l’on passe plus de temps avec ses amis, sa famille, et moins à se battre pour garder son statut.

Propos recueillis par Eléonore Varini et Jérôme Vachon

Repères

Richard Wilkinson a étudié l’histoire de l’économie avant de se former en épidémiologie. Il est professeur émérite à l’école de médecine de l’université de Nottingham, professeur honoraire de l’University College de Londres et professeur invité de l’université de York (Angleterre).

Avec l’épidémiologiste et anthropologue Kate Pickett, il publie Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous (Ed. Les Petits Matins/Institut Veblen, 2013).

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