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« Le silence qui pèse sur l’histoire de la colonisation empoisonne la vie des jeunes de banlieues »

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Les émeutes de 2005 dans les banlieues ont été analysées à travers le prisme de la sociologie, de l’économie et de la politique. Mais leur dimension subjective a peu été explorée. Pour Malika Mansouri, psychologue, qui a enquêté auprès de jeunes en Seine-Saint-Denis, cette révolte se nourrit aussi des échos inconscients des traumatismes d’une histoire coloniale toujours refoulée.
Pourquoi cette recherche est-elle née des « émeutes » de l’automne 2005 en France ?

Je me trouvais à l’époque en Algérie et ces événements ont fait irruption par le prisme de la télévision. Je ne pensais pas me lancer dans une telle recherche, mais j’ai éprouvé la nécessité de participer au discours collectif en faisant entendre d’autres voix, celles des jeunes. Je voulais comprendre le pourquoi de leur colère. Or quelque chose manquait dans les explications données jusque-là. On ne parlait pas de la dimension subjective des événements. Les études sociologiques, aussi bonnes soient-elles, ne suffisaient pas pour comprendre les motivations intimes de cette jeunesse, ce qui pouvait la propulser dans des actes apparemment incompréhensibles : brûler des voitures, des autobus, des écoles…

Que vouliez-vous montrer précisément ?

Mon intuition était que les souffrances et les comportements manifestés par ces jeunes d’aujourd’hui se sont en réalité élaborés au fil du temps. Ils se sont construits depuis leur prime enfance, dans leur rapport à leurs parents. C’est pour cette raison que j’ai souhaité rencontrer un certain nombre d’entre eux pour leur demander simplement ce que signifiaient, pour eux, ces événements.

Pourquoi avoir choisi de ne rencontrer que des jeunes adultes d’origine algérienne ?

S’agissant d’une recherche universitaire, il fallait définir des critères. Je me suis donc fondée sur une étude sociologique de 2006 établissant le profil des émeutiers. Il s’agissait de garçons âgés en moyenne de 16 ans, vivant tous dans des familles assez précaires. Mais le critère qui a surtout retenu mon attention est qu’ils étaient tous français avec des noms à consonance étrangère, majoritairement du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne. Etant moi-même issue de l’histoire franco-algérienne, j’ai limité ma recherche aux jeunes nés dans des familles venues d’Algérie. Il était plus facile pour moi d’échanger avec des personnes partageant cette histoire. J’ai rencontré au total une quinzaine de jeunes, bien après les événements. Ce qui leur a permis d’avoir du recul, de ne plus être dans l’impulsion mais dans la réflexion. Je les ai vus sur le terrain, jamais dans ma consultation de psychologue. Pour cela, j’ai fréquenté pendant de longs mois des antennes jeunesse en Seine-Saint-Denis. J’ai aussi rencontré certains jeunes spontanément, dans les cités. Quelques étudiants ont aussi accepté de participer à la recherche.

Vous faites l’hypothèse que l’histoire de la colonisation, jamais soldée, perturbe la vie de ces jeunes. La colonisation a pourtant pris fin il y a cinquante ans…

Ce n’est évidemment pas la colonisation en tant que telle qui empoisonne leur vie mais le silence qui pèse sur cette part de leur histoire. On parle de la colonisation avec des dates, des faits, certains parlent même des bienfaits de la colonisation, comme Nicolas Sarkozy dans son discours de Dakar en 2007. Mais on ne parle pas des violences et des humiliations subies par ceux qui ont vécu cette période. Comment les jeunes d’aujourd’hui ont-ils hérité de ces non-dits ? C’est un peu comme les secrets de famille. Ce n’est pas parce qu’on n’en parle pas qu’ils disparaissent. Dans la réalité sociale et politique, la colonisation est depuis longtemps terminée mais elle n’a pas pour autant disparu des têtes. Lorsque des traumatismes ne sont pas élaborés, que les douleurs n’ont pas pu se dire, la personne reste seule avec ses souffrances. Elle ne peut pas mettre du sens sur ce qu’elle a vécu car le problème n’existe plus officiellement. Il se produit alors un processus d’enkystement psychique, un peu comme un fantôme qui se transmettrait aux nouvelles générations et qui les agiterait sans qu’elles sachent pourquoi. Car un enfant est comme une éponge, il aspire toutes les émotions, tout ce qui a fait mal. Et quand quelque chose dans la réalité vient réactiver ces émotions, cela peut produire des comportements tels que ceux que l’on a vus lors des émeutes de 2005. Et dans la réalité de ces jeunes, beaucoup de choses peuvent créer cette répétition fantasmatique du colonial : la précarité sociale, la relégation dans les cités, les contrôles policiers récurrents…

Ces jeunes se vivent comme n’appartenant pas vraiment à la société française. Vous employez même l’expression « expulsion racialiste »…

Ils se sentent en effet perçus comme distincts de la majorité de la population, d’abord en raison de leurs caractéristiques phénotypiques. Ils sont noirs ou arabes, et cela se voit. Les gens ne peuvent les regarder qu’à partir de ce qu’ils donnent à voir eux-mêmes et de ces caractéristiques. Bien sûr, nous ne sommes plus à l’époque coloniale. Mais pour ceux qui ont à supporter les contrôles d’identité au faciès, comment ne pas être renvoyé à cette histoire ? Lorsque des policiers contrôlent systématiquement des jeunes, ceux-ci l’expliquent en se nourrissant de ces émotions liées à une réalité ancienne qui deviennent finalement la clé avec laquelle ils parviennent à donner du sens à ce qui se passe aujourd’hui. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une répétition fantasmatique du colonial.

Ces jeunes se sentent victimes de ségrégation, mais aussi d’indifférenciation…

C’est un peu la continuité de ce que je viens d’expliquer. Ils ne sont pas reconnus en tant que sujets, et cela participe certainement du sentiment d’être relégué, comme au temps du colonialisme. S’il y a contrôle au faciès, c’est bien que les policiers ne parviennent pas à faire la différence entre celui qui est peut-être dans des actes délictueux et celui qui ne fait qu’aller au collège. En ne permettant pas aux gens d’exister en tant qu’individus, en les enfermant dans un amalgame, que fait-on sinon les transformer en choses ? Un des jeunes, citant des propos de Nicolas Sarkozy, rappelle que le Kärcher, c’est pour nettoyer des choses, pas des gens. Cette jeunesse a ainsi le sentiment d’être considérée comme rien, comme une chose. Du coup, on peut la contrôler, la bousculer, ce n’est pas grave. C’est aussi pour cette raison qu’il est important de questionner la dimension subjective de ces émeutes.

Comment évacuer ce fantôme de la colonisation ?

Nous sommes tous singuliers, et ces jeunes aussi. Même s’ils partagent ce reste d’une l’histoire qui participe à la lecture du monde dans lequel ils vivent, certains ont la chance de faire de belles rencontres, de pouvoir saisir des mains tendues, de connaître des réussites… Les conséquences seront alors moins exacerbées. L’impact ne sera pas le même en fonction de la réalité de chacun. Plus globalement, il ne s’agit pas tant de parler de la colonisation que de l’histoire de France de ces enfants. Car elle n’est pas tout à fait la même que celle des autres. Quand on commencera simplement à la raconter, même si cela fait mal, on parviendra à briser progressivement ce cercle vicieux. Il faut permettre à cette jeunesse de ne pas se croire dépourvue de toute histoire lointaine. Il va falloir l’assumer de part et d’autre. Jusqu’à maintenant, on a mis le couvercle sur la marmite et le silence est retombé. Les traumatismes sont restés non traités, car comment raconter ce qui n’existe pas dans la réalité sociale ? A partir du moment où le collectif fera un pas vers l’ouverture, peut-être des personnes parviendront à raconter leur propre histoire.

Quels conseils pourriez-vous donner aux travailleurs sociaux qui interviennent auprès de ces jeunes ?

On ne peut pas accueillir l’autre en évoquant d’emblée ces questions, mais il me paraît nécessaire d’en savoir au moins quelque chose, de ne pas oublier que cela participe potentiellement de la souffrance, des difficultés et des comportements hors cadre de certains jeunes. A l’adolescence, il est nécessaire que la rencontre soit sincère, qu’elle soit ressentie comme vraie. Il est important de ne pas renier les perceptions de ces jeunes. Quand on est un professionnel de l’enseignement ou de l’éducation, si l’on se positionne dans une posture dissymétrique de « sachant », c’est comme si on leur disait que ce qui est en eux n’est pas réel. Il faut simplement accepter de savoir quelque chose de leur histoire, de leur origine véritable. Il faut les accueillir aussi avec ça, et cela peut déjà changer beaucoup de choses. J’y crois vraiment.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Malika Mansouri est psychologue clinicienne en pédopsychiatrie dans la Seine-Saint-Denis, chargée de cours à l’université Paris-Vincennes-Saint-Denis et coauteure de différents ouvrages. Elle publie Révoltes postcoloniales au cœur de l’Hexagone (Ed. PUF, 2013), ouvrage lauréat du prix Le Monde de la recherche universitaire.

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