« Ensemble, vers un monde sans discrimination. » C’était, cette année, le mot d’ordre lancé par les Nations unies pour la journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre. L’occasion, pour ATD quart monde notamment, de faire avancer un combat vieux de plusieurs années : la reconnaissance officielle de la discrimination pour précarité sociale, à côté des 19 autres motifs inscrits dans le code pénal (1). Après la recommandation de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (2), le défenseur des droits, Dominique Baudis, devait le 17 octobre, lors de la traditionnelle cérémonie du parvis des Droits de l’Homme, place du Trocadéro à Paris, soutenir cette idée et inviter les parlementaires à travailler en ce sens. « Le temps est mûr, et le temps est urgent », estime Bruno Tardieu, délégué national d’ATD quart monde, qui n’a de cesse de témoigner de cas de stigmatisation, d’exclusion et de vexation vécues par les personnes en situation de précarité sociale, à l’école, dans l’accès aux loisirs ou au logement. Dernier cas porté sur la place publique : l’expulsion par des agents de sécurité du musée d’Orsay, en janvier dernier, d’une famille accompagnée par ATD – qui a saisi le défenseur des droits – après que d’autres visiteurs se sont plaints d’une gêne olfactive.
Le mouvement a jusqu’ici buté sur un problème de méthode : comment prouver par des critères objectifs ce qui relève du ressenti ? Comment isoler le critère de discrimination sociale de celui fondé sur l’apparence physique ou l’origine ? Il y a trois ans, il remettait à l’ancienne HALDE (Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) un dossier de situations concrètes. Sans nier cette réalité sociale, cette dernière avait indiqué « qu’elle manquait d’outils juridiques pour reconnaître » la discrimination pour pauvreté, explique ATD. Dans sa délibération du 18 avril 2011, dans laquelle elle recommandait au législateur d’ajouter l’adresse aux motifs de discrimination prohibés, la HALDE invitait également le gouvernement à mener une réflexion sur l’intégration de l’origine sociale dans la liste de ces critères et « sur les modalités de prise en compte des stéréotypes dont souffrent les personnes en situation précaire ».
Le mouvement ATD a pris son bâton de pèlerin. Dans un « livre blanc » réalisé avec des chercheurs, des juristes, des associations et des syndicats de salariés, il s’est attelé au croisement des données existantes (études sur l’influence du lieu de résidence sur l’accès à l’emploi et sur l’accès aux soins des bénéficiaires de la couverture maladie universelle complémentaire) et publie les résultats d’un « testing » qu’il a réalisé dans le champ de l’emploi, en partenariat avec l’association ISM-Corum. Pour la première fois, ont été utilisés des « marqueurs plus directs et explicites d’une situation de précarité sociale dans la phase de prise de contact avec des employeurs en vue d’une embauche ».
Le « testing », réalisé d’avril à juillet 2013, porte sur l’envoi de CV de « référence » (classiques), accompagnés d’autres comportant deux « signaux » simultanés liés à la précarité. L’un est la présence d’une période d’emploi dans une entreprise d’insertion, révolue depuis plusieurs années et suivie de séquences d’emploi chez des employeurs traditionnels. L’autre est une adresse actuelle en centre d’hébergement et de réinsertion sociale. Une partie des CV envoyés, qui concernent des postes dans la restauration, le nettoyage et la vente en boutique, correspond à des réponses à des offres publiées par Pôle emploi. Une autre, qui porte sur des postes d’opérateurs de caisse dans la grande distribution, représente des candidatures spontanées. En comptant les CV « de référence », 1 440 candidatures ont été envoyées en Ile-de-France, à Bordeaux, Caen, Grenoble, Nice et Strasbourg.
Les réponses aux candidatures spontanées – aux postes d’opérateur de caisse – sont les plus probantes : quand les recruteurs privilégient l’une des deux candidatures reçues, ils privilégient trois fois sur quatre celle « de référence ». Ces résultats ne sont pas confirmés quand il s’agit des réponses à une offre d’emploi dans la restauration, le nettoyage ou la vente en boutique : sur 98 offres qui ont donné lieu à au moins une réponse positive, 44 % ont retenu les deux candidatures et 30 % seulement ont privilégié celle de référence. Nuance importante cependant : les différences sont plus marquées pour les emplois en boutique, pour lesquels les CV comportant un indicateur de précarité sont nettement défavorisés. Le faible nombre d’offres testées pour ce métier ne permet malheureusement pas de tirer des conclusions statistiques, qui confirmeraient en particulier des différences liées à la nature des emplois étudiés, par exemple lorsqu’il s’agit d’un contact avec la clientèle. ATD souligne également que ses moyens ne lui ont pas permis d’observer le comportement des recruteurs après la phase d’entretien. Consciente des limites de son étude, qui mériterait d’être approfondie et élargie à d’autres domaines de la vie publique, l’association y voit néanmoins une pierre de plus à l’édifice.
Dans son « livre blanc », elle rappelle ses propositions, parmi lesquelles l’amendement du code pénal, mais aussi la signature par la France du protocole additionnel 12 à la Convention européenne des droits de l’Homme qui étend l’interdiction de la discrimination à la jouissance de tous les droits, notamment économiques et sociaux. « L’enjeu n’est pas de faire du contentieux, mais de donner des repères civiques, dans une démarche citoyenne », affirme Pierre-Yves Madignier, président d’ATD quart monde. « Il y a un lien entre les stéréotypes et l’organisation de la société », notamment en matière de chasse à la fraude, relève en outre Bruno Tardieu. En résulte une complexité de certaines procédures administratives qu’il conviendrait de simplifier pour améliorer l’accès aux droits. L’association rappelle en outre son vœu que soient réalisées des études d’impact des projets de loi sur les personnes précaires. Pour « déconstruire les préjugés », elle préconise la diffusion d’outils de sensibilisation et le développement des co-formations avec des usagers dans le cadre de la formation continue des professionnels du secteur social. Autre idée : renforcer le « pouvoir d’agir » des personnes en situation de précarité, par le biais des corps intermédiaires que sont les syndicats, les associations de parents d’élèves ou de locataires.
Le « livre blanc » devait également être remis à Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, à l’occasion d’un atelier de travail, le 17 octobre, sur la participation des personnes en situation de pauvreté à la définition des politiques publiques.
(1) Cette revendication fait l’objet d’une pétition lancée par plus de 40 associations, syndicats et collectifs – Voir
(2) Voir ASH n° 2827 du 4-10-13, p. 11.