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Devenir acteur de sa vie

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Depuis presque un an, à Nancy, l’Ecole de la vie autonome prépare de jeunes adultes handicapés moteurs à vivre en milieu ordinaire. Un patient apprentissage de l’autonomie qui a amené l’équipe pluridisciplinaire à repenser ses modes d’accompagnement.

On va faire les courses, tu as besoin de lait ? », lance Ludovic Philippe en en­trant dans le studio de son voisin. Ils jettent un coup d’œil dans le frigo et discutent de l’argent nécessaire pour acheter ce qui manque. Après avoir enfilé un coupe-vent, Ludovic dirige rapidement son fauteuil roulant électrique vers l’ascenseur, suivi de Kevin Coffigny, qui essaie de ne pas se laisser distancer malgré ses difficultés motrices. Kevin est le « petit dernier » et Ludovic joue parfois les grands frères avec lui, avec une assurance souvent trompeuse. Comme 12 autres jeunes adultes atteints d’infirmité motrice cérébrale et venus du Nord-Est, Ludovic a décidé d’intégrer l’Ecole de la vie autonome (1) pour tâcher de bâtir un projet de vie bien à lui. Après avoir passé une douzaine d’années dans un centre d’éducation motrice de Lorraine, ce jeune homme de 24 ans ne se voyait pas retourner vivre chez ses parents et a demandé à intégrer cette structure d’un genre nouveau pour « pouvoir avoir une vie comme tout le monde ».

PRENDRE PART À LA VIE DE LA CITÉ

Deuxième école de ce type en France (2), l’Ecole de la vie autonome de Vandœuvre-lès-Nancy (Meurthe-et-Moselle) a ouvert ses portes en novembre 2012. Dotée d’une capacité totale de 20 places, elle propose à des personnes handicapées de toute la France un parcours de formation très progressif destiné à les rendre autonomes et à contribuer, à terme, à leur installation dans un logement en milieu ordinaire. Porté par l’Office d’hygiène sociale (OHS) du département, et fort d’un budget de 1,4 million d’euros financé par l’assurance maladie, le dispositif s’inscrit dès le départ dans l’esprit de la loi du 11 février 2005 en permettant aux personnes handicapées de prendre pleinement part à la vie de la cité. « Pour monter ce projet, nous nous sommes nourris de l’expérience des professionnels travaillant dans les différentes structures de l’OHS de Meurthe-et-Moselle, tant dans le domaine sanitaire que dans le secteur médico-social. Au-delà des différences de points de vue qui ont enrichi la réflexion du groupe de projet, nous faisions le même constat : certains de nos jeunes adultes allaient finir dans un foyer ou retourner à domicile, alors qu’ils avaient les capacités pour vivre en milieu ordinaire », raconte Vanessa Balthazard, directrice de l’Ecole de la vie autonome.

Au premier coup d’œil, rien ne distingue cette maison d’accueil spécialisée d’une structure d’accueil classique pour personnes handicapées. On y trouve des bureaux administratifs, ceux de l’équipe pluridisciplinaire, une salle de restauration et de longs couloirs dans des tonalités neutres de beige et de gris. Et pourtant, à y regarder de plus près, certains détails ne trompent pas. Tels que l’absence de salle collective dédiée, les pictogrammes originaux choisis pour la signalétique, les chambres qui s’apparentent davantage à des petits studios, ou encore le fait que les usagers s’appellent des « résidants », en référence aux étudiants des résidences universitaires. Il s’agit ainsi de donner à ces personnes handicapées motrices d’autres repères que ceux qu’elles ont connus des années durant au sein d’établissements médico-sociaux. « Pendant ce parcours de formation, nous essayons de basculer sans cesse et le moins brutalement possible dans quelque chose de nouveau pour qu’ils soient confrontés régulièrement au changement. La vie en milieu ordinaire, c’est l’imprévu, et ils devront savoir s’adapter en permanence », explique Vanessa Balthazard.

UNE ÉTAPE D’APPRENTISSAGE AU SEIN DE LA STRUCTURE

Après une première évaluation en commission de préadmission, les candidats accueillis ont en moyenne quatre ans devant eux pour effectuer cet apprentissage de l’autonomie. Les objectifs de chacun d’eux sont déterminés à travers un contrat de formation individualisé, puis sont régulièrement réévalués par les membres de l’équipe pluridisciplinaire. Lors d’une première étape, censée durer environ deux ans, cet apprentissage se fait au sein de la structure. Et une fois atteints les premiers objectifs, les personnes handicapées quitteront la maison d’accueil spécialisée pour s’installer dans un studio de l’agglomération nancéienne et y poursuivre leur apprentissage d’une vie autonome. Durant cette période, d’une durée moyenne de deux ans également, les résidents ne seront pas lâchés dans la nature. Tous les professionnels de l’Ecole de la vie autonome – médecin, ergothérapeute, infirmière, assistante sociale, conseillère en économie sociale et familiale (CESF) et aides-soignantes – continueront à accompagner les personnes handicapées dans leur nouveau lieu de vie, avant de passer finalement le relais aux acteurs du milieu ordinaire. Pour l’heure, les résidents découvrent peu à peu le minutieux processus d’apprentissage qui doit les mener vers l’autonomie.

Dans son studio, Mélanie Coffigny informe Julie Hachon, l’ergothérapeute, que la commande à distance de son volet ne fonctionne pas. Dans les lieux depuis une semaine, cette jeune fille d’une vingtaine d’années a quitté son institut d’éducation motrice de Metz pour cet établissement, parce qu’elle ne voulait pas être dépendante de ses parents et qu’elle avait envie de voir jusqu’où elle pouvait « aller dans l’autonomie ». L’ergothérapeute tente de configurer le contrôle d’environnement de Mélanie de manière qu’elle puisse commander certaines fonctions du studio. Elle cherche également une façon de fixer le petit boîtier de commande sur le lit de la jeune fille au moyen d’une gaine de fil électrique. « Dans mes interventions, il y a une partie paramédicale et une partie bricolage. On doit souvent trouver des trucs pour adapter des équipements dans leur studio », confie en riant Julie Hachon. Sortir de la vaisselle d’un placard, verser du lait dans une casserole, se préparer à manger, faire sa toilette, se déplacer sans risque, être capable de se lever ou de se mettre en position assise… Comme les autres membres de l’équipe pluridisciplinaire, l’ergothérapeute profite de l’arrivée d’une personne handicapée pour observer dans le moindre détail les difficultés qu’elle rencontre dans sa vie quotidienne et pour évaluer ses capacités. En lien avec la CESF, elle élabore une stratégie de compensation pour pallier les incapacités.

Cette évaluation réalisée au début de leur séjour par les professionnels est souvent mal vécue par des résidents qui ont l’impression d’être scrutés au microscope. Elle est pourtant essentielle pour le bon déroulement du parcours des jeunes adultes handicapés. « Nous décortiquons toute leur vie quotidienne. Cela va assez loin, et ils se sentent parfois mis sous cloche. Mais ce n’est qu’avec cette connaissance que nous allons être capables de voir où ça bloque et ce que l’on peut mettre en place pour passer cette première étape », précise Vanessa Balthazard.

UNE NÉCESSAIRE CONFRONTATION AU RÉEL

Très rapidement, des mises en situation sont proposées afin de vérifier que la perception que les personnes handicapées ont de leurs capacités correspond bien à la réalité. Julie Hachon se souvient ainsi des premières sorties réalisées avec des résidents. « Beaucoup d’entre eux disaient qu’ils pouvaient se déplacer sans problème à l’extérieur et qu’ils avaient l’habitude de sortir seuls. Au premier passage pour piétons, la plupart ne se sont pas arrêtés pour regarder s’il y avait une voiture. Ils avaient été tellement accompagnés qu’ils n’avaient pas acquis ces réflexes. » Elément central du dispositif mis en place au sein de l’Ecole de la vie autonome, cette confrontation au réel doit permettre à certaines personnes de ne pas rester dans le déni de leurs difficultés, prisonnières de constructions imaginaires. Il s’agit aussi de créer un lien de confiance avec ces jeunes adultes, pour les amener tout doucement à prendre leur avenir en main, à devenir des acteurs de leur vie. « Ils sortent des établissements où ils étaient entièrement pris en charge en étant persuadés de savoir faire beaucoup de choses. Et les six premiers mois ici sont difficiles parce qu’ils doivent affronter la réalité. Dans les premiers temps, on doit donc beaucoup travailler sur la confiance, faire sans cesse de la réassurance pour qu’ils se lancent dans des démarches sans leurs parents ou leur éducateur », confirme Aurélia Iglésias, assistante sociale.

Les membres de l’équipe ont dû néanmoins adapter leurs modes d’évaluation pour ne pas renvoyer une image trop négative aux résidents et les décourager lors de cette première phase. « Nous nous sommes aperçus que le fossé était trop grand entre leur vie avant et ce que nous leur demandions à leur arrivée ici. Pour ce qui me concerne, j’ai établi des objectifs un peu plus simples à court terme, comme faire une liste de courses, aller chercher un produit dans les rayons d’un magasin, se présenter, etc. De cette manière, ils voient plus facilement les progrès accomplis et se sentent valorisés », détaille Valérie Obtel, CESF.

Car l’un des principaux objectifs de cette première étape passée dans la structure est d’amener les résidents à se repositionner comme sujets en encourageant leurs prises d’initiatives. Un changement difficile à opérer pour ces jeunes adultes qui rêvent d’autonomie sans toujours savoir ce qu’elle signifie concrètement. Beaucoup la confondent avec une liberté ou une indépendance dénuées de toute contrainte. La directrice n’a pas oublié le jour où les résidents ont débarqué dans son bureau pour se plaindre des tâches de lessive, impossibles à accomplir compte tenu de leurs difficultés motrices. « On a réalisé que nous ne leur avions pas expliqué qu’il y aurait des aides humaines pour les assister. Et à aucun moment ils n’avaient penser à en demander. » Dans les premiers mois qui suivent l’arrivée d’un nouveau venu, une grande partie du travail des professionnels consiste ainsi à encourager les prises d’initiatives et, du même coup, à lui apprendre à évaluer ses besoins, à les anticiper pour piloter ensuite les aides nécessaires. Pas question, martèlent les membres de l’équipe, de prendre le risque de laisser une personne s’installer dans un logement en milieu ordinaire sans qu’elle ait appris auparavant à détecter les aides humaines ou techniques dont elle a besoin et à en faire la demande. « Quand les “résidants” iront dans un studio en ville, ils devront être capables de prévoir d’aller à la pharmacie ou d’y envoyer quelqu’un avant d’être en panne de médicaments. Ils vont devoir articuler eux-mêmes les démarches de soin. Bref, ils vont devoir être acteurs de leur vie », appuie Nathalie Guehl, infirmière. L’équipe a donc dû faire évoluer son mode d’accompagnement pour éviter de devancer les demandes des résidents et d’y pourvoir à leur place. Ici, les professionnels ne frappent pas à la porte des studios pour s’enquérir des besoins éventuels des personnes handicapées. Ce sont les résidents qui doivent prendre des rendez-vous avec l’ergothérapeute, l’infirmière ou l’assistante sociale et se rendre dans leur bureau pour discuter d’une aide technique, aborder des questions liées à la santé ou encore entamer une démarche administrative. « Ils doivent prendre l’habitude de venir me voir lorsqu’ils doivent régler un problème. C’est une démarche nouvelle et qui a été très difficile pour ces jeunes adultes sortant d’un parcours institutionnel durant lequel les assistantes sociales et les parents réglaient toutes les questions administratives », constate Aurélia Iglésias. Une posture particulière qui peut poser aussi des problèmes à certains professionnels, reconnaît la directrice de la structure. Présentes tous les jours aux côtés des personnes handicapées, les aides-soignantes avaient par exemple tendance à aller au-devant de leurs besoins, dans un souci de bienveillance et de protection qui risquait d’entraver leur progression vers l’autonomie.

INVESTIR DES DOMAINES HORS DU SOIN

Lorsqu’elle est arrivée à l’Ecole de la vie autonome, Laura Maugué, jeune fille dynamique, a trouvé elle-même son kinésithérapeute dans l’annuaire. Elle le voit deux fois par semaine afin de travailler avec lui des exercices pour l’équilibre du dos et des membres inférieurs, et de se tenir plus facilement debout. A l’instar de la jeune fille, la plupart des résidents ont conservé de leurs années passées en établissements de rééducation fonctionnelle ou d’éducation motrice des habitudes de vie très centrées autour du soin. Un fil rouge rassurant, mais dont certains n’ont plus autant besoin à l’âge adulte, estiment les professionnels de la structure. « Le médecin spécialisé en médecine physique et réadaptation aide les personnes handicapées à faire cette transition en leur expliquant pourquoi il n’est plus nécessaire que les soins rythment à ce point leur vie et comment faire pour remplacer une partie de ces séances de rééducation », note Vanessa Balthazard. Piscine, danse, activités sportives, et même séances de cuisine… Tout est bon pour inciter les résidents à investir des domaines qui les sortent un peu du soin, sans pour autant supprimer les indispensables efforts physiques. « On leur propose des activités qui vont les stimuler, leur permettre de se mobiliser pour retrouver le tonus qu’ils retiraient des séances de rééducation. On va, par exemple, en mobiliser certains lors de leurs déplacements dans les transports pour qu’ils arrivent à se mettre un peu debout, plutôt que d’utiliser systématiquement du matériel pour les soulever », explique Julie Hachon. En investissant davantage des activités annexes, les jeunes apprennent ainsi à lâcher en partie ces soins, mais aussi à s’inscrire d’emblée dans la vie à l’extérieur de l’établissement. Certains participent à des cours de danse ou de capoeira, d’autres pratiquent le chant, la natation, ou se lancent dans des activités bénévoles.

Après plusieurs mois passés dans cette école un peu particulière, les résidents ont déjà accompli une partie du chemin qui doit les conduire vers une vie autonome. Beaucoup d’entre eux sont capables aujourd’hui de se déplacer en sécurité hors de l’établissement, de décrocher leur téléphone malgré leurs difficultés d’élocution pour prendre un rendez-vous à l’extérieur, ou encore d’utiliser Internet pour vérifier les versements de leur allocation, chercher une attestation de sécurité sociale ou se connecter sur leur compte CPAM. « Ce dispositif est la parfaite traduction de l’esprit même de la loi de 2005 qui, contrairement à celle de 1975, n’est plus une loi de protection mais de participation et de citoyenneté. Dans la loi de 2005, on estime que la personne handicapée ne doit pas vivre dans un cocon. L’école de la vie autonome met cette loi en musique en travaillant sur tous les aspects de l’autonomie », se félicite Jean-Marie Schléret, ancien président du Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH) et parrain de la première promotion de l’Ecole de la vie autonome.

Pour travailler à cette intégration des personnes handicapées dans la cité, l’équipe a tissé un partenariat avec un grand nombre d’acteurs locaux, des municipalités aux organismes de transport, en passant par les centres communaux d’action sociale, les services d’accompagnement social ou médical, les structures culturelles ou professionnelles et, bien sûr, les bailleurs sociaux, afin de préparer l’entrée des résidents dans leur futur logement. Emménager dans son appartement, Mélanie Coffigny y pense déjà, même si, comme beaucoup, elle a encore du mal à imaginer précisément ce que sera cette nouvelle vie. « C’est la solitude qui risque d’être difficile au début. Mais ça s’apprend. Je suis optimiste », lâche la jeune fille en refermant la porte de son studio.

Notes

(1) Ecole de la vie autonome : 1, rue du Vivarais – 54500 Vandœuvre-lès-Nancy – Tél. 03 55 68 70 28 – ohs.mm@ohs.asso.fr.

(2) Première école de vie autonome, l’Institut du Mai, à Chinon (Indre-et-Loire), a été créé en 1996.

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