Un jeudi après-midi d’été, dans les locaux en rez-de-chaussée de la fédération départementale Familles rurales, dans le quartier de la Montagne Verte, à Strasbourg. L’air est moite, la température élevée. Johanna Bader (1), la petite trentaine, se présente à la porte du local pour son rendezvous de 14 heures. Depuis près de deux ans, elle vient à la permanence tous les mois. Parfois, elle y rencontre Marzieh Flaischer, 52 ans, conseillère conjugale de profession et bénévole de Familles rurales. D’autres fois, c’est Véronique Vogel, 53 ans, éducatrice spécialisée à l’Union départementale des associations familiales (UDAF) du Bas-Rhin, qui la reçoit. Il arrive aussi, comme aujourd’hui, que les deux professionnelles la reçoivent ensemble.
Spécialisée dans les prestations familiales, Véronique Vogel a travaillé pendant plus de vingt ans dans la branche des mesures judiciaires d’aide à la gestion du budget familial (MJAGBF), elle-même intégrée au service « accompagnement » de l’UDAF (2). « Le secteur des familles m’a toujours mieux convenu que celui des majeurs [concernés par les mesures d’accompagnement judiciaire], qui draine une population plus lourde », explique-t-elle. En 2010, elle bascule à 80 % sur le nouveau dispositif « PASS contre le surendettement » mis en place par l’UDAF, en association avec Familles rurales, la Confédération syndicale des familles (CSF), l’Association générale des familles (AGF) du Bas-Rhin et les Associations familiales laïques (AFL). Les 20 % restants de son emploi du temps étant consacrés aux demandes de microcrédits, « qui augmentent depuis début 2013 », confie Laura Biteaud, responsable depuis plusieurs années du service « accompagnement ». En janvier, Véronique Vogel a été rejointe dans le cadre du dispositif par Olivier Garrigue, en contrat de vingt heures par semaine à l’UDAF. Celui-ci possède une formation universitaire en psychologie et termine la validation du diplôme de conseiller en économie sociale et familiale. Recruté après un stage à la CSF en 2012, il a contribué à l’élaboration d’un module de formation intitulé « Mon budget », destiné à la réalisation d’actions de prévention collective auprès des familles, et à la formation à l’évaluation budgétaire des bénévoles chargés de l’accueil des usagers. La mission de Véronique Vogel et d’Olivier Garrigue : traiter environ 120 dossiers d’endettement ou de surendettement émanant des quatre associations fédérées ou directement de l’UDAF.
« A la fin des années 2000, les associations ont toutes fait remonter des inquiétudes par rapport aux problématiques financières des familles qu’elles recevaient, le plus souvent pour d’autres raisons », rapporte Laura Biteaud, retraçant la genèse du dispositif. Colin Riegger, secrétaire général de la CSF du Bas-Rhin, complète : « La fondation du PASS repose sur le constat unanime de conditions financières qui se dégradent pour les familles, dans le contexte économico-financier actuel. En 2007 et 2008, nous avons commencé à ressentir les difficultés de plus en plus grandes des familles à assumer les charges contraintes, loyer, factures, téléphonie, etc. A chaque association, sa porte d’entrée spécifique. Dans les permanences “consommation” de la CSF, par exemple, nous avons constaté l’existence de litiges avec les banques, les opérateurs de téléphonie ou les bailleurs privés ou sociaux (HLM). Et c’est encore plus vrai aujourd’hui. Pour l’AGF, les soucis sont plutôt des impayés de périscolaire, pareil pour les AFL… Dans le cas de Familles rurales, c’est à l’occasion d’une séance de médiation familiale [conseil conjugal] que les problèmes d’argent surgissent. Et face à ces difficultés, nous n’avions pas d’outil global pour les aider. » Dans le même temps, le chômage a fortement augmenté en Alsace, passant de 6 à 8,5 % des actifs, quand le prix des loyers et de l’énergie a également grimpé, tout comme le coût des médicaments et des mutuelles.
Lieu d’échange entre professionnels, l’UDAF s’est finalement proposée pour coordonner un outil mutualisé, le « PASS contre le surendettement ». Objectifs : prévenir le dépôt d’un dossier de surendettement à la Banque de France ; aider au besoin à constituer un tel dossier pour obtenir un moratoire, voire un effacement des dettes ; ou simplement réapprendre aux ménages à gérer leur budget. Subventionné par la caisse d’allocations familiales du Bas-Rhin, le conseil général, la ville de Strasbourg, la caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) d’Alsace-Moselle, la Mutuelle sociale agricole (MSA) et le Fonds de développement de la vie associative (FDVA), le dispositif devrait coûter 70 000 € en 2013, dont près de 50 000 € en charges de personnel.
Concrètement, lorsqu’une famille se présente à la permanence de l’une des associations et expose des problèmes d’argent qu’elle n’arrive pas à régler de façon autonome, elle « tombe dans le dispositif ». Un bénévole formé spécifiquement lui propose un accompagnement régulier dans le cadre du PASS. Depuis 2010, huit sessions de formation ont été organisées pour ces bénévoles sur des thèmes tels que la lecture du budget familial, l’éthique, la psychologie et la prévention du surendettement, l’approche systémique lors des entretiens d’accueil, les comptes débiteurs et les relations avec les banques, etc. Si la famille est volontaire pour intégrer le dispositif, elle rencontre une première fois Véronique Vogel et s’engage alors par écrit à respecter les rendez-vous, le plus souvent mensuels, et à fournir les pièces nécessaires à la compréhension de sa situation (extraits de compte, factures, quittances de loyer, etc.). « Cette contractualisation, lors du premier entretien, est extrêmement importante, souligne l’éducatrice spécialisée. C’est à ce moment-là que l’on pose les bases de l’accompagnement et que l’on mesure les besoins et l’endettement de la famille. On doit faire une analyse très fine de la situation financière pour comprendre comment la famille en est arrivée là, à cause d’un accident de la vie ou d’une mauvaise gestion. Par exemple, quand on repère 80 € de chauffage par mois, on interroge les gens sur leur façon de consommer… C’est pour cela qu’il est important, en parallèle de la constitution d’un dossier de surendettement [une procédure lancée pour la plupart des quelque 120 dossiers du PASS suivis actuellement], de mettre en place des mesures d’éducation budgétaire, pour éviter que la situation ne se répète. »
Dans le cas de Johanna Bader, à Strasbourg, le suivi est régulier, avec un rendez-vous mensuel. Une fois installée dans le local de Familles rurales, la jeune mère de deux enfants de 4 et 6 ans sort deux cahiers et une liasse de factures et de justificatifs. Depuis janvier 2012, un moratoire de vingt-quatre mois court pour ses dettes, essentiellement des impayés de loyer (c’est le cas dans 36 % des dossiers) et des crédits à la consommation non réglés, très fréquents chez les personnes suivies. L’entretien démarre par un point sur sa situation, fait par Véronique Vogel, le dossier sous les yeux : « Dans les mois qui viennent, nous allons refaire un dépôt de votre dossier à la Banque de France, pour un nouveau moratoire de vingtquatre mois à compter de janvier 2014. Il faut que l’on s’y prenne assez tôt, parce que la Banque de France a beaucoup de dossiers à instruire. Il ne faut pas rater le coche, au risque de voir vos créanciers taper à votre porte début janvier ! » L’éducatrice se veut rassurante : « Ne vous inquiétez pas, ce sera beaucoup plus simple que la première fois. Vous n’avez pas tous les décomptes à redemander. En plus, vous nous avez annoncé des modifications de votre situation, qui va encore se dégrader avec la perte de la PAJE [prestation d’accueil du jeune enfant] pour votre deuxième enfant en septembre. Le dossier devrait passer sans problème. »
Johanna Bader est une « cliente » typique du PASS. Mère célibataire (61 % des bénéficiaires vivent seuls), elle travaille en contrat à durée indéterminée (comme 24 % du public du PASS) depuis quinze ans dans le milieu gériatrique. Seule avec ses deux enfants et un salaire un peu plus élevé que le SMIC, elle boucle tout juste ses fins de mois et ne parvient pas à rembourser ses dettes. Ce qui grève son budget, tenu minutieusement dans son cahier à grands carreaux. Le poste de dépense le plus lourd : la garde des enfants chez des nounous différentes. « Ma fille ne s’entendait pas avec la première nounou », glisse-t-elle. Son loyer et sa facture téléphonique viennent ensuite. Désormais très organisée, Johanna ne laisse sortir aucun centime par hasard. Peu de place pour l’improvisation. « C’est notre élève modèle », complimente Marzieh Flaischer, la bénévole qu’elle côtoie depuis le début de son suivi, quand l’éducatrice de l’UDAF ne peut pas assurer le rendez-vous. Comme la plupart des familles bénéficiant du dispositif mutualisé, Johanna n’est pas une habituée des services sociaux. « Notre public n’a pas l’habitude de demander de l’aide à une assistante sociale ou dans un centre médico-social », explique Véronique Vogel. « Grâce au PASS, nous touchons un public jusque-là invisible, comme les retraités ou les travailleurs pauvres », note Colin Riegger. Et ce, grâce au déploiement des quatre associations sur tout le département du Bas-Rhin, aussi bien en zone urbaine que rurale. Quinze permanences peuvent ainsi être tenues afin de faciliter l’accès au dispositif des personnes éloignées des centres urbains.
Au cours de l’entretien que mène Véronique Vogel, épaulée par Marzieh Flaischer, certains messages passent : « Votre budget alimentation est stable, mais vous n’avez toujours pas changé d’opérateur de téléphonie ! Et votre changement d’appartement, ça en est où ? Demander un logement plus petit et moins cher, ce sera un très bon signe pour la Banque de France… » Après avoir revu le budget de Johanna à la calculette, Véronique Vogel souligne à notre adresse : « Nous n’imposons pas d’outils spécifiques à nos familles, certaines sont à l’aise avec des grilles informatiques, d’autres avec le fait de tout écrire. Au démarrage, nous demandons cependant un relevé précis du budget alimentaire, le plus anarchique en général, avec tous les tickets de caisses mais seulement sur deux ou trois mois. Madame Bader, elle, continue à tenir des comptes précis. Ecrire dans un cahier, ça la rassure et lui permet de prendre conscience de ce qui rentre et de ce qui sort. » L’un des objectifs de l’accompagnement est que la situation individuelle ne s’aggrave pas, que le budget soit stabilisé, voire, idéalement, « un peu au-dessus de zéro » à la fin du mois. « L’idée, c’est aussi que les gens reprennent en main leur dossier, insiste Marzieh Flaischer. Quand ils nous arrivent, certains n’ouvrent même plus leurs courriers. Ils sont fatigués, vidés. Ils ne parviennent plus à se projeter. » Véronique Vogel ajoute : « C’est pourquoi, en même temps que l’éducation budgétaire [3], nous essayons d’impulser des choses pour que les gens puissent évoluer dans leur travail, par exemple, et retrouvent une image positive d’eux-mêmes. Mais cela, ce n’est que quand ils ont eu le temps de souffler. »
Pour ses acteurs, le principal avantage de ce système intégré dans des associations familiales bien implantées sur le territoire est qu’il procure aux familles l’accès à une aide en toute discrétion. « Ici, les gens peuvent venir pour plusieurs raisons, explique la bénévole. Quand ils passent la porte, surtout dans les villages, il n’y a pas marqué sur leur front qu’ils viennent pour un problème d’argent. » L’arrivée du PASS a aussi permis de savoir qui faisait quoi dans les associations et à l’UDAF. « Avant, il n’y avait aucune passerelle entre associations. Grâce au PASS, nous pouvons connaître nos compétences mutuelles, mettre des choses en commun. C’est la première fois qu’on peut travailler ensemble. » Par ailleurs, l’intervention d’une professionnelle dans une association favorise une meilleure orientation de la personne en fonction de sa problématique particulière. « Souvent, le problème budgétaire n’est que le symptôme d’un problème plus large, remarque Laura Biteaud. En cas de soucis éducatifs ou d’addictions, par exemple, la professionnelle va pouvoir passer le relais. Elle pourra utiliser les ressources de l’UDAF en matière de logement ou de santé. »
A la fin de l’entretien avec Johanna Bader, d’environ 45 minutes – mais lors de la constitution du dossier, un entretien peut durer jusqu’à une heure trente –, les trois femmes passent en revue ce qui devra être fait d’ici à la rentrée. Une feuille est à remplir, indiquant les actions à réaliser par la bénéficiaire. « Continuer à faire le budget sur le cahier », inscrit Véronique Vogel. Mais aussi « faire avancer la demande de relogement ». La professionnelle note dans sa propre case : « Refaire le budget prévisionnel avec la baisse de la PAJE. » La bénévole, elle, s’engage à recontacter l’adjoint au maire et conseiller général du quartier pour solliciter une aide financière à la garde. « Vous avez des questions ? demande Véronique Vogel à Johanna Bader. Surtout, ne restez pas dans le flou… » Après un bref échange sur les vacances à venir – la mère de famille a bénéficié d’une offre de séjour proposée par l’une des associations familiales adhérentes de l’UDAF –, tout le monde se sépare. Rendez-vous est pris six semaines plus tard, à la fin de l’été.
Tous les bénéficiaires du PASS ne sont pas pour autant demandeurs d’un suivi. « Parfois, certaines relations se distendent, remarque Colin Riegger. Les familles sont plus ou moins autonomes. Certaines ont beaucoup de difficultés à mettre en place le phasage des remboursements, avec des paliers, imposé par la Banque de France. Il faut par ailleurs que nous nous assurions avec elles que les prélèvements des créanciers sont conformes à ce qui a été décidé par la Banque de France. Nous les voyons donc très régulièrement. D’autres considèrent avoir repris leur autonomie, c’est la liberté de chacun. D’autres vendent leur maison, retravaillent, se remettent à flot. Nous avons peu de recul, mais le PASS commence à être connu et les associations sont surdébordées ! »
D’autant, assurent Colin Riegger et Laura Biteaud, que depuis quelques mois les assistantes sociales de secteur du conseil général orientent de plus en plus souvent vers le PASS des bénéficiaires de minima sociaux qui relèveraient d’autres dispositifs. « C’est un problème, parce que les bénévoles de nos associations ne sont pas des travailleurs sociaux professionnels, rappelle Colin Riegger. Ils n’ont pas forcément l’expérience nécessaire pour accueillir des publics aux situations sociales trop compliquées. Le PASS ne doit pas pallier la surcharge de travail des services sociaux ! » D’après le rapport d’activité 2012, parmi les bénéficiaires, 32 % avaient eu connaissance du dispositif par les services sociaux, 28 % par les associations membres de l’UDAF et 20 % par la presse écrite.
(1) Son nom et son prénom ont été changés.
(2) UDAF du Bas-Rhin : 19-21, rue du Faubourg-National – 67067 Strasbourg – Tél. 03 69 57 90 30 –
(3) L’éducation budgétaire est une réflexion menée avec la famille autour de la répartition des dépenses, des charges potentiellement compressibles dans le but « d’assurer la dignité et un mieux-vivre aux personnes suivies ».