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« Faire du social » montre en main ? Impossible, constate Dominique Denimal, assistant de service social et sociologue de formation. Car la pression temporelle qui s’exerce sur les travailleurs sociaux, au-delà du mal-être qu’elle peut susciter en eux, contrevient à ce principe intangible : le temps est la condition de tout accompagnement humain.

« Chaque jour nous nous heurtons à ce formidable paradoxe : plus nous gagnons du temps, objectivement, grâce notamment aux nouveaux outils des technologies de l’information et de la communication (TIC), et plus nous en manquons. Les gains de temps réalisés grâce à la technique devraient normalement permettre une détente du temps vécu, or c’est l’inverse qui se produit : plus les nouvelles technologies augmentent les gains de temps, plus la pression temporelle ressentie est grande. Dans nos pratiques professionnelles, comprendre les mécanismes de cette nouvelle forme de violence symbolique permet de décrypter que nous sommes tout à la fois acteurs et victimes de cet assujettissement.

Hartmut Rosa, philosophe et sociologue allemand, propose quelques éléments d’analyse pour éclairer cette question sociale. La logique expansive de l’accélération qui se propage de l’individu au corps social dans son entier marque ce que cet auteur dénomme “une politique d’accélération de la société”, qui se traduit par “la mise en place rigoureuse de normes temporelles, par la domination des horaires et des délais imposés, par le pouvoir de l’urgence et de l’immédiateté, par la logique de gratification et de la réaction instantanées” (1).

Cette accélération sociale reconfigure les échelles de valeur. Le moderne est pressé, l’homme pressé est valorisé. “Puisque nous gagnons l’estime sociale à ­travers la compétition, la vitesse est essentielle à la reconnaissance dans les sociétés modernes” (2). Dans ce contexte paradigmatique postmoderne, l’exclusion sociale s’exprime donc souvent par une décélération sociale (chômage, maladie, attente aux guichets, etc.) où disposer de trop de temps, subir la vacuité, sont souvent les marques du “précariat”. La fracture sociale se traduit par une fracture des temporalités. Sont valorisés ceux qui tiennent leur rang dans la course de la compétition généralisée, sont exclus ceux qui restent au bord du chemin d’une modernité galopante. Les travailleurs sociaux que nous sommes constatent quotidiennement la difficulté que peuvent éprouver certaines personnes que nous accompagnons à rester dans la course.

Nous-mêmes, salariés de telle ou telle institution, résistons parfois difficilement à un mode d’organisation toujours plus avide de délais, d’évaluation ou d’efficience temporelle. La doctrine véhiculée par la pensée du néo-management appliquée au travail social, et qui se décline à coups de “méthodologie de projet”, d’“appel d’offres” ou encore d’“Agence nationale d’appui à la performance”, vient parfois en contradiction fondamentale avec le principe même de l’accompagnement social ou du développement social. Ceux-ci nécessitent de donner du temps aux individus ou aux groupes en respectant leurs temporalités propres. Dans notre secteur, on constate par exemple que la logique d’appel à projets pour la création d’un service ou d’un établissement fixe des limites temporelles pour le dépôt des dossiers.

Notons au passage que cette procédure par la mise en concurrence se veut être un modèle de justice issu de la loi du marché. Cependant nous avons tous constaté que cette course rendue obligatoire ne répond en rien à l’idée de justice qu’elle prétend instaurer. Dans un tel contexte s’instaure un premier niveau de “compétition aux délais” où les opérateurs les plus prospectifs ou les mieux informés possèdent d’emblée un avantage concurrentiel… On voit donc que cette supposée équité concurrentielle pose problème.

Pression contre-productive

Bref, l’accélération ainsi exigée par l’appel à projets, par la compétition et la concurrence qu’il crée, conduit à des actions parfois contre-productives qui, à long terme, peuvent se révéler très coûteuses, ne pas répondre aux objectifs initiaux et, au final, ne pas rendre le service escompté.

La pression temporelle vient aussi parfois contredire les fondements de la méthodologie de projet, à savoir : diagnostic, phase exploratoire, logique d’essais/erreurs et retour sur expérience, temporalité adaptée au contexte et aux usagers, etc. Le projet, comme tout processus endogène d’organisation humaine, est par essence chronophage, et c’est la condition de son efficience. La rationalité instrumentale (3) de la gestion des ressources temporelles, quand elle est poussée à son paroxysme, devient un point de tension, une aporie avec l’idée de progression sociale individuelle ou collective. La volonté exacerbée de gain de temps comporte des risques délétères intrinsèques en termes d’efficacité mais aussi de concertation démocratique.

L’art du devenir, l’art du développement, dans le travail social comme ailleurs, et comme tout art, nécessite d’y consacrer le temps nécessaire, de sacraliser véritablement la ressource temporelle en l’émancipant d’une rationalité instrumentale développée à son acmé. Perdre du temps, prendre du temps est le gage de la réussite de tout projet durable. C’est aussi, nous le savons tous, la condition de tout accompagnement humain. Le travailleur social qui a la question de la justice sociale et de l’égalité citoyenne comme horizon de signification est de plus en plus tributaire de l’accélération sociale et de son rapport au temps. Temps qu’on met à sa disposition pour accomplir ses missions et temps qu’il met à la disposition des usagers pour leur permettre d’améliorer leur situation, leur laisser le temps nécessaire à la maturation, à la croissance. Contraindre le temps par une rationalisation excessive des procédures de travail contrevient à l’idée même de l’accès à l’autonomie, à l’idée même du développement personnel ou social pour les usagers.

Le temps accéléré, outil de domination

La dimension déontologique de la reconnaissance de l’autre dans ses particularités, dans son altérité anthropologique, passe par la faculté des opérateurs professionnels (travailleurs sociaux ou autres) à dédier le temps nécessaire à leurs interlocuteurs. On ne peut “faire du social” montre en main, on ne peut accompagner nos concitoyens dans un processus de mieux-être social en étant soi-même sous la domination d’un temps accéléré et en dominant l’autre de notre temporalité de professionnel frénétique. On touche ici au “fait social total” (Marcel Mauss) du don de temps qui signifie à l’autre qu’il est reconnu dans sa singularité. Pouvoir donner de son temps à l’autre (usager de nos services), c’est poser un acte de reconnaissance fondamental. L’en priver, c’est, à l’inverse, porter atteinte à la qualité de service et au sens même des missions sociales qui nous sont confiées.

Du reste, une bonne part du mal-être au travail ou des risques psychosociaux chez les salariés tient à une inadéquation entre les ressources temporelles dont on dispose et la somme des tâches à mener à bien. Cela nous oblige soit à accélérer nos process de travail (avec les effets délétères d’insatisfaction que cela génère), soit à aller chercher dans nos ressources personnelles (temps privé) les moyens temporels dont nous manquons sur le lieu de travail. Insidieusement s’opère donc un décloisonnement entre temps professionnel et temps de la vie privée, ce que favorisent largement les TIC. Marx n’avait rien dit d’autre quand il indiquait que “la tendance immanente de la production capitaliste est donc de s’approprier le travail pendant les vingt-quatre heures du jour” (4).

A un certain niveau, à partir d’une certaine intensité, la force de l’accélération n’est donc plus perçue comme libératrice mais devient au contraire aliénante et moralement oppressante. Rosa montre que le phénomène sociétal de l’accélération contrevient ainsi à la “promesse de la modernité” qui, à l’origine, est une promesse d’émancipation : émancipation de l’espace physique et de la distance notamment.

Reconquête des ressources temporelles

Identifiant cette vertigineuse fuite en avant, Rosa fait l’hypothèse que “l’accélération sert d’équivalent fonctionnel à la promesse (religieuse) de vie éternelle” et constituerait une “réponse de la modernité à la question de la finitude et de la mort” (5).

A l’inverse, la décélération volontaire s’exprimerait comme projet politique individuel, comme “esthétisme de la lenteur”. Car de fait, l’expression de la dimension poétique de l’existence (où s’enracinent nos aspirations les plus nobles) ne suppose-t-elle pas d’accepter de vivre momentanément (ou durablement ?) dans un espace-temps libéré de l’utile (6), affranchi du quantifiable, pour accéder au sensible de l’émotion ? Par retournement des valeurs, la lenteur deviendra-t-elle un marqueur social de la distinction après avoir été celui de la déqualification ? Deviendrait moderne et avant-gardiste non plus le diligent-expéditif mais celui qui aurait la possibilité de disposer de son temps, à sa guise, à son rythme, celui qui échapperait au totalitarisme de l’accélération. Ainsi, Rosa pose que la décélération politique et économique pourrait devenir un impératif existentiel plutôt qu’une “réaction idéologique contre celle-ci”. Rapportée à notre sphère professionnelle, cela se traduirait par une reprise en mains, une meilleure maîtrise de nos temporalités professionnelles car plus cette maîtrise nous échappe et plus nous nous éloignons du sens de nos missions. La “repolitisation de l’action sociale” (7) suppose cette reconquête des ressources temporelles qui font de plus en plus défaut aux acteurs à tous les niveaux et font obstacle à l’idée d’étayage ou d’accompagnement de nos concitoyens les plus fragilisés. Comme l’indique Emmanuel Levinas : “Le temps n’est pas le fait d’un sujet isolé et seul, mais… il est la relation même du sujet avec autrui” (8).

Contact : dominique.denimal@aliceadsl.fr

Notes

(1) In Aliénation et accélération – Ed. La Découverte, 2012.

(2) Ibid.

(3) Max Weber distinguait la rationalité instrumentale de la rationalité en valeur.

(4) In Le capital.

(5) In Aliénation et accélération – Op.cit.

(6) Voir à ce propos L’utilité de l’inutile, Nuccio Ordine – Ed. Les Belles Lettres, 2013.

(7) Voir ASH n° 2813 du 7-06-13, p. 34.

(8) In Le temps et l’Autre – 1948, rééd. PUF, 1983.

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