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« Il faudrait pouvoir réhistoriciser la génération des enfants d’immigrants »

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Briser le silence sur les parcours migratoires, retisser l’histoire des familles immigrées… C’est à ce travail que s’est attelée, deux années durant, en Seine-Saint-Denis, l’anthropologue belge Pascale Jamoulle. Dans un ouvrage à paraître, elle plaide pour que la citoyenneté à la française intègre les logiques du métissage.
Pour quelle raison l’anthropologue belge que vous êtes est-elle venue enquêter auprès de migrants et de familles immigrées en Seine-Saint-Denis ?

Je travaille depuis des années avec le sociologue Michel Joubert sur ses terrains de recherche en Seine-Saint-Denis. J’intervenais aussi de façon ponctuelle pour la mission de prévention des conduites à risques de ce département, qui a initié et soutenu cette recherche. Depuis quelques années, elle réfléchit aux liens entre les parcours d’immigration et les conduites à risques chez les jeunes. Mais elle se heurte parfois à la difficulté récurrente en France à parler de l’immigration, car l’esprit républicain est extrêmement sensible à la question de l’indifférenciation citoyenne. En Belgique, au contraire, avec deux commu­nautés linguistiques et trois régions, nous sommes habitués à parler de la dimension de l’interculturalité.

Quel était l’objet de cette recherche ?

Il s’agissait de comprendre les expériences vécues par les migrants et leurs enfants habitant dans des quartiers populaires. Nous voulions mettre la focale sur les parcours de précarité, ceux-ci permettant, par un effet loupe, de montrer de quelles façons des souffrances psychosociales liées à la migration pouvaient conduire des adultes et des jeunes à des conduites à risques. Le but étant d’essayer de concevoir des politiques publiques suffisamment subtiles pour intervenir auprès de ces publics. Nous avons centré cette recherche sur le travail de l’exil et le métissage culturel qui, en contexte de grande précarité d’existence, peuvent être à l’origine d’un certain nombre de souffrances, en essayant de réfléchir à des concepts de travail utiles aux professionnels.

Comment expliquez-vous que certains travailleurs sociaux se soient d’abord montrés réticents ?

A partir du moment où j’ai annoncé que je travaillais sur les parcours migrants, le silence s’est souvent fait, même chez des professionnels du secteur psychosocial que je connaissais depuis des années. J’ai eu le sentiment que cette question pouvait être perçue comme indécente par mes interlocuteurs. En Seine-Saint-Denis, parler de ce qu’on a été avant de venir en France, cela ne se fait pas dans la sphère publique. L’esprit français est très universaliste. Il ne faut faire aucune différence entre les individus. Les travailleurs sociaux ont été formatés en ce sens. Qu’un chercheur belge vienne les interroger sur ces questions, c’était gênant. Au début, j’ai travaillé essentiellement à partir d’un corpus littéraire, puis j’ai progressivement fait ma place auprès de familles qui ont accepté de me raconter leur histoire. J’ai aussi passé beaucoup de temps au sein des dispositifs communautaires. Finalement, les portes des structures sociales se sont ouvertes et des professionnels issus de l’immigration ont même accepté de faire des récits de vie.

Votre enquête montre que les migrants occultent souvent leur parcours. Pourquoi ?

Si les migrants font silence sur leur histoire avant de venir en France, c’est souvent qu’eux-mêmes se posent la question, parfois jusqu’à leur dernier souffle : « Pourquoi suis-je parti ? » Cette question n’est jamais éteinte. Or il est difficile de transmettre ce sur quoi on n’a pas de réponse. De plus, certains ont connu dans leur pays la violence politique, la prison, parfois la torture, et ne supportent pas d’évoquer ce vécu de déshumanisation. Beaucoup de migrants étaient aussi déjà en décalage avec leur famille, avec leur propre culture, parce qu’ils étaient des enfants des rues ou des femmes qui essayaient d’échapper à une société patriarcale… Les raisons sont multiples. Il y a aussi tout ce qu’on laisse là-bas et qui peut faire souffrir, avec une situation de perte ou de manque qu’il est difficile d’exprimer. Sans compter que les plus précaires se trouvent dans l’impossibilité d’expliquer à leurs proches restés au pays la situation d’échec dans laquelle ils se trouvent. Toutes ces ruptures migratoires peuvent perturber le travail de l’exil, déboucher sur des conduites à risques, des toxicomanies, des violences conjugales…

Au sein des familles immigrées aussi, vous observez des ruptures dans la transmission de l’histoire familiale…

Il y a en effet beaucoup de cases blanches dans l’histoire que les parents immigrés racontent à leurs enfants. Cette histoire est parfois vidée de ses affects. L’expérience elle-même de la migration est occultée. Derrière ces silences, il y a bien sûr le passé ­post­colonial de ces pays, qu’il s’agisse de l’Algérie mais aussi des départements d’outre-mer. Beaucoup de ces gens ont vécu une relation d’amour-haine avec la France, car au moment des grandes immigrations de travail il ne faisait pas bon avoir un type maghrébin ou « noir » en France. Mais ces souffrances sont tues, car les parents ont envie que leurs enfants s’intègrent en France. Ce silence des familles entre d’ailleurs en résonance avec celui de l’histoire officielle. Par ailleurs, ces jeunes ressentent fortement la distance existant entre l’explicite et l’implicite. Dans les quartiers populaires, ils ont le sentiment que ce que l’on attend d’eux, c’est qu’ils oublient d’où ils viennent pour devenir des Français. En même temps, ils savent qu’ils ne seront jamais identifiés comme des « Blancs ». Derrière le discours humaniste de l’égalité républicaine, la réalité qu’ils vivent est celle de la relégation, de l’inégalité scolaire et de la stigma­tisation. C’est cet écart entre ce qui est dit et ce qui est fait qui est souvent à l’origine des troubles du métissage.

Quelles en sont les conséquences ?

Pouvoir intégrer une société passe par la socialisation dans sa famille et par des liens avec le pays d’origine tout en incorporant des éléments de la culture du pays d’accueil. Il existe une oscillation permanente entre des valeurs parfois antagonistes. Ce qui explique que parfois, dans la même fratrie, on observe des recompositions identitaires très différentes d’un enfant à un autre. C’est déjà anxiogène en soi, mais encore plus pour des jeunes des familles immigrées de Seine-Saint-Denis, dont beaucoup n’ont pas intégré la culture de leurs parents. Vivant confinés dans des quartiers refermés sur eux-mêmes, où la question de l’accès à la réussite sociale se pose en permanence, ils n’incorporent pas nécessairement la culture française mais les mentalités et les pratiques symboliques et économiques du quartier. Comment se métisser quand, d’un côté, on n’a pas reçu en héritage des cadres culturels solides, et, de l’autre, on ne peut pas espérer trouver une place acceptable dans son propre pays ? Les souffrances du métissage sont alors maximales. Bien sûr, ce n’est pas le cas de la majorité, car je ne me suis intéressée qu’à des personnes ayant connu des situations particulièrement difficiles. Le résultat est qu’un certain nombre de jeunes qui n’ont pas d’histoire d’origine pour se construire sont attirés par des mouvements religieux que je qualifierais de néotraditionnels – des formes d’islam rigoriste ou de néopentecôtisme de banlieue – qui leur donnent le sentiment d’une certaine sécurité. Ou bien certains se raccrochent à des identités de substitution que peuvent offrir l’économie souterraine, le trafic de drogue, la délinquance… Ils pensent qu’ils vont pouvoir réussir en contournant les discriminations raciales grâce à l’argent.

Comment reconnecter ces enfants d’immigrants à leur histoire ?

Il faudrait pouvoir réhistoriciser cette génération, lui donner accès aux pages blanches des biographies familiales. C’est possible dans les familles, mais aussi dans les écoles, les structures de loisirs, les services sociaux, les centres psychologiques, chez les médecins… Pour cela, encore faut-il surmonter le sentiment d’indécence que j’évoquais et oser parler d’immigration. Les valeurs républicaines, c’est aussi vivre avec les histoires et les différences des gens et ne pas leur demander de se fondre à tout prix dans la culture française comme s’ils étaient des morceaux de sucre. Il faudrait aussi rendre explicite l’implicite. Autrement, on ne permet pas aux gens de s’autoorganiser et de défendre leurs droits. Car quand on est dominé, il faut se mobiliser. Outre l’action collective, le métissage ne peut se déployer que dans une narrativité. Les logiques métisses, c’est justement pouvoir se raconter, dire ses difficultés et ses richesses et avoir des positions changeantes d’une culture à l’autre, d’un enfant à l’autre, d’un âge de la vie à l’autre. C’est pouvoir se construire métissé toute sa vie sans se figer du côté d’une de ses appartenances, sans se replier non plus.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

L’anthropologue Pascale Jamoulle a été auparavant assistante sociale. Elle est membre du Centre de recherche en inclusion sociale à l’université de Mons et du Laboratoire d’anthropologie prospective à celle de Louvain-la-Neuve (Belgique), universités où elle est également chargée de cours. Elle publie Par-delà les silences. Non-dits et ruptures dans les parcours d’immigration (Ed. La Découverte, 2013).

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