Travail de rue, anonymat, libre adhésion, les modalités d’intervention de la prévention spécialisée en font un outil privilégié pour aller à la rencontre des jeunes errants. Mais les équipes sont de plus en plus centrées sur les publics des quartiers périphériques, « avec parfois des limitations explicites aux moins de 18 ans [“cible” de l’aide sociale à l’enfance] et aux jeunes qui résident dans les périmètres pour lesquels une action est conventionnée » par le conseil général, font observer les sociologues Marie-Xavière Aubertin et François Chobeaux. Il y a en revanche peu d’éducateurs dans les centres-villes, « en contact avec les regroupements de jeunes en rupture sociale et avec les grands adolescents locaux qui les fréquentent. C’est pourtant là un des lieux majeurs pour la construction d’actions de prévention et de soutien en matière d’errance active », soulignent ces auteurs d’une recherche passionnante sur la marginalité juvénile réalisée pour la direction générale de la santé (voir page 37).
De fait, quelle que soit leur origine géographique, les errants se retrouvent essentiellement au cœ0153;ur d’espaces carrefours (places, secteurs marchands, abords des gares). « Les jeunes bougent beaucoup. Aussi, même si on a des conventions stipulant qu’on intervient sur les quartiers d’habitat populaire, toutes nos équipes passent en centre-ville, à Bourg-en-Bresse comme dans les villes plus petites de 7 000 à 8 000 habitants », explique Daniel Nantas, directeur adjoint du pôle « prévention » de l’Association départementale de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence (ADSEA) de l’Ain. A Bourg-en-Bresse, la bonne connaissance des jeunes marginaux qu’ont les éducateurs de prévention favorise le travail partenarial entre les acteurs politiques (ville, agglomération, conseil général, préfecture), ceux de la sécurité (polices municipale et nationale) et ceux du social (centre communal d’action sociale, maison départementale de la solidarité, association d’insertion et ADSEA). Une commission « jeunes errants en centre-ville » a été instaurée en 2008 au sein du conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance et se réunit régulièrement. Avec comme principe de ne jamais aborder les questions individuelles – « on est plus sur de la prévention situationnelle », précise Daniel Nantas –, ce groupe de travail permet aux différents acteurs de mieux appréhender leurs missions respectives et d’avoir, ensemble, une approche plus sociale que sécuritaire de l’errance juvénile.
La prise en compte des chiens participe de cet abord pragmatique. Ces animaux, qui contribuent largement à cristalliser les tensions avec la population, constituent des clés d’entrée dans la relation mais en même temps « d’efficaces machines à bloquer des réaccrochages sociaux possibles par les refus et les rejets qu’ils génèrent », commentent Marie-Xavière Aubertin et François Chobeaux.
A Lille, depuis une dizaine d’années, l’équipe de prévention spécialisée en centre-ville de l’association Itinéraires développe différentes actions en direction des propriétaires de chiens. « Nous distribuons des laisses et des muselières pour sensibiliser les jeunes aux “bonnes pratiques en collectivité” et nous avons équipé nos locaux de cages permettant aux maîtres de les utiliser quand ils viennent chez nous, mais aussi quand ils vont à un rendez-vous où les chiens ne sont pas autorisés », explique Karim Belmekki, éducateur. Par ailleurs, l’association organise une fois par mois, sauf en juillet et en août, des rencontres avec des vétérinaires du réseau Animaid. Prévenus des dates de leur venue lors des permanences éducatives de l’équipe et par la distribution de flyers dans la rue, les détenteurs d’animaux ont la possibilité de les faire examiner moyennant une libre contribution financière.
Enfin, dernière initiative en date, un médecin généraliste addictologue, que les jeunes peuvent consulter gratuitement, est désormais présent en même temps que les vétérinaires. « Nous nous sommes dotés d’une table de consultation, nous mettons des fruits, jus et barres de céréales à disposition et nous profitons de ces séances pour questionner les jeunes sur leur santé et vérifier qu’ils ont une couverture sociale », développe Karim Belmekki. « On s’occupe de ton chien, occupe-toi de toi », telle est la philosophie qui préside à ces actions, comme à d’autres opérations plus ponctuelles que mène l’association.
Proposer des lieux d’hébergement et des espaces de décompression où les jeunes peuvent venir avec leurs compagnons de galère est également une préoccupation d’acteurs de l’urgence ou de l’addictologie. A Limoges, le CHRS (centre d’hébergement et de réinsertion sociale) Augustin-Gartempe met en œ0153;uvre, depuis 2006, un dispositif d’accompagnement dans le logement, en appartements sur site ou à l’extérieur, pour dix jeunes marginalisés de 18-30 ans, seuls ou en couple, avec ou sans chiens (1). Dans le même esprit, mais sous forme d’une petite collectivité avec une présence éducative permanente, une maison à étage de dix chambres a été ouverte début 2013 au centre de Bordeaux par le Comité d’étude et d’information sur la drogue (CEID). Baptisée Pro Domo, cette structure se veut la première marche vers l’autonomie pour des 18-25 ans qui ne peuvent encore imaginer se séparer de leur famille de la rue ni, pour certains, de leurs chiens.
Mais les lieux qui permettent ces accueils maître/animal sont peu nombreux, fait observer Florian Griès, chef de service d’Itinérances, accueil de jour parisien pour les 18-30 ans qui comptait en 2012 une file active de 1 856 personnes et… 70 chiens différents – ainsi que quelques chats, rats et autres animaux –, pouvant, le cas échéant, être laissés en garde à l’équipe, le temps d’un rendez-vous médical ou administratif. Celle-ci ne se contente pas d’offrir un accueil. Des maraudes ont lieu quatre soirs par semaine dans les Xe et XIe arrondissements, particulièrement dans le secteur des gares du Nord et de l’Est. Il y en a également deux mercredis après-midi par mois aux alentours de la Bastille pour croiser un public jeune à la limite de l’errance.
Teuffers, banlieusards, punks avec chiens, le travail de rue vise à entrer en contact avec des personnes qui ne se seraient pas rendues dans la structure et à les informer de la possibilité de le faire avec leurs animaux. « L’intérêt est aussi de rencontrer des usagers déjà connus, qui ne se sentent plus en capacité de venir dans un lieu où il y a du monde », ajoute Florian Griès. Tous les professionnels d’Itinérances alternent activités d’accueil et maraudes : le psychologue comme les travailleurs sociaux (une assistante de service social, une conseillère en économie sociale et familiale, un éducateur sportif et une éducatrice spécialisée). « Par rapport à un public jeune qu’il faut aller “pêcher”, il est important d’avoir des gens compétents et expérimentés », souligne le chef de service, lui-même ergothérapeute en psychiatrie. La pluridisciplinarité de l’équipe permet de s’adapter aux profils très variés du public. Présenter aux jeunes une palette de métiers est aussi un moyen de modifier les représentations négatives qu’ils peuvent en avoir. C’est surtout vrai pour les professions de psychologue et d’assistant de service social, parce que « des psys, j’en ai vu 47 quand j’étais enfant, c’est tous des c… » et que « c’est à cause des assistantes sociales que j’ai été placé ». « En leur montrant qu’ils arrivent à parler avec Nico qui est psychologue, on peut amener des jeunes vers le soin », commente Florian Griès.
La santé, pour autant, n’est pas vraiment la préoccupation des jeunes errants. Il n’empêche qu’en mettant en œ0153;uvre des dispositifs d’accompagnement de squats pour soutenir les habitants dans leurs difficultés quotidiennes, notamment leurs conflits avec le voisinage et les institutions, des professionnels du champ sanitaire et/ou social ont un rôle d’apaisement et de réduction des risques. A Bordeaux, l’équipe « Jeunes en errance », rattachée au centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues du CEID, mène une action importante autour des squats, explique son coordonnateur Yves Lanthaume. « Aujourd’hui, on en suit de 10 à 15, de taille variable », précise-t-il. « Beaucoup de logements vides ont été rachetés par la communauté urbaine de Bordeaux, et on négocie avec elle, ou avec le conseil régional, pour pouvoir squatter de façon un peu plus tranquille avant les expulsions. »
Les forces de l’ordre appellent avant d’intervenir et la direction du développement social urbain ne manque pas de signaler aux travailleurs sociaux l’apparition de nouvelles situations – par exemple la découverte de quatre jeunes installés campant dans un jardin. « On a complètement accepté de faire de la médiation, ce serait ridicule de souhaiter qu’il y ait le feu tout le temps. Si on arrive à garder les jeunes au chaud tout l’hiver, c’est sécurisant – sinon, on est sans arrêt à leur courir après et il n’est pas possible de faire un travail efficient », constate Yves Lanthaume.
Donner aux squatters les moyens d’échapper à la rue, de réduire les risques liés à leurs consommations et mode de vie et de s’ancrer de façon aussi apaisée que possible dans la vie du quartier est aussi l’ambition de la mission « Squats Paris » de Médecins du monde. « Par le biais d’un travail inscrit dans le “faire avec” plutôt que dans “l’aller vers”, cette mission expérimente des pratiques professionnelles de type communautaire, les seules adaptées à une population singulière, très marginalisée socialement, et qui revendique une culture de l’errance, analyse Roberto Bianco-Liévrin, coordonnateur de cette mission, qui intervient dans une trentaine de squats en Ile-de-France, mais aussi dans quelques autres à Strasbourg et à Toulouse. On s’appuie énormément sur l’expérience et l’expertise des squatters pour toucher des populations en errance, qui ne vont pas vers les dispositifs institutionnels. »
La permanence organisée chaque semaine par Médecins du monde au Bloc, très grand squat parisien du XIXe arrondissement, illustre cette façon de travailler en partenariat avec les squatters. L’accompagnement médico-psycho-social proposé bénéficie aussi bien aux habitants du lieu qu’à ceux d’autres squats ou de la rue. Ces derniers connaissent l’existence de la permanence grâce à un réseautage régulier auquel contribuent un certain nombre de personnes-relais ou bénévoles pairs, également squatters. A leur demande et en lien avec eux, les intervenants de Médecins du monde effectuent aussi un soutien méthodologique à l’organisation des squats et à celle des nuitées d’hébergement qu’ils peuvent proposer, ainsi qu’à l’élaboration et à la diffusion de messages sanitaires et de trousses de soin.
Les personnes sans habitat ont un réel besoin de se poser, non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps, pour pouvoir faire le point sur leur parcours de vie, fait observer Roberto Bianco-Liévrin. « On parle beaucoup de lieux, de déplacements, dans l’errance, or ce qui pêche, c’est le rapport au temps », estime Yves Lanthaume, du CEID. De fait, avec certains jeunes qui n’ont plus confiance en eux ni en quiconque et qui sont parfois dans l’irréalité, « six mois représentent quelquefois le temps nécessaire pour apprendre à se dire bonjour », note Christophe Perriot, qui intervient à Limoges auprès des jeunes marginaux accueillis au CHRS Augustin-Gartempe. Fournir un logement à un jeune errant ne suffit pas. Pour que l’intéressé soit en capacité d’y habiter, « il faut un long détour, un patient travail sur le lien ».
« Plus les jeunes ont été abîmés de bonne heure et plus ils sont entrés tôt dans l’errance, plus ce sera terriblement difficile de travailler à des réinsertions magnifiques, commente François Chobeaux. Au vu de certaines expérimentations, on s’aperçoit d’ailleurs qu’à un moment donné, les intéressés arrêtent de progresser. Peut-être faut-il qu’ils digèrent et restabilisent ce qu’ils ont déjà transformé, peut-être aussi que la perspective de vie entrouverte devient trop difficile. » En tout état de cause, on doit rompre avec l’illusion d’une progression linéaire parfaite. « Dans le chemin de transformation de la personne, ou son chemin d’insertion si on en retient la partie visible, il y a des ruptures et des régressions, des paliers, de nouveaux départs et des redémarrages dans d’autres directions », développe le sociologue. Pour autant, tous ces « nouveaux naufragés » ne rentreront pas dans le rang. « Ils sont, pour partie, trop “amochés” et le corps social trop intolérant. » Cela ne signifie pas qu’il faille cesser de s’occuper d’eux, mais il est nécessaire de changer de paradigme, affirme François Chobeaux : « Laisser celui du travail social – “je vais sauver les gens pour les réhabiliter et qu’ils redeviennent comme moi” – au profit de celui du médico-social : “faisons tout ce que nous pouvons pour que les personnes vivent dans la dignité telles qu’elles sont avec le plus d’autonomie possible”. » Et là, il y a tout à inventer.
« La question est permanente, la réponse difficile car la catégorie “Jeunes en errance” n’est pas une catégorie statistique, pas plus qu’elle n’est une catégorie claire pour les politiques sociales », expliquent Marie-Xavière Aubertin et François Chobeaux dans leur recherche (voir page 37).
Un sondage fait auprès d’équipes du réseau « Jeunes en errance », qu’anime François Chobeaux dans le cadre des CEMEA (Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active), donne des fourchettes indicatives portant sur la tranche d’âge des 16-30 ans : de 100 à 300 jeunes dans des grandes villes préfectures de région, de 30 à 50 dans des villes de taille réduite sièges du conseil général de départements ruraux, 500 dans les files actives d’un département rural de montagne.
Une multiplication de ces chiffres par le nombre de villes de même taille et par le nombre de départements ruraux appréciés des jeunes conduit les sociologues « à proposer très prudemment une fourchette de 10 000 à 30 000 jeunes » pouvant être dits en « errance active », qui « revendiquent leur marginalité en affirmant avoir choisi ce mode de vie ».