Olivier Lion est assis dans la salle d’activités du foyer de vie Le Planeau, à Saint-Martin-le-Vinoux, aux portes de Grenoble. Les Beatles en fond sonore, il attend ses camarades d’appartement pour entamer une partie de ping-pong. Entre le directeur de l’établissement, Patrice Foret. Olivier se lève pour le saluer et lui annonce, d’un air souriant : « Je vais bientôt partir. » Agé de 61 ans, le résident quittera Le Planeau courant septembre pour entrer en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Aucune appréhension de sa part, alors même qu’il va quitter une association qu’il aime et qui l’accueille depuis 2006. Une telle sérénité devant un changement de cette importance est, de la part de personnes déficientes intellectuelles avec des troubles associés (troubles psychiques prégnants, psychoses, épilepsie), le résultat d’un savoir-faire et d’un savoir-être développés et enrichis par des réflexions et des formations par et pour le personnel. C’est aussi le fruit d’un travail important en réseau, construit petit à petit avec des acteurs du médico-social, du sanitaire et de la gériatrie.
Il y a tout juste vingt ans, l’association Sainte-Agnès (1), qui comprenait alors un établissement et service d’aide par le travail (ESAT), un service d’activités de jour et un foyer d’hébergement, a dû faire face, pour la première fois de sa longue histoire (elle fut créée en 1868 par le chanoine Servonnet afin d’accueillir les infirmes mentales), au vieillissement de ses résidents. Quand l’activité en ESAT n’était plus possible pour les travailleurs handicapés fatigués, quel que soit leur âge, ils se retrouvaient « retraités » et sans solution d’hébergement. La directrice du foyer d’hébergement de l’époque se lance alors dans un projet ambitieux : créer un foyer de vie afin d’accueillir les personnes handicapées à partir de 50 ans, et ce « jusqu’à la fin ». Le Planeau ouvre en mai 1993, à quelques mètres des autres structures de l’association gestionnaire : 48 personnes y sont accueillies dans sept unités de vie et six studios, encadrées par 36 salariés en équivalent temps plein, dont sept éducateurs spécialisés, cinq moniteurséducateurs et neuf aides médico-psychologiques (AMP). « Ça a bien fonctionné les premières années, mais c’était un projet expérimental un peu utopique. Très vite, avec l’avancée en âge des résidents, l’équipe s’est trouvée confrontée à des problèmes de santé, de soins, et donc aux limites de ce concept non médicalisé », raconte Patrice Foret.
Au début des années 2000, le conseil général de l’Isère demande donc à l’association Sainte-Agnès de se positionner : soit elle accompagne ses usagers jusqu’en fin de vie dans le cadre d’une structure médicalisée (ce qui nécessite de remplacer son équipe éducative par des soignants), soit elle modifie son projet d’établissement en introduisant une limite d’âge. « C’est ce second choix qui a été fait pour ne pas déroger à la vocation de l’association, à savoir l’accompagnement éducatif », explique Patrick Ernst, directeur général de Sainte-Agnès.
Mais changer de projet d’établissement n’est pas sans conséquence. « Les familles ont vécu cette nouvelle limite d’âge comme une trahison par rapport au projet initial de l’association, se souvient Patrice Foret, qui était à l’époque chef de service éducatif. Il faut se remettre dans le contexte : les personnes handicapées vieillissent aujourd’hui au point de survivre à leurs parents. Appréhendant déjà la suite de la prise en charge après leur disparition, ceux-ci apprennent que, malgré le lien de confiance et de connaissance mutuelle bâti durant des décennies, leur enfant devra quitter l’association pour aller dans le secteur “personnes âgées” ! » Le personnel du Planeau est également affecté par cette décision. Laure Dufour, AMP, venait d’être embauchée au moment de ce changement de paradigme. « Beaucoup de mes collègues avaient l’impression d’avoir menti aux résidents, puisqu’on leur avait dit que le foyer serait l’endroit où ils allaient finir leur vie, se souvient-elle. On se disait : “Après ça, comment pourront-ils encore nous croire ?” Certains étaient en colère, d’autres avaient peur, et nous manquions de moyens de les rassurer. Et puis les résidents se rendaient tout à fait compte que ce déménagement était le dernier… Nous avons eu droit à beaucoup de questions sur la mort. » Le personnel éducatif s’inquiétait aussi du devenir des résidents. « Je pense à une personne accueillie qui avait très peu accès à la parole et s’exprimait par des cris. Comment le personnel d’un EHPAD, qui n’a pas l’habitude de ce public, allait-il la comprendre ? »
Patrice Foret lance alors plusieurs initiatives afin de rapprocher deux secteurs qui ne se connaissent pas, ou peu : celui du handicap et celui des personnes âgées. « Pour modifier les représentations, j’ai proposé des rencontres, des échanges entre salariés. Nous avons aussi fait un sérieux effort en termes de formation, cela a pris du temps. » La deuxième étape concerne davantage les résidents, avec la mise en place d’un groupe de parole pour ceux du foyer qui approchent l’âge charnière. En présence d’un éducateur, d’un chef de service et d’un psychologue, ce rendez-vous mensuel est l’occasion d’aborder tout ce qui touche à la réorientation. « Ils y parlent de sujets très concrets : qu’est-ce qu’une maison de retraite ? comment y vit-on ? qui sont les professionnels ? comment se passent la toilette, les repas, les animations ? est-ce qu’on peut y amener ses meubles ? détaille Laure Dufour. Nous orientons aussi les questions autour de tout ce qui se passe au niveau psychique, ce qui permet d’évoquer la séparation, la représentation du dernier lieu de vie… »
Mais si la transition est désormais intégrée et bien acceptée par les résidents, les familles et les professionnels, c’est aussi grâce au réseau que Le Planeau a constitué au fil des ans. Dès 2000, l’ensemble des EHPAD du département sont contactés pour voir si – et comment – les résidents âgés du foyer peuvent y être intégrés. « Il a fallu tisser des liens, visiter, rencontrer les directions, voir si accueillir des aînés handicapés était un projet qui avait du sens pour elles, comment elles pensaient les choses », se rappelle Patrice Foret. Aujourd’hui, le foyer de vie est en contact régulier avec une trentaine de maisons de retraite du département et a noué un lien privilégié avec cinq d’entre elles. Le tout premier partenaire a été l’EHPAD Bon Rencontre, à Notre-Dame-de-l’Osier. « C’était, en 2002, le premier dans le département à disposer d’une unité spécifique d’accueil pour personnes handicapées de 14 places. Les liens que nous avons créés ont permis d’y intégrer les sept premiers résidents du foyer ayant dépassé la soixantaine. » Dix ans plus tard, certains y vivent toujours et se portent encore bien. De fait, les personnes handicapées partant en maison de retraite bien plus « jeunes » que les autres personnes âgées (en moyenne, l’entrée s’y effectue à 85 ans), leur durée de séjour y est longue et le turn-over extrêmement faible.
L’intégration de personnes âgées handicapées dans les EHPAD de droit commun n’est cependant pas toujours couronnée de succès. « Il s’est produit des orientations difficiles, constate le directeur, car pas suffisamment préparées et accompagnées. Des anciens résidents du foyer d’à peine 60 ans qui se sont retrouvés entourés de personnes très âgées et très dépendantes se sont mis à prendre du poids, à avoir des pertes mnésiques et physiques rapides. » Toutefois, les expériences négatives se font rares depuis que l’accompagnement a été renforcé et que des procédures de préparation ont été mises en place.
Les démarches d’orientation en EHPAD sont engagées par Béatrice Vivarat-Martin, l’assistante de service social de l’association Sainte-Agnès. « Rapprochement familial, ville ou campagne, envie de retrouver d’anciens camarades du Planeau… nous écoutons les désirs du résident : il peut avoir en tête la maison de retraite dans laquelle il veut vivre. Nous entendons aussi les demandes de la famille. Enfin, les professionnels, qui connaissent bien le mode de vie du résident, sont consultés car ils savent ce qui peut être le mieux adapté pour lui en termes de configuration géographique, d’accompagnement, de possibilités de sorties, de soins psychiatriques. En fonction de tous ces critères, je monte le ou les dossiers. Les listes d’attente sont longues, c’est ce qui est le plus difficile à gérer pour les personnes handicapées qui sont prêtes pour la réorientation, qui constatent que des démarches sont entamées et qui sont forcées de patienter… Et puis, brusquement, il faut qu’elles partent et intègrent la nouvelle structure. »
Pour minimiser le « choc » du déménagement, un service d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) est missionné pour aider la personne handicapée à trouver ses repères dans la nouvelle structure. « Dès qu’un résident approche des 60 ans, nous demandons la mise en place de cet accompagnement relais auprès de la maison départementale de l’autonomie, explique Patrice Foret. Les professionnels du SAVS viennent alors rencontrer les éducateurs du foyer, qui leur font part de ses habitudes de vie. » Le jour du déménagement, un ou deux éducateurs se déplacent pour installer le résident dans sa nouvelle chambre et, dès le lendemain, le SAVS prend la main pour l’aider à s’adapter dans le nouveau lieu de vie et ses alentours. Il peut suivre la personne durant un à six mois, en fonction des besoins. Entre-temps, son tuteur et l’équipe éducative du Planeau rencontrent la direction et le personnel de l’EHPAD pour évoquer son profil et ses difficultés. « Pour les personnes qui ont du mal à s’exprimer, on écrit dans un cahier ce qu’elles aiment faire et ne pas faire. Cela n’est pas redondant avec le projet de vie rédigé par l’EHPAD, c’est un petit fascicule que le résident garde avec lui et qui l’aide à se raconter », détaille Laure Dufour, qui se dit encore émue à chaque départ.
Beaucoup d’anciens du Planeau ont ainsi été accompagnés à la résidence Les Vergers, à Noyarey, qui comporte une unité dédiée de 14 lits. « Quand les adultes du Planeau arrivent dans notre EHPAD, forcément c’est un stress, un déchirement pour eux, souligne Barbara Riffe, AMP à l’unité de La Framboiseraie. Mais finalement bien moins que pour une personne âgée qui arrive directement de son domicile. Ces personnes ont passé des années en institution, connaissent la vie en collectivité et s’adaptent vite à notre fonctionnement. Comme elles ont l’habitude de rendre service, elles nous aident même à mettre la table et à débarrasser, ce qui n’est pas le cas des autres aînés. Ce qui est amusant, c’est qu’elles réinstallent et décorent leur studio exactement de la même façon que leur chambre du Planeau… » Même si les résidents essaient de reconstruire leur cocon du foyer de vie, qu’ils retrouvent quelques amis qu’ils ont côtoyés par le passé, le projet de vie dans l’EHPAD diffère inévitablement. « Notre objectif est de maintenir leurs acquis, de les aider à s’adapter à leurs pertes, de les accompagner dans l’avancée en âge, de limiter et prévenir les troubles associés et d’accompagner la continuité de ce qu’ils ont fait antérieurement, précise Catherine Delmas, directrice de la résidence. Même si elles reconnaissent que « c’est pas pareil », les personnes handicapées semblent s’y plaire. Elles mangent dans la même salle de restauration que les autres résidents, partagent avec eux les animations et les sorties, avec souvent plus de dynamisme. « La personne handicapée peut faire peur aux plus âgés : elle parle fort, tutoie facilement… Mais les résidents s’apprivoisent petit à petit. Chacun tient la même place, et c’est l’équipe qui régule les éventuels débordements », ajoute la directrice, avant de rappeler que toutes les personnes âgées accueillies ont les mêmes droits et devoirs.
Les résidents des Vergers, comme tous ceux qui sont partis du Planeau depuis 2002, ont maintenu un lien avec leur ancien foyer. « Nous avons trouvé le moyen de rester fidèle au projet d’origine et à nos valeurs en gardant le contact avec ceux qui le souhaitent, même s’ils ne sont plus là », souligne Patrick Ernst. D’abord, grâce à la « Journée des anciens ». « Tous les deux ans, nous allons chercher les anciens résidents répartis dans les EHPAD du département et nous faisons la fête dans le jardin. C’est très émouvant, raconte Nadège Moutelet, éducatrice spécialisée au Planeau. C’est important pour les personnes accueillies qui sont très “copains” et demandent souvent des nouvelles de leurs ex-camarades d’appartement. C’est aussi primordial, car elles comprennent ainsi que nous ne les abandonnerons pas quand ce sera à leur tour de partir. » Certains sont si désireux de voir leurs amis « retraités » qu’une bénévole du Planeau a également instauré des « tournées Kangoo » le dimanche. « Nous appelons une maison de retraite et y conduisons quelques résidents pour prendre le goûter avec leurs vieux copains. Nous amenons surtout des personnes qui seront prochainement concernées par l’entrée en EHPAD pour les familiariser avant leur orientation », explique Nadège Moutelet. Enfin, dans la grande salle d’activité du Planeau, trône un immense tableau, titré Que sont-ils devenus ? Il s’agit d’une carte des environs où sont désignées les différentes maisons de retraite où vivent désormais les « anciens », avec leur nom et leur photo. « Grâce à tout cela, les orientations ne sont plus du tout des moments tristes. Chacun est désormais au clair dès l’entrée et la signature du contrat de séjour avec le fait que le projet a une fin, une limite », se félicite Patricia Robin, chef de service.
Une nouvelle maison de retraite entièrement dédiée aux personnes handicapées, Les Chantournes, est sur le point d’ouvrir au Versoud, à 10 kilomètres de Saint-Martin-le-Vinoux. Dans les prochains jours, 16 résidents du Planeau partiront s’y installer. « Cette fois, c’est un peu différent car les résidents ne peuvent pas la visiter et n’ont pas de copains déjà installés pour leur raconter comment cela se passe. Cela reste un peu mystérieux pour eux », note Laure Dufour. Mais l’AMP et ses collègues ont collecté et répondu à toutes les questions que les personnes handicapées se posaient, de la couleur des murs à l’emplacement de la lingerie… Une grande fête se prépare, avec discours et cadeaux. Hébergé au Planeau depuis 2007, Henri Kummer a bien compris que ses amis Jean-René et Patrick ne partageront bientôt plus son appartement. Et s’il n’a que 55 ans, il a déjà réfléchi à sa future orientation : « A Sévigné, la maison de retraite derrière l’église de Saint-Martin. C’est la rue en dessous du foyer de vie, et il y a Huguette et Monique, que je connais bien. Mon frère habite à côté et il y a un Intermarché tout près », précise cet ancien travailleur de la blanchisserie de l’ESAT. Mais ce qu’il souhaiterait vraiment, c’est que l’association ouvre sa propre maison de retraite. Il n’hésite d’ailleurs pas à faire part de sa requête au directeur à chaque conseil de la vie sociale, dont il est membre. « Nous y avons pensé et c’est aussi une forte demande des familles, lui répond Patrice Foret. D’autant que Sainte-Agnès propose déjà une palette de solutions pour répondre au parcours de vie de la personne handicapée intellectuelle. Nous avons travaillé sur un dossier de création d’un EHPAD ou d’un foyer d’accueil médicalisé d’une trentaine de lits, mais cela ne correspond pas aux orientations retenues par le conseil général dans le cadre du schéma départemental – il privilégie l’aiguillage vers les établissements dotés d’unités spécifiques ou dans des structures dédiées de grande taille. Le projet reste néanmoins dans nos tiroirs. »
(1) Association Sainte-Agnès : 4, place du Village – 38950 Saint-Martin-le-Vinoux – Tél. 04 76 28 24 24 –