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« L’éthique du care permet d’aller vers une économie plus humaniste »

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Dans l’économie classique, seuls la loi du marché et l’intérêt individuel comptent. Aujourd’hui, avec l’émergence de l’éthique du « care », des chercheurs tentent d’introduire dans cet univers ultrarationnel des notions comme l’altruisme, l’empathie ou les émotions. L’économiste Emmanuel Petit pose dans un ouvrage les bases de ce que pourrait être une économie humaniste.
Homo œconomicus, figure du modèle économique classique, est purement rationnel, dépourvu d’émotions et ne tient compte que de son intérêt. On est loin de l’éthique du care…

C’est justement cette opposition que j’ai voulu aborder. L’éthique du care est une philosophie morale et aussi une pratique, qui s’appuie sur la personne, ses émotions et ses relations à autrui. Et cette éthique s’oppose à la morale rationaliste développée au XVIIIe siècle, en particulier par Emmanuel Kant et John Rawls. Il m’a semblé intéressant de faire ce parallèle entre la philosophie et l’économie en montrant qu’il existe aujourd’hui un mouvement de remise en cause de ce cadre standard dans l’univers économique, notamment au travers du développement des économies comportementale et expérimentale.

Vous rappelez qu’Adam Smith, l’un des pères de l’économie moderne, ne réfutait pas les notions de compassion ou d’humanité…

Absolument. Bien avant d’avoir travaillé sur la richesse des nations, Adam Smith a publié en 1759 sa Théorie des sentiments moraux, dans laquelle il fait de la capacité d’empathie le ciment du lien social. Mais les économistes modernes n’ont retenu de son héritage intellectuel que la logique de marché et la recherche de l’intérêt individuel. Mais si l’on prend l’exemple des travailleurs sociaux, on s’aperçoit qu’ils ne sont pas uniquement mus par leur intérêt individuel mais qu’ils le sont aussi par l’attention à l’autre, la relation, l’empathie, le souci de solidarité… On revient aujourd’hui à cette idée que revendiquent l’éthique du care et les économistes comportementaux.

Le système économique actuel ne semble pourtant pas faire beaucoup de place aux émotions ou à l’empathie…

De fait, on est allé très loin dans le sens de la logique de marché et de l’intérêt individuel. Aujourd’hui encore, la grande majorité des travaux en économie repose sur un postulat de rationalité et sur l’idée que les individus sont par nature égoïstes, cet individualisme régissant la logique de marché. Certes, des économistes s’interrogent sur le rôle des émotions, mais cela reste très nouveau. En économie, cela fait seulement dix ou quinze ans que des travaux véritablement novateurs sont publiés sur ces questions. Mais je suis assez optimiste, car il me semble que l’on prend désormais un peu de distance par rapport aux théories standard à mon sens trop simplificatrices. Les choses sont en train de bouger.

L’économie deviendrait donc une science réellement humaine ?

Un certain nombre d’auteurs, comme le Français Léon Walras au XIXe siècle, ont voulu porter l’économie dans le champ des sciences dures en s’appuyant sur les mathématiques et la physique. Pour eux, l’économie ne pouvait pas être une science du comportement permettant de comprendre la logique interne des conduites individuelles, comme le ferait un psychologue. De façon sous-jacente, il y avait sans doute de leur part la recherche d’une certaine crédibilité scientifique. Aujourd’hui, l’introduction des psychologies sociale et cognitive ainsi que l’alliance avec les neurosciences permettent de porter un autre regard sur les grands modèles économiques.

Mais des comportements altruistes, naturels au sein d’un environnement familial ou social proche, peuvent-ils s’étendre à l’ensemble de la société ?

C’est une critique souvent formulée à l’éthique du care. En réalité, cette vision un peu réductrice ne correspond plus vraiment à la façon dont la société fonctionne. Nous sommes aujourd’hui dans un monde de réseaux et d’informations où l’on est au courant de ce qui se passe à l’autre bout de la planète. Cela donne la capacité à l’individu d’être en relation empathique avec des personnes vivant très loin de lui et aussi, le cas échéant, d’avoir une prise sur les événements. Lorsqu’il se produit une catastrophe naturelle, on voit souvent s’organiser une mobilisation générale, même à distance. Ce type de conduite s’appuie sur un sens de la responsabilité qui est au cœur de l’éthique du care. Maintenant, les outils permettant de créer ou d’augmenter cette capacité d’empathie restent à créer.

Une autre critique faite à la théorie du care en matière économique est la persistance de l’opposition entre égoïsme et altruisme…

Il ne s’agit pas de croire que les individus sont profondément altruistes et qu’ils ont tout le temps des comportements généreux envers les autres. Il faut simplement un peu plus d’équilibre sur cette question. Les économistes ont tendance à considérer que la motivation des individus est toujours fondée sur la maximisation de leur intérêt et à vouloir ramener tous les comportements à cette motivation fondamentale. De nombreuses expérimentations montrent pourtant que lorsque les gens ne recherchent que leur intérêt personnel, on se retrouve dans une situation nuisible pour la collectivité et peu efficace. On pourrait très bien imaginer une motivation à la fois égoïste et altruiste. Il est possible de ressentir le plaisir individuel de donner tout en ayant des motivations morales, éthiques ou émotionnelles. Le problème est plutôt d’articuler cette pluralité de motivations. Ce qui devrait imposer de renoncer au cadre formel avec lequel les économistes travaillent. Mais comment modéliser la morale ? C’est extrêmement difficile, car on peut avoir un principe moral qui dépasse largement notre intérêt personnel. L’objectif final n’en demeure pas moins de comprendre comment faire pour inciter les individus à coopérer davantage et à mieux se coordonner sans que leur intérêt personnel nuise à l’intérêt collectif.

Vous proposez d’aller vers une économie humaniste. Comment la définiriez-vous ?

Il faudrait d’abord remplacer, en tant qu’objet d’étude, Homo œconomicus par Homo vulnerabilis, c’est-à-dire un individu vulnérable, sensible et humain dont l’autonomie ne s’oppose pas à la relation à autrui. Ce sujet, en relation permanente, ne serait pas isolé, contrairement à l’idéal d’autonomie que l’on retrouve dans les théories économiques classiques. Plus globalement, l’éthique du care apporte trois dimensions essentielles permettant d’aller vers une économie plus humaniste. En ­premier lieu, la reconnaissance du rôle prééminent des affects dans la prise de décision. Ensuite, la prise en compte de la personnalité des individus et de leur inscription dans des réseaux relationnels. Enfin, la revendication d’une action politique prenant en compte les dimensions du soin, de la considération ou encore de la responsabilité.

L’économie du care ne se heurte-t-elle pas à la difficulté de définir des indicateurs permettant de mesurer des notions telles que l’altruisme ou la solidarité ?

C’est nécessairement assez compliqué, mais les choses ont tout de même beaucoup évolué. Auparavant, pour mesurer l’intérêt collectif, on ne disposait que du produit intérieur brut. Aujourd’hui, il existe plusieurs indicateurs visant à mesure le bonheur et l’intérêt collectif en introduisant des notions comme le sentiment subjectif des gens d’être heureux, le développement humain, la prise en compte des questions de santé, d’éducation…

Mais concrètement, comment traduire une économie du care dans la vie quotidienne ?

Quelles seraient les institutions et les outils permettant de faire émerger une société du care, dans laquelle la coopération, la coordination et la relation à autrui seraient davantage développées dans le souci d’une meilleure efficacité ? A ma connaissance, il existe assez peu de choses à ce sujet dans la littérature sur l’éthique du care. Dans le monde de l’entreprise, où le care a vocation à s’inscrire, on pourrait déjà envisager des fonctionnements un peu plus collaboratifs, avec, par exemple, la définition d’objectifs de réussite communs. Il y a énormément de choses à faire dans ce domaine, contrairement à la logique actuelle d’individualisation des salariés. Dans le domaine de la relation de travail, on voit bien qu’on ne peut pas toujours aller dans le sens de la productivité au détriment de la relation humaine. Au bout d’un moment, cela devient contre-productif.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Emmanuel Petit est professeur en sciences économiques à l’université de Bordeaux-4.

Il travaille depuis dix ans sur la théorie des émotions et sur l’économie expérimentale et comportementale. Il publie L’économie du care (Ed. PUF, 2013).

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