« Le modèle français d’action sociale, individuelle et familiale, fondé sur l’expertise professionnelle, touche aujourd’hui fortement à ses limites. Les premières personnes à en faire les frais sont les populations étrangères : elles constituent en quelque sorte le signal d’alerte d’un dispositif de solidarité nationale profondément éprouvé, en bout de course. Les raisons de cet état de fait ne sont pas seulement économiques. Le modèle régalien de cette intervention, particulièrement dans le champ de la protection de l’enfance, peine à se renouveler et à laisser davantage de place aux ressources et à l’invention des personnes concernées ainsi qu’à leurs environnements naturels. Près de sept années après la réforme de la protection de l’enfance, un long chemin reste à parcourir pour que la confiance prévale enfin sur la suspicion… La détérioration économique provoquée par la crise aggrave encore, il est vrai, l’atteinte à l’estime de soi et aux capacités créatrices des personnes, ce que les Anglo-Saxons appellent leur “capability”. L’“invisibilité sociale” (2) ne cesse de s’accroître. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas miser avant tout sur les capacités de réponse et d’engagement de ces personnes souvent atteintes dans leur dignité par la dérégulation débridée des modalités du vivre ensemble.
Depuis longtemps, des associations, considérées d’abord pour leur militantisme et peu pour leur professionnalisme, ont développé en France une véritable expertise sur cette question de la mobilisation des ressources des personnes. L’association ATD quart monde, par exemple, pour n’en citer qu’une seule, s’est employée à préserver et à valoriser les droits et la dignité des plus pauvres. Au-delà d’une simple revendication, c’est à une véritable expérimentation qu’elle s’est exercée, dans le registre notamment de l’échange et du croisement des savoirs (3). Ainsi aux côtés du modèle relativement descendant de l’aide sociale, fondé sur un cadre d’abord fixé par les autorités publiques de l’Etat ou des départements, et mis en œuvre par des professionnels relevant de la fonction publique ou de conventions assimilées, s’est progressivement imposée une autre manière de faire, un autre style qui aujourd’hui convainc un nombre toujours plus grand d’acteurs et de décideurs.
Il peut être très tentant pour les pouvoirs publics, face à la pénurie des moyens, de faire appel à cette nouvelle ressource autrefois essentiellement cantonnée au domaine caritatif ou humanitaire. Cela ne peut que susciter la plus forte résistance de la part des dispositifs institutionnels en place et de leurs professionnels. Plutôt que la pure et simple substitution d’un modèle à un autre, d’autres voies se cherchent, plutôt du côté de l’hybridation des cultures, des formations et des méthodes. Un art du pragmatisme auquel la tradition idéologique française ne nous a guère préparés… L’échange des savoirs devient ainsi échange des pratiques entre institutions elles-mêmes. De cette manière se réinvente pas à pas, dans une certaine “subversion” des cadres institués, une autre manière de fonder le travail social, moins verticale et descendante et davantage coopérative et latérale, familière du “pas de côté”, inventant une autre manière de concevoir et de porter l’action dans une dynamique de réseau.
Dans le secteur associatif, le changement ne saurait résulter du seul modèle de la gestion, que celui-ci repose sur la mise en œuvre des règles concurrentielles du marché, ou bien sur une régulation administrative, convergente et centralisée, l’une n’étant d’ailleurs pas antinomique de l’autre… Seul le déploiement de la capabilité des acteurs, personnes concernées par l’aide sociale autant qu’intervenants professionnels, bénévoles ou citoyens, est susceptible de redonner une base démocratique acceptée et intégrée à l’ambition aujourd’hui énoncée de refonder le travail social. A cet égard, aux côtés des administrations, les associations ont, pour les auteurs, un rôle tout à fait déterminant à jouer : garantes notamment des visées de l’économie sociale et solidaire, et cela pas uniquement dans le registre de la création d’emplois, mais encore dans celui de l’invention d’un modèle démocratique, participatif et contributif de solidarité nationale.
Au-delà de la recherche d’une nouvelle forme de conventionnement entre associations d’action sociale et pouvoirs publics, intégrant le paramètre économique devenu si déterminant, c’est ainsi à l’hybridation de modèles idéologiques et méthodologiques, jusqu’à présent cloisonnés entre associations et autres organisations sur les territoires, qu’il nous faut œuvrer aujourd’hui. Le développement sur le seul mode de l’organisation est insuffisant : il risque de conduire à une standardisation néfaste par regroupement systématique de structures et développement de pôles d’ingénierie stratégique dont la seule logique ne pourrait être que d’absorber d’autres structures au fur et à mesure que la pénurie s’accroît. Encore faut-il penser l’institution sociale, dans ses ressources, sa diversité, sa force créatrice et instituante, ressource décisive pour le lien social… Celle-ci ne peut reposer que sur l’ensemble des acteurs et, parmi eux, en tout premier lieu, les usagers, les personnes bénéficiaires de la solidarité elles-mêmes… Toutes celles par lesquelles l’action de solidarité redevient véritablement œuvre de la société civile.
Bien des barrières culturelles, idéologiques, identitaires, doivent tomber pour faire que la mosaïque des acteurs de la solidarité en France réinventent ensemble une manière articulée d’agir au service de l’intérêt général. Cela suppose notamment que les pouvoirs publics se forment eux-mêmes selon une nouvelle éthique d’animation, de coopération et de réseau, pour devenir garants de cette synergie. L’évaluation externe dont le caractère obligatoire s’imposera dès 2014 à la presque totalité des structures sociales et médico-sociales ne prendra tout son sens à terme qu’à servir cette visée large d’une contribution coopérative de tous à une authentique refondation de l’intervention sociale. »
(1) Il vient de coécrire avec Roland Janvier et Michel Jézéquel un ouvrage intitulé Transformer l’action sociale avec les associations, paru aux éditions Desclée de Brouwer.
(2) Guillaume Le Blanc, L’invisibilité sociale, Presses universitaires de France, 2009.
(3) Groupes de recherche Quart Monde-Université et Quart Monde Partenaire, Le croisement des savoirs et des pratiques : Quand des personnes en situation de pauvreté, des universitaires et des professionnels pensent et se forment ensemble – Editions de l’Atelier, 2009 – Voir ASH n° 2625 du 25-09-09, p. 22.