Ce n’est pas tant la géographie française qui est congelée que sa structure politique et administrative, conçue au début de la IIIe République pour répondre à une situation qui n’était déjà plus fonctionnelle et qui l’est encore bien moins aujourd’hui. Il existait alors une France rurale très puissante que l’on voulait protéger. On a donc mis en place un certain nombre de dispositifs qui existent toujours, comme le fait de renoncer aux fusions de communes en fonction de leur dynamique démographique, la création d’un système de taxation grâce auquel les villes financent les campagnes, ou la congélation des limites cantonales. Tout cela crée un décalage temporel entre la dynamique de l’espace français et la structure politico-administrative du pays.
On confond souvent le rural avec la campagne, qui est une zone de faible densité du bâti. On parle de sociétés rurales lorsque l’ensemble de la vie sociale est structuré par le rapport à la terre et à la production agricole. C’est quelque chose qui n’existe plus dans les pays développés. On ne trouve plus en France d’endroits où vivent une majorité d’actifs agricoles, y compris dans les campagnes. Cela n’empêche pas qu’il existe une agriculture prospère, mais cela ne signifie pas que les agriculteurs organisent une société rurale. En réalité, l’ensemble de la population française appartient aujourd’hui à l’univers urbain. Seuls 3 ou 4 % de la population peuvent être considérés comme habitant relativement loin d’une ville. Le reste de la population se répartit sur les différents gradients d’urbanité que sont les centres-villes, les banlieues, le périurbain, l’hypo-urbain…
La géographie a longtemps valorisé la notion de territoire au sens d’un espace relativement homogène enclos à l’intérieur de frontières. Cela s’applique aussi bien au pays qu’aux régions, aux départements ou aux communes. Mais notre rapport à l’espace est aujourd’hui, pour l’essentiel, fait de réseaux autour desquels s’organise notre vie. La France est faite de grandes aires urbaines reliées entre elles par cette multitude de réseaux de mobilité, de télécommunications, de commerce… D’où l’image de l’archipel, car les villes sont comme des îles reliées entre elles. Je suis en outre frappé par le fait que leur structure interne est très similaire, en tout cas pour les plus grandes d’entre elles. Les positions des groupes de population s’organisent presque toujours de la même façon dans l’aire urbaine. Ainsi, la répartition des ouvriers dans l’espace est la même, que l’on se trouve à Paris, à Lyon ou encore à Rennes. Et il existe autour de chaque ville un anneau de richesse situé entre la fin de la banlieue et le début du périurbain.
En effet, et si l’on ne prend pas en compte cette composante spatiale des politiques sociales, tôt ou tard, on se retrouve avec des situations ingérables. Ainsi, toutes les politiques de logement social en France, depuis les premières HBM [habitations à bon marché], ont consisté à distribuer un bien privé – le logement – indépendamment de sa localisation. Pour construire les HLM dans les années 1960, on a ciblé les secteurs urbains les moins chers. C’était logique puisqu’il fallait loger beaucoup de monde à moindre coût. Mais le spatial, quand on le chasse par la porte, revient par la fenêtre. Bien sûr, au départ, les premiers habitants des HLM se moquaient, eux aussi, de la localisation des logements. Ce qui comptait, pour eux, c’était d’accéder à des logements de bonne qualité. Et comme il y avait une forte pénurie de logements, une partie de la classe moyenne a aussi bénéficié des HLM. Mais au fil du temps, la qualité de cet habitat s’est dégradée alors que les standards évoluaient à la hausse, et les classes moyennes ont été attirées vers le pavillonnaire. Il aurait fallu être très attentif à ces évolutions pour éviter d’aboutir à l’actuelle ghettoïsation des populations les plus pauvres.
Je ne suis pas le premier à le dire mais il faut prendre en compte la question de la mixité sociale. Or la politique du logement n’est pas encore à la hauteur. On pourrait, par exemple, imposer que tout financement de logement social soit indissociable de la question de sa localisation, notamment en interdisant de construire de nouveaux logements sociaux là où il en existe déjà beaucoup. Mais surtout l’une des clés d’une politique du logement juste consisterait à ne pas produire un marché spécifique pour le logement social. Il faut passer d’une politique du logement social à une politique sociale du logement. Le logement doit être un droit pour tous sans que l’on parque les pauvres entre eux. Et le seul moyen est d’avoir assez de logements suffisamment bien répartis pour que chacun puisse trouver une solution. Pour cela, il faudrait logiquement moduler les aides au logement afin d’inciter à la localisation des pauvres dans les quartiers riches et inversement. Ce qui, sur ce dernier point, passe non par des subventions directes mais par une amélioration de l’ambiance urbaine, des écoles, des équipements… Tout ce qui élève le niveau d’urbanité du quartier.
Il n’y a pas de règle absolue à appliquer uniformément, indépendamment de ce que souhaitent les gens. Tout le problème est d’associer des compétences données à un type de territoire. Si l’on se cale sur un espace plus grand ou plus petit que nécessaire, on ne prendra pas les bonnes décisions et on ne disposera pas des bons leviers d’action. Par exemple, la sécurité sociale repose sur une grande tradition nationale qu’il n’est peut-être pas nécessaire de remettre en cause. En revanche, pour les questions d’aménagement, de transport, de logement, voire d’emploi, il existe certainement des échelons plus pertinents.
Je préconise surtout que l’on se rapproche de ces espaces pertinents, en particulier dans les aires urbaines. Car il ne faut surtout pas couper les centres-villes des banlieues, ni les banlieues du périurbain. Tous ces espaces interagissent les uns avec les autres. Par exemple, la région Ile-de-France couvre environ 12 millions d’habitants. Il serait assez logique de lui confier beaucoup plus de compétences qu’elle n’en a. Mais on craint toujours en France de voir émerger de grandes entités dotées d’autonomie vis-à-vis de l’Etat central. Quel est le problème, du moment qu’elles correspondent à un équilibre, à une identité ? Je constate d’ailleurs que la plupart des grands Etats démocratiques sont fédéraux ou inspirés par une logique fédérale. Cela signifie qu’il existe une coopération entre les différents niveaux, sans la tutelle hiérarchique pyramidale d’un Etat central.
Tout à fait. Il faut aller vers un nouveau contrat géographique, en partant de ces constats, sans a priori, et en tenant compte du point de vue des habitants. Car je ne crois pas que l’on puisse développer une approche technocratique avec des experts qui imposeraient leur solution à un peuple censé être ignorant. Les gens sont capables de comprendre que c’est dans leur intérêt d’avoir les bons périmètres pour traiter des différents enjeux. Bien entendu, une telle réorganisation supposerait beaucoup de débats mais il me semble que cinq niveaux s’imposent à l’analyse : la ville, y compris ses extensions périurbaines ; la région, qui offre à la fois un ensemble d’opportunités et une identité acceptée ; le niveau national, qui reste porteur de dispositifs identitaires et de puissants systèmes de solidarité ; l’Europe ; et enfin le monde. J’ai toutefois bien conscience que ce chantier d’un nouveau contrat géographique suppose des conditions dont la réunion paraît assez improbable. Lorsque les responsables politiques sont dans l’opposition, ils développent des idées extrêmement brillantes sur l’organisation territoriale. Mais dès qu’ils sont au pouvoir, ils ont suffisamment de raisons d’être déstabilisés pour ne pas en rajouter.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Le géographe Jacques Lévy est professeur à l’école polytechnique fédérale de Lausanne et directeur du laboratoire Chôros.
Il codirige la revue Espaces Temps.net. Il publie Réinventer la France. Trente cartes pour une nouvelle géographie (Ed. Fayard, 2013).