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« Je préfère fréquenter l’épicerie du coin… »

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« Les établissements sociaux et médico-sociaux ne sont pas des épiceries », s’enflammait récemment dans nos colonnes Henri Carbuccia, président de l’Apiass (Association professionnelle des inspecteurs de l’action sanitaire et sociale) (1). Il regrettait que le projet de loi sur la consommation, qui doit être examiné par le Sénat à compter du 10 septembre, étende les pouvoirs de contrôle de ces établissements aux agents chargés de la répression des fraudes, au détriment des IASS. Pour Pierre Verdier, avocat au barreau de Paris, ancien directeur de DDASS, la mesure irait au contraire dans le bon sens.

« Une remarque préliminaire : l’article 46 de la loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002 a introduit un article L. 313-21 dans le code de l’action sociale et des familles, qui renvoie déjà au code du commerce pour sanctionner l’absence de livret d’accueil ou de contrat de séjour dans les établissements sociaux et médico-sociaux et légalise déjà l’intervention des agents chargés de la répression des fraudes.

Faut-il déplorer que les lois, et les conditions du contrôle de leur application, soient les mêmes quel que soit le type d’hébergement ? Faut-il une loi pour les pauvres qui fréquentent les institutions sociales et une loi pour les riches qui peuvent se payer une résidence ou un hôtel ? Pour notre part, nous pensons que tout ce qui va contre la ségrégation et vers la désinstitutionnalisation, voire la déprofessionnalisation va dans le bon sens. Les assistés sont devenus “usagers” – terme que nous récusons car supposant de la passivité –, ils doivent de plus en plus devenir citoyens.

Le tournant s’est fait en 1984 avec la loi du 6 juin sur le droit des familles : le législateur a dit très nettement qu’il fallait sortir des discours paternalistes des professionnels du social sachant ce qui est bon pour les pauvres et instituer des relations fondées sur le droit. Le droit commun, pas un droit spécifique et marginalisant, comme par le passé. Ce mouvement avait été amorcé en 1977 quand les nourrices et gardiennes d’enfants, jusque-là contrôlées uniquement par les services de protection maternelle et infantile, étaient devenues des professionnelles concernées par le droit du travail et les juridictions prud’homales pour les conditions de travail et par les tribunaux administratifs pour ce qui relève de l’agrément.

La revendication du contrôleur général des lieux de privation de liberté d’intervenir dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes va dans le même sens. Et pourquoi pas dans les établissements de l’aide sociale à l’enfance ou pour personnes atteintes de handicap ? Ce serait à notre sens un progrès pour la démocratie.

Aller vers le droit commun

Le concept de désinstitutionnalisation a le vent en poupe. Il s’agit d’une démarche visant à passer des soins en institution à des solutions de remplacement de proximité soumises au droit commun (voir notre “décryptage”, dans ce numéro, page 24). La Commission européenne s’est emparée de ce thème fin 2009 et la CNAPE (Convention nationale des associations de protection de l’enfant) a apporté sa contribution à la réflexion en 2012 (2). Il est vrai que la “prise en charge” (l’horrible mot !) des malades, des pauvres, des vieux ou des déviants s’est d’abord organisée sur un mode institutionnel. Avec les risques inhérents à toute institution : la violence sur les personnes, la sclérose des résultats, la ségrégation, la stigmatisation, etc.

C’est évident pour la psychiatrie et il suffit de relire l’Histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault (3) pour s’en convaincre. La Seconde Guerre mondiale a mis en évidence certaines horreurs jusque-là ignorées : 40 000 malades mentaux morts de faim, d’autres abandonnés à eux-mêmes par le personnel parti vers le front ou à cause de l’exode et qui, privés de tout soin et de tout encadrement, se sont réinsérés dans la société et n’ont plus posé de problèmes. De là sont nés le mouvement de l’antipsychiatrie et, en France, de nouveaux modes d’action basés sur la sectorisation.

C’est évident pour les vieux : le VIe Plan (1971-1975) organise un programme finalisé pour le maintien à domicile des personnes âgées – pour éviter l’hospice, après qu’on a tenté de l’humaniser (fallait oser employer ce mot !) – reposant sur trois types d’action : les services d’aide ménagère et de soins à domicile, les équipements légers de quartier (clubs et foyers-restaurants) et les centres de jour. C’était important pour des raisons économiques (le domicile coûte moins cher que l’accueil en établissement) et aussi parce que nous sommes tous potentiellement concernés.

Quant à la protection de l’enfance, elle a construit, dans le sillage des hospices où les mineurs étaient eux aussi accueillis avec “les vieillards, infirmes et incurables”, dans le sillage de L’œuvre de Saint-Vincent-de-Paul, puis grâce à la loi de 1904 sur l’assistance à l’enfance, une immense machine. Aujourd’hui, plus de 6 milliards d’euros par an. Plus de 150 000 professionnels. Plus de 450 000 enfants pris en charge, à des titres divers. Une immense machine de foyers, de familles d’accueil, de structures intermédiaires, d’associations, de lieux de vie, de directeurs, de sous-directeurs, d’inspecteurs, de référents, d’administrateurs ad hoc… Sans compter le nombre extraordinaire de procureurs de la République, de substitut aux mineurs, de juges : un quart de l’effectif d’un tribunal est affecté à l’enfance. Mais pour quels résultats ? Pas tous négatifs bien sûr (comme pour l’asile d’autrefois), mais sûrement pas à la hauteur des sommes dépensées. Et avec quelles souffrances !

Alors que tenter ? On peut proposer trois étapes : la déjudiciarisation, la désinstitutionnalisation, la déprofessionnalisation.

La déjudiciarisation. On estime que le recours au judiciaire est lent (délais d’attente, d’appel ou de révision), stigmatisant, onéreux. Suite aux recommandations de Claire Brisset, alors défenseur des enfants, la loi du 5 mars 2007 sur la protection de l’enfance a affiché la volonté de déjudiciariser, à travers le principe de subsidiarité. Le juge n’intervient qu’en cas d’échec de la protection sociale ou d’impossibilité de la mettre en œuvre. Le droit commun d’abord. Toutefois, six ans après la promulgation de la loi, on ne constate aucune baisse de la judiciarisation des mesures. Des intentions aux résultats, il y a un long chemin…

La désinstitutionnalisation. Selon la Commission européenne (4), les caractéristiques de la “culture institutionnelle” sont les suivantes : la mise à l’écart des bénéficiaires ; généralement la dépersonnalisation (retrait des effets personnels, signes et symboles de l’individualité) et la rigidité de la routine sans tenir compte des préférences ou des besoins personnels ; le traitement en groupe (sans intimité ou individualisation) et la distance sociale (statut différent entre le personnel et les résidents), entraînant un comportement passif (“institutionnalisé”) ; une éthique des soins paternaliste plutôt qu’interactive. Cela peut-il être appliqué au modèle français de protection de l’enfance ? Pas intégralement, bien sûr, mais quand même, quand on voit la rigidité de certaines organisations : les calendriers stricts de visites des parents à leurs enfants, les procédures dont il ne faut pas s’écarter, la rigidité des interdits, etc. Les lois de 2002 et 2007 ont marqué des avancées, mais cela reste très institutionnel, voire bureaucratique (remise de documents, livret d’accueil, charte des droits et libertés, règlement de fonctionnement, contrat de séjour ou document individuel de prise en charge, projet de service ou d’établissement, projet pour l’enfant, etc.). Attention : nous sommes pour la mise en place indispensable de ces outils, mais elle ne suffit pas. Un outil reste un outil.

La déprofessionnalisation. La seule voie vers une désinstitutionnalisation est la déprofessionnalisation. Je m’en doute, je ne serai pas suivi par tous les professionnels. Encore que l’antipsychiatrie ait été conduite par des psychiatres aux noms aussi prestigieux que Ronald Laing, David Cooper et Aaron Esterson en Angleterre, Franco Basaglia, Giovanni Jervis et Gian Franco Minguzzi en Italie, des médecins hospitaliers du service public en France, Louis Le Guillant, Lucien Bonnafé, François Tosquelles…

Ce qu’il faut chercher, c’est une réappropriation de leur destin par les personnes concernées. Dans le sens de ce qu’écrivait Nicole Questiaux le 28 mai 1982 dans sa lettre sur les orientations pour l’action sociale : “Qui contrôle le dispositif d’action sociale ? Qui en définit les objectifs ? Qui en apprécie les effets et les résultats ?” La réponse est sans équivoque : “Dans une perspective de développement de la démocratie, la réponse est évidente: ce sont les citoyens dans leurs expressions individuelle et collective.” C’est loin d’être le cas.

La seule voie efficace est de permettre qu’agissent les solidarités familiales, amicales, de voisinage, souvent écartées par la machine administrative, avec le moins possible de professionnels spécifiques mandatés. Nous ne disons pas qu’un accueil des enfants hors du domicile des parents n’est pas parfois nécessaire à leur sécurité. Ce que nous constatons dans notre pratique, c’est que souvent (pas toujours) il aurait pu être évité et que trop souvent il se prolonge sans raison, simplement parce qu’il a commencé (“Attendu que l’enfant X est bien adapté à son milieu d’accueil…”). Nous sommes de ceux qui disent que 50 % des placements sont abusifs : 25 % parce qu’ils auraient dû être évités et 25 % parce qu’ils se prolongent indûment.

Soutenir plutôt que faire à la place

Ce que nous préconisons, c’est de laisser les parents, même les plus en difficulté, être acteurs. Malgré des discours sur le soutien aux fonctions parentales qui figurent dans les schémas départementaux, combien sur le terrain nous disent : nous devons nous battre pour conserver une place de parents (fêter son anniversaire avec l’enfant, fêter Noël le jour de Noël et non par une remise de cadeau huit jours avant dans un bureau, faire les achats pour la rentrée scolaire, accompagner ses enfants à l’école…).

La mission des professionnels, ce n’est pas de faire à la place, mais de faire émerger les potentialités, de soutenir éventuellement, de permettre l’autonomie, et puis de disparaître. Faire entrer les établissements sociaux et médico-sociaux dans le droit commun va donc dans le bon sens. Est-ce les réduire au rang d’épicerie ? N’y voyez aucun mal, mais si j’ai la chance de pouvoir choisir, je préfère fréquenter l’épicerie du coin que la soupe populaire. »

Contact : pverdier57@gmail.com
Notes

(1) Voir ASH n° 2819-2820 du 19-07-13, p. 31.

(2) Voir ASH n° 2783 du 16-11-12, p 15.

(3) Ed. Gallimard, 1972.

(4) Rapport du groupe d’experts ad hoc sur la transition des soins en institution aux soins de proximité – Commission européenne, Direction générale de l’emploi, des affaires sociales et de l’égalité des chances – Septembre 2009.

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