En 1999, un article du journal Libération évoquait le cas d’une jeune fille esclave qui venait d’être libérée. Elle avait subi de nombreuses maltraitances. Cette histoire m’a choquée. J’ai ensuite découvert le livre Esclave moderne d’Henriette Akofa, qui était alors le seul témoignage existant. J’ai donc pris contact avec le Comité contre l’esclavage moderne [CCEM] [2] où je suis intervenue en tant que bénévole pour donner des cours aux personnes recueillies. Parallèlement, j’ai mené un travail d’enquête, d’abord auprès des professionnels du comité (juristes, travailleurs sociaux, psychologues…), puis par des entretiens auprès de plusieurs jeunes femmes victimes d’esclavage.
C’est très difficile à évaluer précisément. On avance parfois le chiffre de 3 000 victimes d’esclavage en France, mais ce n’est qu’une estimation. Il s’agit d’un phénomène essentiellement urbain, le plus souvent lié à l’émigration, que l’on retrouve dans plusieurs capitales européennes. Dans plus de 90 % des cas, il s’agit de femmes envoyées en France très jeunes, parfois dès l’âge de 6 ans. Pour les faire venir, on leur fait miroiter l’espoir d’une vie meilleure et d’une scolarisation. C’est une perspective à laquelle il est difficile de résister. Ce phénomène touche majoritairement des populations originaires de pays d’Afrique du Nord et de l’Ouest, où il existe une tradition de placement d’enfants et d’adolescents comme domestiques. Malheureusement, en s’exportant dans les pays occidentaux, cette tradition est détournée en raison de l’isolement de la personne et de l’absence d’un contrôle social qui existe en Afrique. Bien sûr, on trouve aussi des Européens parmi les auteurs des faits. Selon les chiffres du CCEM, deux tiers des maîtres sont originaires d’Afrique et 15?% sont Européens.
L’esclavage moderne se caractérise par son invisibilité. Les chaînes ne sont plus matérielles mais psychologiques. On utilise la menace et le mensonge pour maintenir ces jeunes femmes sous contrôle. L’une des victimes que j’ai rencontrées m’a raconté que ses maîtres lui avaient affirmé qu’elle était surveillée en permanence par des caméras. Celles-ci n’existaient peut-être pas, mais rien que le fait de penser que c’était possible rendait impossible toute tentative de fuite. On est là dans un univers quasiment carcéral. Le CCEM identifie cinq critères pour repérer ces situations. Le premier est l’isolement culturel. Les victimes ne parlent pas toujours le français et ne connaissent généralement pas la société française. Elles ont donc peur de fuir le foyer où on les a placées. Elles subissent aussi une rupture des liens familiaux. Leurs proches sont restés au pays et, la plupart du temps, elles n’ont pas les moyens de communiquer avec eux. Les maîtres utilisent cet isolement afin de mieux les exploiter. Une autre caractéristique est d’être tenue dans la dépendance, sous la menace d’être dénoncée aux autorités. D’autant que la plupart des victimes ne possèdent pas de papiers d’identité. Soit elles sont en situation irrégulière, soit leurs maîtres les leur ont confisqués. Le dernier critère est l’existence d’atteintes à la dignité humaine, physiques ou psychologiques. Sur l’ensemble des dossiers répertoriés par le comité depuis 1998, la moitié des jeunes filles et des jeunes femmes ont fait l’objet de violences physiques, 2 % ont été torturées et 15 % ont subi des violences sexuelles.
Ces jeunes filles ont souvent des occasions de s’échapper, mais n’ont nulle part où aller et sont conditionnées pour ne pas fuir. Il leur est, en effet, extrêmement difficile de surmonter les manipulations psychologiques dont elles sont victimes. Elles sont tellement sous l’emprise de leurs maîtres qu’elles n’osent même pas parler. Une assistante sociale m’a raconté qu’elle s’était rendue chez une famille où elle avait croisé l’une de ces petites bonnes et qu’elle ne s’était rendu compte de rien. Même si elles sortent parfois à l’extérieur – pour aller chercher les enfants à l’école ou faire des courses –, elles n’ont le droit de parler à personne. Ces sorties sont étroitement contrôlées. Je pense à une jeune fille qui devait sortir les poubelles. Un jour, quelqu’un lui a demandé la direction d’une rue et lorsqu’elle est rentrée dans l’appartement, elle a été giflée par sa maîtresse qui l’a accusée d’entretenir une relation extérieure. Ce qui était tout à fait invraisemblable.
La victime d’esclavage est considérée comme un simple objet. Cela passe par des choses très concrètes. Par exemple, on lui rase les cheveux, on l’habille avec des vêtements usagés, on lui interdit de se doucher régulièrement ou, au contraire, on l’oblige à se laver sous le contrôle de ses maîtres, on lui confisque ses objets personnels… Très souvent, elle doit dormir par terre, dans un couloir, dans un débarras ou dans la chambre des maîtres. Les victimes essaient cependant toujours de se raccrocher à quelque chose. Elles mettent en place des stratégies de résistance. Par exemple, elles s’attachent aux enfants en nouant avec eux des liens affectifs. Ou bien elles développent des mécanismes d’abstraction mentale. L’une d’elles regardait la télévision du coin de l’œil en faisant le ménage, s’imaginant être à la place de l’héroïne d’un feuilleton. Ce qui lui permettait de s’abstraire de l’intolérable de sa situation.
Dans certains cas, elles rencontrent quelqu’un qui va s’intéresser à elles et leur tendre la main. Ces personnes les orientent parfois vers des associations ou bien dénoncent leur situation à la justice. Il arrive aussi que certaines victimes s’enfuient, en général après un acte très violent à leur égard. Malheureusement, elles se retrouvent seules, à la rue, et il n’est pas rare qu’elles soient repérées par des réseaux de prostitution. Enfin, d’autres sont purement et simplement mises dehors ou renvoyées au pays. Cela arrive surtout lorsqu’elles deviennent des femmes et commencent à poser problème au sein de la famille et du couple.
Pour celles qui sont prises en charge par le Comité, on essaie de leur trouver un logement, un lieu d’accueil… Certaines reprennent leurs études, par exemple des cours d’alphabétisation. Quelques-unes parviennent à trouver un travail, mais la plupart ne trouvent que des emplois précaires en attendant de régulariser leur situation. D’autres choisissent de retourner au pays, en particulier les jeunes femmes asiatiques. Seules 10 % des victimes prises en charge par le Comité décident de porter plainte car la peur reste forte. Malheureusement, les condamnations ne sont pas en rapport avec la gravité des faits. Jusqu’ici, en l’absence d’un texte punissant explicitement l’esclavage, la justice s’appuyait sur l’interdiction d’employer une personne clandestine, sur le fait de ne pas rétribuer un travail ou sur l’existence de mauvais traitements, ce qui était extrêmement difficile à prouver. Avec la loi du 5 août 2013 punissant la réduction d’une personne en esclavage, cette infraction pourra être sanctionnée de 20 ans de prison et, lorsque les faits auront été commis à l’encontre d’un mineur, jusqu’à 30 ans de prison. On peut espérer que de telles peines seront dissuasives. Mais il faut aussi que les policiers et les travailleurs sociaux soient formés pour détecter ces situations et que, d’une manière générale, la société soit davantage informée et ouvre les yeux. J’espère que les premiers procès auront un impact fort sur les mentalités.
Lorsqu’ils ont un doute, il faut d’abord chercher à savoir de quelle façon la personne est arrivée en France, pour quelle raison elle est là et si c’est réellement sa volonté. Est-elle toujours en contact avec sa famille au pays ? S’il y a suspicion d’une situation d’esclavage, je crois que la première chose à faire est d’alerter une association spécialisée comme le CCEM ou simplement d’écrire au procureur de la République pour l’alerter.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Christelle Bougard est sociologue. Formée à l’université René-Descartes Paris-V, elle a étudié durant trois ans la question de l’esclavage domestique en France.
Elle publie Etre esclave en France. Un phénomène social en expansion (Ed. L’Harmattan, 2013).