Il fait suite à un colloque organisé à Tokyo en juillet 2010 sur le thème : « Vers une société de convivialité avancée ? », qui a été pour moi l’occasion de discuter avec différents chercheurs. Il en est ressorti qu’il était préférable d’afficher nos points communs, qui sont nombreux, en vue d’une nouvelle société plutôt que d’insister sur nos divergences. Et pour rendre visible ce qui nous rassemble, le terme qui nous est venu à l’esprit, à la suite de ce colloque, était celui de « convivialisme ». Les économistes Marc Humbert et Serge Latouche, le philosophe Patrick Viveret et moi-même avons ensuite publié un ouvrage intitulé De la convivialité, reprenant nos communications au colloque. Puis un éditeur m’a proposé de rédiger un manifeste du convivialisme, à l’image du « Manifeste d’économistes atterrés ». Mais après réflexion, il m’a semblé absurde de rédiger seul ce texte. J’ai donc écrit Pour un manifeste du convivialisme, dans lequel je citais les noms d’une quarantaine de chercheurs avec lesquels je souhaitais travailler sur cette question. A ma grande satisfaction, tous ont accepté de se retrouver pour réfléchir ensemble aux bases d’une nouvelle philosophie politique, comme si tous étaient animés par un sentiment d’urgence. Une dizaine de réunions, élargies notamment à des chercheurs étrangers, ont permis d’aboutir au texte final signé par 64 auteurs.
Lors de nos premières réunions de travail, un certain nombre de participants étaient hostiles à ce terme de « convivialisme », soit parce qu’ils ne se retrouvaient pas dans l’idée de la convivialité, soit parce qu’ils ne souhaitaient pas que l’on utilise une terminologie en « -isme ». Personnellement, je tiens absolument à cet « -isme ». En effet, on proclame allègrement la fin des idéologies, mais ce qui nous rend largement impuissants face au néolibéralisme, c’est justement le manque d’une doctrine commune, et aussi longtemps que nous ne disposerons pas de ce socle conceptuel minimal, nos efforts resteront totalement éparpillés. Il existe à travers le monde des milliers d’initiatives concrètes et de propositions pour des économies et des approches écologiques alternatives. Mais ce qui nous manque, c’est une philosophie politique permettant d’unifier tous ces mouvements.
Ce texte pourrait en effet sembler manquer de profondeur, voire pécher par une certaine naïveté. Ce n’est ni Le capital de Marx ni La critique de la raison dialectique de Sartre. Malgré tout, parvenir à mettre en lumière quelques points ne faisant absolument pas débat, ce n’est pas rien. Ce constat partagé repose sur le fait que les quatre grands discours politiques de la modernité, dont nous sommes les héritiers, sont en voie d’épuisement : le libéralisme, le socialisme, l’anarchisme et le communisme. Tout n’est pas à jeter à la poubelle mais ces idéologies, qui nous animent encore combinées à des restes de religiosité, ne permettent plus de poser les problèmes de l’époque. Elles partagent en effet un présupposé commun de plus en plus intenable qui voudrait que le problème fondamental de l’humanité soit la rareté matérielle et les difficultés à satisfaire les besoins des individus. La réponse résiderait donc forcément dans une croissance indéfinie. On touche là au cœur du problème. Depuis longtemps, il n’y a plus réellement de croissance dans les pays riches, même si cela a été masqué par la spéculation financière et immobilière. Et de forts taux de croissance ne sont de toute façon pas généralisables à l’échelle planétaire. Alors que faire si l’on ne peut plus faire reposer l’adhésion aux valeurs démocratiques sur des perspectives d’enrichissement matériel ?
Il y a d’abord les menaces d’ordre entropique que sont les désordres économiques et écologiques, avec la finitude des ressources matérielles et environnementales. Les désordres anthropiques, eux, renvoient à une question de philosophie politique fondamentale : comment faire en sorte que les humains vivent ensemble sans s’étriper et sans pour autant brider leur désir de se réaliser individuellement ? Car nous ne sommes pas exclusivement des êtres de devoir mais aussi, voire davantage, de désir. Et vouloir être reconnu dans son individualité, c’est nécessairement conflictuel. Le convivialisme ne prône donc pas une société dépourvue de conflits. Au contraire. Il cherche simplement le moyen d’équilibrer conflictualité et coopération. Ou, selon la formule de l’anthropologue Marcel Mauss, permettre aux individus de s’opposer sans se massacrer.
C’est d’abord l’indignation ressentie face à la démesure et à la corruption. Ce n’est pas par hasard si le livre de Stéphane Hessel a rencontré un tel succès. Cela montre que les gens s’indignent contre des choses effectivement honteuses. A un moment donné, il faut bien faire appel à un ressort moral. Dans son livre Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt rappelait qu’au Danemark, durant la Seconde Guerre mondiale, il n’y a pas eu un seul Juif déporté. Les Allemands réclamaient leur contingent de Juifs et on leur répondait que cela ne se faisait pas. Je pense que ce sont des ressorts de ce type qu’il faut mobiliser. Une deuxième arme est le sentiment d’appartenir à une communauté humaine mondiale. Un acte de résistance isolé peut avoir un retentissement mondial dans la mesure où tout le monde a le sentiment de participer d’une même communauté. Enfin, il faut mobiliser les passions. Les théories politiques classiques reposent sur les intérêts rationnels des différents acteurs. Il faut dépasser cette idée car le moteur fondamental de l’histoire, ce sont d’abord les passions et les affects.
C’est toute la question. Pour le moment, dans les vieux pays riches comme le nôtre, on ne voit pas trop ce qui pourrait les pousser à se mobiliser, sauf peut-être une crise économique accentuée à l’image de ce qui se passe en Grèce. Mais dans les conférences que nous donnons, l’idée du convivialisme passe étonnamment bien. Comme si ce seul signifiant donnait une petite lueur d’espoir parce qu’il indique une possibilité de rassemblement pour tout un ensemble de luttes demeurées jusque-là dispersées. Toutefois, il faut sans doute voir les choses d’un autre point de vue que celui d’une France et, plus globalement, d’un vieil Occident fatigué. Ce qui se joue à l’échelle mondiale, au-delà d’une révolte contre une certaine forme de misère, c’est d’abord une indignation contre la corruption et la prétention de quelques-uns à s’affranchir des règles communes. Le point commun des indignations, c’est cette insurrection contre la démesure.
Il implique tout d’abord l’instauration d’un revenu minimum car, à défaut d’éradiquer la pauvreté, il faut refuser l’abjection de l’extrême misère. Le convivialisme implique aussi de mettre hors la loi l’extrême richesse qui s’exclut d’elle-même de la commune humanité. Curieusement, si l’idée d’un revenu minimum passe relativement bien, l’éventualité de limiter la richesse est souvent jugée insupportable, même à gauche. Ou alors seulement sous la forme d’un égalitarisme radical. Mais ces deux options – aucune limite à la richesse ou le même revenu pour tous – ne sont finalement que deux formes d’impuissance. Ce qui est essentiel, avec le convivialisme, c’est de donner de l’importance à toutes les activités permettant de vivre mieux ensemble, sans que ce soit nécessairement lié à un accroissement du revenu monétaire. Il y a là une jonction à faire entre le convivialisme et la notion d’empowerment – ou le pouvoir d’agir –, ou encore avec les théories de Marcel Mauss sur le don. Dans cette perspective, les travailleurs sociaux ont un rôle capital à jouer. Ils peuvent participer à construire le convivialisme, notamment, en faisant remonter ce qu’ils vivent au quotidien.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Alain Caillé, sociologue, est professeur émérite à l’université Paris Ouest-Nanterre-La Défense. Ses recherches portent sur l’économie vue sous l’angle du don. Il dirige la Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) et est à l’origine du Manifeste convivialiste – Déclaration d’interdépendance (Ed. Le bord de l’eau, 2013).