Recevoir la newsletter

Semeurs d’une autre vie

Article réservé aux abonnés

Depuis plus de dix ans, l’association Hors la rue part à la rencontre de jeunes étrangers en danger pour essayer de les sortir de l’errance. Un travail devenu plus difficile en raison de la forte stigmatisation des populations rom et du nombre croissant d’expulsions.

Ileana avale goulûment une tartine de pain devant un jus de fruits en brique. « Tu ne veux pas quelque chose de chaud ? », demande Mathilde Archambault, responsable de l’équipe éducative. D’autres jeunes arrivent, attrapent une tasse dans un placard de la cuisine et s’assoient autour de la grande table pour prendre un petit déjeuner. Paul étale de la pâte à tartiner sur un morceau de pain et mange en silence. Ce garçon d’une quinzaine d’années, à l’allure discrète, est arrivé en France en mai dernier après avoir quitté le Congo-Kinshasa, où il avait été enrôlé comme enfant-soldat et avait subi des maltraitances. Comme d’autres jeunes qui poussent la porte de ce centre d’accueil situé à Montreuil, il a passé la nuit dehors. La décision du juge des enfants se faisant attendre, il risque d’en passer d’autres. Son bol de chocolat englouti, il s’amuse tout seul avec le Baby-foot avant d’aider à débarrasser la table et de sortir son cahier pour le cours de français. Au côté de Zahir, un jeune Bangladeshi, il passe en revue les noms des principaux ingrédients de cuisine posés devant lui. Sous l’œil d’une bénévole, Zahir tente de déchiffrer ce qui est écrit sur l’étiquette d’une bouteille d’huile, tandis qu’à une autre table Ileana recopie consciencieusement des listes de vocabulaire. « Dépêche-toi, on va visiter un musée cet après-midi »… Le cours terminé, Mathilde Archambault propose à Ileana d’aller faire les courses avec elle pour le déjeuner. La responsable de l’équipe éducative compte bien profiter de cette escapade pour amener la jeune Roumaine à parler plus librement de sa situation.

Depuis 2002, l’association Hors la rue (1) accueille et accompagne des jeunes étrangers en danger, en particulier des Roms roumains – en 2012, ces derniers représentaient 80 % des 134 mineurs pris en charge. Aidés par une dizaine de bénévoles, les cinq éducatrices et éducateurs (en majorité roumanophones) et la psychologue tentent de sortir de la rue ces jeunes très éloignés du droit commun. « Le projet de l’association est d’aller au-devant des enfants les plus en danger, les plus en errance et les plus fuyants par rapport aux institutions. Il s’agit surtout d’une minorité très ciblée et discriminée d’enfants roumains, les précaires parmi les précaires », précise d’emblée Mathilde Archambault.

ROMPRE UN TEMPS AVEC L’ERRANCE

L’association intervient d’abord sur le terrain, dans la rue. Chaque semaine, une équipe mobile constituée d’une éducatrice et de la psychologue tente de rencontrer ces jeunes sur leurs lieux d’activité parisiens, afin de mieux comprendre leur situation. Jeunes vendeurs de tickets à la sauvette originaires de la banlieue de Bucarest, mineurs venus de la région de Craiova qui se prostituent parfois contre une simple douche, réseaux de petits voleurs à la tire de portables, gamins participant à leur manière à la survie de leur famille ou enfants véritablement exploités et maltraités… En ce début d’après-midi, Morgane Siri, psychologue, et Carine Estager, éducatrice à Hors la rue depuis 2010, sont ainsi parties à la recherche d’une jeune Roumaine de 17 ans arrivée récemment en France sur les conseils de son petit ami. Un rêve français qui s’est rapidement brisé sur le parvis d’une gare parisienne où la jeune fille se prostitue. Les deux professionnelles en profitent pour aller à la rencontre des jeunes et prendre de leurs nouvelles. Le travail des équipes mobiles permet d’affiner la connaissance de ces publics et de nouer progressivement un contact avec les jeunes. Puis les équipes de Hors la rue proposent à certains d’entre eux de venir au centre d’accueil de jour pour y prendre un repas chaud, une douche, suivre un cours de français ou participer à des activités sportives et culturelles. Pour beaucoup de ces mineurs, cette pause est l’occasion de rompre un temps avec l’errance et d’essayer de se réapproprier une enfance qu’ils n’ont pas eue. « La rue, ce sont des horaires à respecter, de l’argent à faire. C’est très cadré et ça laisse peu de place à l’imaginaire. Au centre d’accueil, on voit des affinités qui se créent, des relations qui naissent entre garçons et filles, des jeunes qui sont très fiers d’avoir une trousse, comme à l’école, et qui découvrent le coloriage. Il y a toujours ce présupposé ici qui consiste à considérer que ce sont d’abord des enfants et qu’il faut les traiter comme tels », souligne Guillaume Lardanchet, directeur de Hors la rue.

Ana-Maria David, elle, est arrivée au centre en 2003 comme bénévole. Aujourd’hui responsable des cours de français langue étrangère et assistante de direction à l’association, elle assimile le centre d’accueil à une véritable planche de salut pour ces jeunes en errance. « Beaucoup d’entre eux arrivent en France avec l’envie de réussir leur vie et sont rapidement déçus, abattus. Quand ils arrivent au centre, ils sont renfermés sur eux-mêmes, ils n’ont pas envie de parler. Mais, peu à peu, on voit qu’ils se sentent bien ici, qu’ils s’approprient les lieux, se remettent à faire des blagues… », note la jeune femme.

Les passages au centre d’accueil sont aussi l’occasion de faire l’expérience d’une relation différente à l’adulte et d’un modèle éducatif fondé sur la bienveillance plutôt que sur la coercition permanente. « Que ce soit sur le terrain ou au centre, nous essayons de leur montrer que des adultes peuvent s’intéresser à eux et qu’ils peuvent être considérés autrement que comme des proies. A force d’écoute, des envies émergent petit à petit. Après avoir fait la cuisine avec des membres de l’équipe, certains jeunes ont, par exemple, exprimé le souhait d’entamer une formation de pâtissier », explique Guillaume Lardanchet. Montrer qu’un autre horizon que celui de la rue est possible, c’est ce que vise en priorité l’équipe de professionnels et de bénévoles, entre autres en faisant visiter le Centre Pompidou à des jeunes qui ne le connaissaient jusqu’alors que par des activités de débrouille et de petite délinquance sur son parvis. C’est aussi leur faire découvrir l’importance de l’entraide et du partage de règles communes par le biais d’activités sportives, comme l’escalade ou le flag-rugby, ou encore les inviter, à travers des ateliers spécifiques, à réfléchir à leurs conduites à risques. Les éducatrices et la psychologue profitent également de la présence croissante des jeunes mineurs sur le centre d’accueil pour proposer à ceux qui le désirent des entretiens plus ou moins formels. Il s’agit, dans un premier temps, d’évaluer les besoins les plus urgents de ces jeunes qui, pour certains, n’ont jamais vu de médecin et, dans un second temps, d’examiner les actions à mettre en place pour leur permettre de sortir de la rue.

UN TRAVAIL MIS À MAL PAR LES EXPULSIONS…

Reste que l’entrée dans le droit commun est de plus en plus problématique pour ces mineurs isolés étrangers. « Le travail des équipes de Hors la rue est d’autant plus salutaire qu’elles sont les seules à s’occuper de ces jeunes, notamment à travers leur centre d’accueil, l’unique structure d’insertion spécialisée à destination de ces publics en Ile-de-France. Mais ces gamins, bien qu’Européens, n’ont pas accès au droit commun. Je trouve qu’il y a aujourd’hui un double discours de la part de nombreuses institutions consistant à dire officiellement qu’il faut travailler à leur insertion et à refuser dans le même temps de les inscrire dans des dispositifs classiques », note Marc Charmain, directeur du service territorial éducatif de milieu ouvert de Paris Centre, à la PJJ. L’équipe de Hors la rue pointe en particulier les conséquences du maintien des mesures dérogatoires (2) à l’égard de la Roumanie et de la Bulgarie, qui restreignent l’accès au marché du travail pour les ressortissants de ces deux pays, pourtant entrés dans l’Union européenne en 2007. « Il est pour le moins paradoxal de reprocher aux personnes roumaines ou bulgares de faire de la “débrouille” et de ne pas s’intégrer alors qu’elles n’en ont pas les moyens. La levée de ces mesures transitoires est indispensable pour accéder à un travail et donc à un logement, à une scolarisation normale pour les enfants… », proteste Guillaume Lardanchet.

En quelques années, l’équipe éducative a vu augmenter sensiblement le nombre de jeunes Roumains, rom et non rom, ayant migré avec leur famille et vivant dans des bidonvilles en bordure de Paris. Parallèlement, les expulsions et évacuations des campements de populations rom ont également nettement augmenté. Avec des effets catastrophiques sur le travail d’accompagnement et de suivi mis en place. « Non seulement le nombre des expulsions a explosé ces dernières années, mais celles-ci interviennent aussi beaucoup plus rapidement qu’avant. Pour un jeune, il est impossible de se construire dans ces conditions. Et tout le travail qu’on a cherché à mettre en place pour que les jeunes aient une domiciliation, passent des tests pour tenter d’intégrer des classes spécialisées, est mis à mal », se désole Carine Estager. Les responsables de l’association déplorent notamment que les principes de dialogue et d’évaluation énoncés dans la circulaire du 26 août 2012 (3) aient été sacrifiés au profit du simple versant répressif, avec des évacuations de campements qui se multiplient en réaction à des faits divers. Lors des entretiens avec ces jeunes, Morgane Siri observe avec inquiétude les effets de ce durcissement sur leur état psychique. « Avant, on pouvait travailler avec les jeunes sur leur futur, leurs projets, alors qu’aujourd’hui ils sont bloqués dans le présent, dans une sorte de non-droit d’existence. Cette situation les paralyse. Ils n’arrivent plus à se projeter et ça les déprime énormément », confie la psychologue.

En dépit des expulsions, les équipes mobiles multiplient les visites sur les terrains en banlieue parisienne pour rencontrer les familles des jeunes et tenter de les faire adhérer au projet d’accompagnement. Elles profitent aussi de ces visites pour mieux évaluer la situation des jeunes et essayer de faire le lien avec des institutions, comme l’aide sociale à l’enfance (ASE) ou la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Avec l’augmentation des accompagnements d’enfants installés en France avec leur famille, l’équipe éducative et la psychologue ont ainsi dû faire évoluer leur pratique et trouver la bonne distance avec ces publics. « On avait du mal au début parce que les familles étaient très frileuses. Et lorsqu’un enfant nous parlait d’un cas de maltraitance, par exemple, on ne savait pas trop comment se comporter parce qu’on devait protéger l’enfant en danger tout en essayant de travailler avec la famille. Nous sommes beaucoup plus au clair avec nous-mêmes aujourd’hui et nous expliquons qu’il faut faire un signalement parce que c’est la loi », explique Morgane Siri.

Les mineurs isolés extra-européens sont de plus en plus nombreux à venir frapper à la porte de l’association. Fuyant la grande pauvreté, une grande partie d’entre eux venus d’Afrique, du Maghreb, d’Inde et du sous-continent indien atterrissent au centre d’accueil, faute d’avoir pu accéder aux dispositifs de mise à l’abri, d’évaluation et d’orientation mis en place par les départements. Les équipes de Hors la rue doivent donc accompagner un nombre croissant de ces jeunes dont la condition n’a pas été reconnue et qui ne peuvent pas faire valoir leurs droits. Une situation mal vécue par les professionnels. « N’étant reconnus ni comme mineurs ni comme majeurs, ces jeunes ne peuvent pas être placés dans un foyer ni appeler le 115 et se retrouvent dans les méandres administratifs. Et en plein hiver, c’est dur de ne pas avoir d’autre solution que de leur donner un duvet pour passer la nuit et de les voir perdre peu à peu courage », se révolte Carine Estager.

L’augmentation du nombre d’incarcérations de mineurs étrangers a, par ailleurs, alerté les responsables de l’association sur la situation des jeunes victimes d’exploitation. Mis en lumière au printemps dernier par le procès très médiatisé du clan Hamidovic, du nom de ce groupe de jeunes d’ex-Yougoslavie contraints de commettre des vols à la tire dans le métro parisien, ce phénomène a poussé l’équipe de Hors la rue à réfléchir à la mise en place d’un dispositif de protection adapté à cette problématique. « Lors du procès Hamidovic, les gamines qui avaient témoigné s’étaient volatilisées parce que les foyers où l’on place ces jeunes sont connus des réseaux et ils ne s’y sentent pas en sécurité », précise Guillaume Lardanchet. Ces jeunes demandent donc une attention particulière : récemment, une jeune fille a pris peur et a faussé compagnie, en plein Paris, au directeur de foyer qui l’accompagnait pour une audition à la brigade de protection des mineurs ; une autre a disparu avant son placement dans une famille d’accueil…

Pour répondre à ces besoins particuliers, l’association défend l’idée d’un hébergement des jeunes dans de petites structures éloignées de l’Ile-de-France et disposant d’un encadrement spécifique. Un dispositif toutefois difficile à mettre en place sans une réelle coordination entre la PJJ, le parquet des mineurs, les services de la préfecture et l’ASE. Si cette problématique ne concerne que la minorité des jeunes victimes d’exploitation, elle justifie néanmoins le travail d’information et de sensibilisation des différents partenaires institutionnels mené par les professionnels de Hors la rue. L’association dit vouloir mener un combat contre l’ignorance et les amalgames. « Paradoxalement, l’insistance médiatique sur les Roms est telle aujourd’hui que l’on croit les connaître, alors que les préjugés sont devenus notre base de connaissance. Et ils sont tellement nombreux et ancrés dans la société qu’ils atteignent même parfois des travailleurs sociaux à qui on ne donne pas les outils pour mieux comprendre les situations très diverses de ces populations », regrette Guillaume Lardanchet.

… DANS UN CLIMAT GÉNÉRAL DE REJET

Cette stigmatisation croissante des jeunes Roms complique aussi le travail réalisé par les équipes mobiles sur les lieux d’activité des mineurs. Elles s’inquiètent des réactions de rejet qui se multiplient, par exemple de la part des patrons de café ou des responsables de fast-food qui refusent de les laisser entrer avec des jeunes Roms. Elles racontent aussi la fois où elles ont dû s’interposer entre des jeunes qu’elles connaissaient et un marchand de glaces qui voulait les prendre en photo pour renseigner la police. « Ce climat général nous met dans des positions compliquées, dans la mesure où nous devons faire en sorte que les droits de ces jeunes soient respectés, qu’ils ne soient plus agressés verbalement, voire parfois physiquement, sans qu’ils puissent penser pour autant que nous sommes d’accord avec les actes de délinquance qu’ils commettent. Alors on se sert de ces incidents pour revenir avec eux sur les raisons pour lesquelles ils se retrouvent dans cette situation. C’est intéressant en termes de travail d’accroche, de lien », détaille Carine Estager.

L’an dernier, 43 jeunes étrangers en danger accompagnés par les équipes de l’association ont été sortis de la rue. Une trentaine d’entre eux ont été pris en charge par l’ASE et une dizaine d’enfants ont pu être scolarisés. Au-delà de ces chiffres, les professionnels insistent sur le travail de repérage, de mise en confiance et d’interface avec les partenaires développé tout au long de l’année pour montrer à ces mineurs en errance qu’il existe une autre vie en dehors de la rue. « Nous sommes un peu des jardiniers, on sème et ça peut mettre des années à pousser. Ce sont des petites choses qui aboutissent à des réussites », résume Carine Estager.

Notes

(1) Hors la rue : 70, rue Douy-Delcupe – 93100 Montreuil – Tél. 01 41 58 14 65 – www.horslarue.org. Financé par la direction régionale et interdépartementale de l’hébergement et du logement, la Mairie de Paris et le conseil général du 93, le budget de l’association avoisine 660 000 €.

(2) La France a décidé d’appliquer jusqu’au 31 décembre 2013 ces mesures transitoires limitant l’accès à l’emploi des ressortissants roumains et bulgares.

(3) Circulaire interministérielle relative à l’antici­pation et à l’accompagnement des opérations d’évacuation des campements illicites – Voir ASH n° 2772 du 31-08-12, p. 20 et 24.

Vos pratiques

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur