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« Il est très difficile d’articuler le mouvement social avec le discours politique »

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Les nouvelles formes de mobilisation se multiplient, que ce soit dans l’éducation, la défense des exclus, l’économie alternative et solidaire… Un foisonnement d’initiatives qui demeurent pourtant isolées. Explication ? L’absence d’un socle conceptuel commun et de passerelles vers le politique, analyse le sociologue Bruno Frère, qui a codirigé l’ouvrage « Résister au quotidien ».
Le Réseau éducation sans frontières, ATD quart monde, le mouvement homosexuel, le logiciel libre, les AMAP… Comment analysez-vous ce foisonnement militant ?

On constate effectivement une recrudescence des engagements associatifs dans des secteurs tels que l’économie solidaire, la défense des sans-papiers et des sans-domicile fixe, l’anticapitalisme… Il est classique de dire qu’avec le recul des grandes idéologies et des organi­sations syndicales et politiques traditionnelles, en particulier celles proches de l’extrême gauche et du marxisme conventionnel, les gens délaissent la contestation politique au profit d’engagements plus réticulaires au sein d’associations et d’organisations non gouvernementales. Il faut cependant nuancer ce constat. Tout d’abord, la faiblesse du syndicalisme est une particularité française qui ne date pas d’aujourd’hui. Ensuite, de plus en plus de chercheurs et de journalistes tendent, pour des raisons idéologiques mais aussi par attrait pour la nouveauté, à s’intéresser à ces formes d’engagement qui peuvent sembler neuves. Mais la vieille garde ouvrière continue à se battre. On le voit avec le combat des ouvriers de Mittal, même si l’on s’intéresse moins à ces luttes syndicales.

Ces mobilisations sont-elles nouvelles ?

En réalité, de tels mouvements ont déjà existé dans l’histoire. Je pense notamment à ceux autour de la consommation de proximité, qu’illustrent actuellement les AMAP [associations pour le maintien d’une agriculture paysanne] ou les SEL [systèmes d’échanges locaux]. Ces derniers existent au Canada depuis 1960 et en France depuis les années 1980. Si l’on cherche des exemples de monnaies sociales, on en trouve depuis le XIXe siècle. Quant aux coopératives de consommation locale, elles fonctionnent depuis deux siècles. Il n’y a donc rien de radicalement neuf. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est la présence assez importante dans ces mouvements de militants déçus par l’action politique classique. Ils ont pu croire dans les années 1970 et 1980 à la révolution globale, mais sont aujourd’hui désenchantés. Non seulement cette révolution leur apparaît désormais irréaliste mais, de plus, ils ont connu l’âpreté d’organisations fortement hiérarchisées et centralisées. On va donc les retrouver dans ces nouveaux mouvements sociaux, exprimant le désir d’agir ici et maintenant. Ils ne rêvent plus de révolution globale. Ils veulent juste contribuer à changer le monde à leur échelle.

Qu’ont en commun ces mouvements ?

Un certain nombre d’entre eux fonctionnent par des opérations coup-de-poing très médiatiques, parfois à la limite de la légalité. Je pense à Greenpeace ou aux Casseurs de pub, qui veulent marquer l’imaginaire collectif par des actions chocs. Là aussi, ce n’est pas neuf. A la fin du XIXe siècle, les collectifs anarcho-syndicalistes étaient très proches de ces formes d’actions directes. Même si, aujourd’hui, les activistes ne se réclament plus de Proudhon ou de Bakounine, on observe une contiguïté philosophique avec un imaginaire libertaire, la volonté de s’organiser horizontalement, de procéder par actions directes, de ne se référer à aucune idéologie explicite… Il existe en outre un côté convivial dans ces mouvements, annexé au désir d’agir ici et maintenant. Dans les motifs individuels d’engagement, on retrouve en effet une volonté d’autonomie et de bien-être beaucoup plus importante que jadis. Les militants cherchent des structures qui vont pouvoir répondre à leur désir d’épanouissement propre. C’est une dimension très présente dans les nouvelles coopératives de consommation de type AMAP. Les gens y participent pour des raisons certes écologiques, mais aussi, très souvent, parce que ces organisations sont un peu comme une seconde famille. Ils y retrouvent des voisins, des amis, des gens qui ont des profils socioculturels proches. On observe en corollaire une versatilité, une volatilité des engagements. On peut militer à Réseau éducation sans frontières puis faire de l’activisme chez Greenpeace avant de s’engager auprès d’ATD quart monde.

Leur grande force, dites-vous, est qu’ils parviennent à rendre lisible un message qui n’est pas conceptualisé…

De fait, dès lors qu’ils se sont détachés d’un slogan global, ils font preuve d’une réelle capacité à rendre visibles les difficultés quotidiennes des gens avec la mise en forme d’un pathos, de souffrances. Mais cette mise en forme pèche par l’absence d’un discours, d’un logos. Il leur manque une rationalisation qui leur permettrait de parler d’une même voix. Et c’est précisément parce que l’action, qu’elle soit institutionnalisée ou libertaire, reste l’alpha et l’omega de leurs militants que ces mouvements ne parviennent pas à la traduire dans un imaginaire politique plus large. Toutes ces initiatives contribuent sans doute à changer le monde, mais elles n’ont quasiment pas d’écho politique. Elles ne se donnent pas les moyens d’en avoir justement parce qu’elles rejettent l’action politique par peur de la récupération et parce que leurs militants sont persuadés que cela ne servira à rien. On est donc dans la situation paradoxale d’une société civile qui regorge d’initiatives intéressantes mais qui ne diffuse pas dans le discours politique, y compris à gauche.

Un ministre est tout de même chargé de l’économie sociale et solidaire…

En effet, mais le contenu du projet de loi qu’il a présenté en juillet [voir ce numéro, page 5] est assez éloigné de ce qui se discute au sein des organisations solidaires. Ce texte s’inspire d’une représentation de l’économie sociale et solidaire venue du haut, de l’Etat. Il s’agit pour l’essentiel d’organiser l’intervention auprès d’une population précaire sans que l’Etat soit obligé de le faire directement. Cette définition de l’économie sociale et solidaire ouvre les portes à n’importe quoi. Toute initiative portée par une entreprise dite « sociale » ou « éthique » pourra s’en revendiquer. Cela n’a aucun sens. Il aurait fallu réserver ce statut aux seules coopératives et associations. Malheureusement, ce n’est pas le cas. On voit qu’il est très difficile d’articuler le mouvement social avec le discours politique. Même à la gauche du Parti socialiste, au Front de gauche ou chez les Verts, on est à des années-lumière de ce qui se discute dans les nouvelles organisations de résistance, par exemple autour de la décroissance. L’imaginaire politique reste inscrit dans les représentations traditionnelles du mouvement social, à savoir la défense du mouvement ouvrier et de l’outil industriel. Bien sûr, des milliers d’emplois sont en jeu, mais cela conduit à ignorer toute une série de questions pertinentes que posent les nouvelles initiatives alternatives et qui sont pertinentes pour les décennies à venir.

Ces nouvelles formes de lutte peuvent-elles s’inscrire dans une critique sociale plus ? large ?

C’est un point sur lequel nous insistons beaucoup dans l’ouvrage. On ne dispose plus du logiciel marxiste, très présent jusque dans les années 1980. Il permettait d’interroger les différentes formes d’action à l’aune de concepts tels que l’aliénation au travail ou la lutte des classes. Dès lors que ce logiciel ne fonctionne plus, on demeure relativement désemparé. Ce qui manque aujourd’hui à l’ensemble de ces mouvements – même du côté des Indignés et des Anonymous –, c’est peut-être une organisation globale permettant de les rassembler, mais surtout un imaginaire commun pour porter une critique globale sur les dangers du néolibéralisme et pouvoir émettre des propositions. Il faut se rappeler que la conquête des grands acquis sociaux n’a été rendue possible que parce qu’une telle identité collective existait. Les ouvriers n’avaient alors pas d’autre possibilité que de s’engager dans un mouvement social défendant leurs intérêts. C’était vital pour eux. Dans une société où la redistribution et la sécurité sociale fonctionnent encore relativement, les situations de précarité, qui ne cessent pourtant de s’accroître, ne parviennent plus à se décliner collectivement. Elles ne partagent plus d’identité collective et n’ont donc plus de raison de lutter ensemble. Je crois que tous ces mouvements n’auront de véritable écho politique – et c’est un constat très pessimiste – que le jour où suffisamment de précaires prendront conscience de leur identité de classe. Mais on en est loin.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Bruno Frère, sociologue, est chercheur qualifié du Fonds national de la recherche scientifique. Il est maître de conférences à l’université de Liège et enseigne également à Sciences-Po. Avec le sociologue Marc Jacquemain, il publie Résister au quotidien ? (Ed. Les Presses de Sciences-Po, 2013). Il est aussi l’auteur du livre Le nouvel esprit solidaire (Ed. Desclée de Brouwer, 2009).

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