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« Les jeunes de la rue sont plus dans une logique d’appartenance territoriale qu’ethnique »

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Comment les jeunes des cités populaires entrent-ils dans l’âge adulte ? Et de quelle façon occupent-ils l’espace public ? Pour répondre à ces questions, le sociologue Sami Zegnani a mené pendant six ans une enquête en immersion. Il souligne notamment le rôle dans ces cités des groupes salafistes et de l’univers du hip-hop, et l’importance paradoxale de l’écrit et du savoir.
Vous avez enquêté pendant six ans à Toulouse et en région parisienne. Quel était l’objectif de cette recherche ?

A l’origine, je voulais travailler sur la question de l’entrée dans l’âge adulte chez les jeunes des quartiers populaires. Mais, progressivement, cet objectif s’est modifié et j’ai fusionné deux thématiques : l’entrée dans l’âge adulte et les sociabilités dans l’espace public. En effet, beaucoup de jeunes des quartiers populaires disposent d’un temps non travaillé important à cause de leurs difficultés d’insertion professionnelle. La question était donc de savoir ce qu’ils faisaient de ce temps, sachant qu’il existe une grande hétérogénéité des styles de vie dans ces quartiers. Certains sont en mobilité sociale ascendante, d’autres dans la reproduction sociale, voire dans le déclassement, vis-à-vis de leurs parents… Or la ligne de partage se situe justement dans ce rapport à l’espace public. Certains, des jeunes peu diplômés, en partie issus de l’immigration, avec des parents d’origine populaire, investissent les parcs, les rues, les halls d’immeubles et même les caves, pour y développer leur sociabilité. Ce n’est d’ailleurs pas une pratique nouvelle. Acquérir l’autonomie est, pour eux, compliqué : avoir un travail stable, un logement, se mettre en couple. La rue est donc une solution de substitution. D’autres, à l’inverse, se replient sur la sphère privée et rejoignent ainsi les normes dominantes. Dans ces cités, pour connaître le rapport d’un jeune à l’espace public, il suffit d’aller avec lui acheter une baguette de pain. Avec certains, cela prend cinq minutes mais, pour d’autres, ce simple achat peut prendre plus de deux heures car l’espace public est pour eux d’abord un lieu de rencontre. On y mène des discussions, on y donne des rendez-vous…

Comment avez-vous mené cette enquête ?

Lorsque j’ai commencé à travailler sur le mouvement rap à Toulouse, je voulais mener des entretiens pour réaliser des récits de vie. Les jeunes ont refusé et m’ont proposé de venir plutôt observer leur vie quotidienne. Je me suis donc mis à participer à leurs activités et j’ai obtenu des informations bien plus riches que si je m’étais contenté d’entretiens. Ce qui ne m’a pas empêché d’en mener par ailleurs. J’ai réutilisé cette méthode lorsque je suis arrivé en région parisienne, où j’ai occupé un appartement dans l’une des deux villes où je travaillais pour être au plus près de la population. Les jeunes avec lesquels j’avais le plus de contacts savaient que j’étais là pour une enquête sociologique mais, pour beaucoup, je n’étais qu’un jeune adulte parmi d’autres. Cela m’a néanmoins pris beaucoup de temps. Ces jeunes sont davantage dans une logique d’appartenance territoriale, de participation à des réseaux et d’adhésion à certaines valeurs que dans une logique d’appartenance ethnique.

Quels liens existe-t-il entre les univers de la rue, de la « lecture sacrée » et du hip-hop ?

Ce qui relie ces trois catégories, c’est justement la question de l’occupation de l’espace public. Tout d’abord, parce qu’il existe une interpénétration, une porosité entre ces réseaux. L’univers de la rue alimente ceux des mouvements hip-hop et salafistes (1). En même temps, ces groupes sont en concurrence car ils divergent sur la définition des normes d’occupation de cet espace, notamment dans leurs rapports au secteur associatif. Que peut-on faire dans une maison de quartier ? Quel lien peut-on entretenir avec les travailleurs sociaux ? Leurs finalités ne sont évidemment pas les mêmes.

Les filles sont-elles aux prises avec les mêmes problématiques ?

De manière générale, les espaces publics sont dominés par les hommes, quel que soit le milieu social considéré. Les cités n’échappent pas à ce rapport social. L’espace public de la cité est avant tout masculin. Certaines femmes adoptent une stratégie de masculinisation de leurs attitudes pour trouver une place. D’autres femmes ont des usages publics de leur sphère privée, elles vont utiliser leur appartement comme un lieu public de rencontre. Mais la plupart n’ont que peu d’intérêt pour ces sociabilités.

Comment passe-t-on du groupe de la rue à celui des salafistes ?

On ne peut pas comprendre l’islam salafiste sans comprendre le système de relations existant dans la rue. Les jeunes qui se convertissent – ou, selon leur expression, qui se reconvertissent – sont souvent dans une situation de blocage identitaire. Leur participation à l’univers de la rue peut devenir incompatible avec l’entrée dans la vie adulte. Lorsque la réputation d’un jeune est négative, qu’il est identifié comme délinquant ou ayant un rapport compliqué à la violence, la conversion au salafisme lui permet de continuer à occuper l’espace public tout en changeant radicalement d’identité. Par ailleurs, ces groupes de jeunes adultes sont parfois en opposition avec la génération de leurs parents et une conception de l’islam marquée par la tradition et l’oralité. Avec le salafisme, il s’agit d’un islam beaucoup plus orthodoxe et savant, où l’accent est mis sur l’écrit, le livre, la lecture. Pour ces jeunes, on peut parler d’une véritable « alternation identitaire ». Il ne s’agit pas pour moi de juger leur engagement dans ce mouvement. Mon point de vue est celui du sociologue. Mais je constate que cette forme de l’islam occupe certaines fonctions : d’engagement dans un contexte de dépolitisation et aussi de règlement des conflits familiaux. L’islam salafiste est sans doute critiquable à bien des égards, notamment sur la question de la place des femmes, mais je constate que, paradoxalement, il se pose en médiateur entre les enfants et les parents.

Vous soulignez l’importance de la culture du savoir et de l’écrit dans ces univers. C’est assez inattendu…

Au sein des groupes de rap, à Toulouse, j’ai en effet constaté avec étonnement l’importance de l’écrit et de la relation maître-élève. Si vous discutez avec un rappeur, il va vous expliquer qu’il n’utilise pas de livre, qu’il n’écrit rien, qu’il utilise le langage de la rue… Il veut donner l’illusion d’une affiliation de son art avec l’univers de la rue. Mais dans son activité, il utilise bien un stylo et des cahiers pour fixer le savoir par l’écriture. En région parisienne, j’ai repéré le même phénomène chez les jeunes s’engageant dans des groupes de l’islam salafiste. Ils font des discours interminables sur la foi, mais l’essentiel se passe dans les cours donnés par les meilleurs arabophones aux jeunes qui veulent apprendre à lire le Coran. Certains de ces jeunes adultes, peu scolarisés, doivent ainsi transformer radicalement leur rapport à l’écrit. C’est assez violent, car ils sont obligés de passer par le français en réinterrogeant sa structure grammaticale et son vocabulaire. Pourquoi un tel intérêt pour l’écrit chez des jeunes qui ont souvent échoué à l’école ? Mon interprétation est qu’ils souffrent d’une frustration et aussi d’une fascination par rapport à l’école. Ils vont donc reconstituer l’environnement scolaire avec des salles de classe, un maître, des exercices… Idéologie mise à part, ils trouvent dans l’islam salafiste une forme de pédagogie directement inspirée de l’école.

Les groupes salafistes que vous avez étudiés entretiennent des rapports différents aux institutions. Comment l’expliquez-vous ?

Les deux quartiers concernés sont géographiquement proches mais les stratégies des municipalités, toutes deux de gauche, divergent dans leur approche de ces groupes qui posent évidemment problème concernant le respect de la laïcité telle qu’elle est définie aujourd’hui. La première mairie n’a pas de contact avec eux et ne cherche pas à dialoguer, je pense plutôt par manque d’intérêt. La seconde entretient le dialogue. Elle a même intégré certains musulmans au sein des maisons de quartier. Je constate que, dans ce quartier, les salafistes sont en retrait de la vie politique, mais très investis dans la vie sociale. Au lendemain du 11 septembre 2001, alors que j’étais déjà sur le terrain, ils avaient publié un communiqué pour condamner les attentats de New York. Même s’ils prétendent le contraire, les jeunes participant à ces groupes sont influencés par le dialogue avec les pouvoirs publics et ne peuvent plus tenir certaines positions. Car, contrairement à ce que prétendent certains, l’islam est toujours affaire d’interprétation et de contexte.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Sami Zegnani est maître de conférences en sociologie à l’université de Rennes-1 et membre du Centre de recherche sur l’action politique en Europe. Il publie Dans le monde des cités. De la galère à la mosquée (Ed. Presses universitaires de Rennes, 2013).

Notes

(1) Le salafisme est un mouvement sunnite né au XVIIIe siècle revendiquant un retour à l’islam « des origines ». Ce mouvement rigoriste est composé de deux tendances en forte opposition : les traditionalistes et les djihadistes plus radicaux.

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