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L’accès au numérique, un défi pour les personnes handicapées

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Alors que les technologies de l’information et de la communication se banalisent, leur usage reste difficile pour les personnes handicapées, confrontées à des freins d’ordre technique, cognitif, symbolique… Pourtant, l’accès à la culture numérique recèle pour elles des potentialités (sociales et pédagogiques notamment) dont certaines commencent tout juste à être explorées.

Les technologies de l’information et de la communication (TIC) revêtent désormais une importance stratégique : les outils de communication électroniques (smartphone, tablette…) et Internet donnent accès à un nombre croissant de services et d’informations, parfois de façon exclusive – ils sont, à ce titre, une ressource éducative. Ils sont également – et de plus en plus – un moyen de socialisation qui génère normes et comportements inédits.

DÉFAUT D’ACCESSIBILITÉ

Revers de la médaille : être écarté de cette culture commune crée de nouvelles formes d’exclusion. Bien que l’accès aux TIC soit reconnu comme un droit par la convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, ces dernières sont largement exposées à ce risque – au même titre, d’ailleurs, que la plupart des personnes fragiles. « L’ordinateur connecté standard, avec son clavier alphanumérique basé sur la lecture et l’écriture, sous-tend des capacités techniques et pratiques qui mettent en difficulté la plupart des personnes en situation de handicap », constate Pascal Plantard, éducateur spécialisé de formation, aujourd’hui anthropologue des usages du numérique à l’université Rennes-II.

Pour les personnes handicapées physiques, les principaux freins sont liés au défaut d’accessibilité des technologies : du fait de leurs limitations motrices et/ou sensorielles (auditives ou visuelles notamment), elles sont dans l’incapacité d’utiliser aisément les technologies standards. Elles peuvent certes se servir de « facilitateurs » destinés à pallier leur déficience, tels que des logiciels adaptés, un clavier simplifié, un écran tactile… Mais, alors que paramétrer une aide technique n’est pas à la portée de tous, de nombreux obstacles supplémentaires compliquent leur utilisation. En tête de liste : leur coût. « Un simple clavier qui permet de prendre appui pour éviter que les doigts tremblent coûtent 600 € et un outil de commande par le regard – souvent le seul moyen de communiquer pour des personnes qui n’ont plus que l’œil qui bouge – vaut 20 000 €! », dénonce Thierry Danigo, conseiller technique au sein du réseau nouvelles technologies de l’Association des paralysés de France (APF) (1). Autres difficultés : la rareté des lieux d’exposition et de mise à disposition du matériel pour le tester, et la faiblesse de la formation des ergothérapeutes et ergonomes sur ces questions, lesquels se retrouvent dans l’incapacité de guider les personnes handicapées dans leurs besoins.

Quant aux personnes déficientes visuelles ou auditives, même si elles sont correctement outillées, encore faut-il que les sites Internet respectent les normes d’accessibilité internationales fixées, dès 1997, par le World Wide Web Consortium (W3C) – par exemple en proposant un équivalent textuel aux images destinées à être lues par une synthèse vocale. Or la majorité d’entre eux en sont loin. Et quand ils le font, la pertinence n’est pas toujours au rendez-vous… Même les sites publics français, pourtant tenus d’être en conformité avec un référentiel général pour l’accessibilité des administrations (RGAA) (2), doivent encore faire de nombreux efforts. En cause : la pénurie d’experts en accessibilité numérique pour accompagner les administrations dans ce chantier et, surtout, l’absence de sanction en cas de non-application du référentiel.

BONNES PRATIQUES

« Dans la pratique, la plupart des sites privés ou publics ne sont pas aux normes : si les utilisateurs handicapés les plus débrouillards s’en sortent, les débutants sont très vite rebutés », se désespère Sylvie Duchateau, chargée de mission au sein de BrailleNet. Cette association, qui a coordonné la traduction en français des standards du W3C, promeut les bonnes pratiques en matière d’accessibilité numérique, en particulier par l’intermédiaire des formations qui s’adressent aux concepteurs, développeurs et chefs de projets web.

BrailleNet a également élaboré un référentiel d’application des normes d’accessibilité intitulé AccessiWeb qui certifie depuis 2004 la conformité des sites par le label du même nom. Parmi les collectivités et les administrations publiques qui l’ont obtenu, les conseils généraux de l’Isère et du Pas-de-Calais, la mairie des Allues (Savoie), la maison départementale des personnes handicapées du Jura… Du côté du secteur privé, on trouve SFR, Natixis, Quick, AXA… Autant d’entreprises qui considèrent que favoriser l’accessibilité de leur site peut les aider à toucher une nouvelle clientèle – handicapée visuelle ou auditive, mais pas seulement. « Proposer un équivalent clavier à la manipulation de la souris pour accéder à un menu déroulant, cela ne sert pas qu’aux aveugles : c’est aussi une solution pour une personne handicapée moteur ou tout simplement âgée qui a un usage limité des mains et qui, sans cela, ne pourra pas bénéficier des informations qui s’y trouvent », observe Sylvie Duchateau.

De fait, la plupart des technologies adaptées aux personnes handicapées physiques sont potentiellement utiles pour tous : si l’option « grossissement de caractères » permet d’améliorer le service rendu aux mal-voyants, c’est aussi un apport pour les seniors – dont le marché ne cesse de s’accroître. Rares pourtant sont les entreprises qui investissent ce créneau : « En France, on continue à importer les dispositifs d’assistance technologique, les considérant à tort comme un marché de niche exclusivement dédié aux handicapés, alors qu’ils peuvent avoir une vocation universelle, se désole Gérard Uzan, chercheur au laboratoire THIM (Technologies, handicaps, interfaces et multimodalités) à l’université Paris-VIII. On persiste également à juger les recherches dans ce domaine comme une charge alors que, compte tenu des exigences requises en termes de fiabilité et de précision, elles devraient être envisagées comme un facteur d’innovation. »

La problématique est un peu différente pour les personnes handicapées mentales. Aux freins liés à l’accessibilité technique, s’ajoutent des difficultés supplémentaires – de nature essentiellement cognitive. En cas de déficience intellectuelle, l’apprentissage de nouvelles procédures et d’un langage technique (navigation sur Internet) et iconographique (interprétation des symboles qui apparaissent à l’écran) demeure complexe. Même les personnes qui ont accès à la lecture connaissent une gêne. C’est pourquoi l’Unapei (Union nationale des associations de parents et amis de personnes handicapées mentales) souhaiterait développer des logiciels de transcription automatique pour traduire le contenu souvent compliqué des sites Web en un langage facile à lire et à comprendre. « C’est un gros chantier pour lequel nous cherchons encore des partenaires sur le plan financier, informatique et linguistique », explique Thierry Nouvel, directeur général de l’Unapei.

Malgré les obstacles, la plupart des personnes handicapées mentales peuvent néanmoins utiliser des technologies standards. « Elles vont souvent développer des stratégies qui leur sont propres en se concentrant sur certaines fonctionnalités – comme la souris au détriment du clavier – ou certaines activités qu’elles maîtrisent bien – comme les jeux vidéo ou le téléchargement de musique – », observe Audrey Bonjour, maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille, spécialiste des technologies pour les personnes handicapées. Leur demande est d’ailleurs d’accéder « à un ordinateur qui soit comme celui que tout le monde utilise et pas avec de gros boutons ou d’autres adaptations voyantes ».

En outre, contrairement aux idées reçues, même les personnes les moins autonomes sont en capacité de se servir des TIC – avec des effets parfois saisissants. Depuis fin 2009, l’établissement pour enfants et adolescents polyhandicapés du pôle « enfance » d’Héricourt, géré par l’Adapei (Association départementale des parents et amis de personnes handicapées mentales) de Haute-Saône, organise des séances d’informatique régulières et individualisées qui s’inscrivent dans le projet personnalisé de chaque enfant (3). Pour les uns, il va simplement s’agir de passer d’une photo à l’autre dans un album numérique ; pour d’autres, d’apprendre à taper sur des icônes symbolisant le « oui » et le « non »; pour d’autres encore, de repérer des notions telles que « dedans » et « dehors ». « Nous avons été très surpris par leurs compétences – en particulier par leur compréhension des relations de cause à effet entre le clavier ou le contacteur [4] et l’écran », explique Sylvie Guyot, la directrice. Et de citer l’exemple de cette enfant qui utilise un fauteuil électrique depuis qu’a été décelée sa capacité à utiliser un contacteur grâce aux tranchants des mains. « Si elle n’avait pas été placée en situation d’utiliser un joystick, nous n’aurions sans doute jamais repéré cette aptitude ni pensé à lui proposer un fauteuil », avance Sylvie Guyot.

« Ces technologies révèlent des compétences insoupçonnées », confirme Audrey Bonjour, qui se souvient d’une personne polyhandicapée pour laquelle il avait été très difficile d’évaluer les capacités cognitives étant donné son absence d’interactions avec l’entourage et dont on a découvert grâce à l’ordinateur qu’elle savait lire. « L’usage des TIC a un pouvoir de dévoilement du potentiel des usagers qui est particulièrement spectaculaire sur le plan cognitif pour les personnes handicapées mentales », renchérit Pascal Plantard. Les expériences récentes montrent également combien la stimulation se situe aussi sur le plan psychique, avec une valorisation de l’estime de soi, et social grâce à l’enrichissement des modes de communication. « Le regard porté sur les personnes handicapées s’en trouve modifié : les professionnels et les proches les voient s’épanouir en explorant des sites sur des sujets qui les passionnent ou en développant leur propre univers relationnel grâce à l’échange de chansons, de films ou de logiciels avec d’autres résidents de l’établissement… Certains utilisent des fonctionnalités informatiques que leur entourage ne connaît même pas », note Audrey Bonjour.

ACCOMPAGNER À L’USAGE

Il a toutefois fallu attendre la banalisation des TIC, accélérée par l’apparition des réseaux sociaux (le « Web 2.0 »), pour que ce type d’observation voit le jour. « Auparavant, la plupart des études se situaient dans le champ médical et s’intéressaient surtout à l’ergonomie et à l’adaptation technologique en direction des personnes ayant un handicap moteur ou sensoriel : il s’agissait avant tout d’étudier l’accessibilité des techniques mais en dehors des usages réels et sans tenir compte des socialisations qu’elles induisent », analyse Pascal Plantard.

Prenant acte de cette normalisation des technologies numériques, l’anthropologue a développé le concept d’e-inclusion (5), qui insiste sur les facteurs symboliques et sociaux qui freinent l’usage des TIC – les plus déterminants étant le sentiment de légitimité par rapport à l’utilisation de ces technologies (« C’est pour moi »/« Ce n’est pas pour moi ») et le degré d’isolement des personnes. Dans ces conditions, la priorité n’est plus à l’accessibilité technique mais à l’accompagnement des personnes handicapées vers un usage ordinaire, pointe Pascal Plantard.

C’est d’ailleurs le sens de l’opération « Numérique pour tous » mise en œuvre depuis 2011 par la délégation ardéchoise de l’APF : en échange du prêt d’un ordinateur connecté à Internet et d’un soutien technique, les adhérents volontaires s’engagent à se former à l’informatique, en particulier auprès des espaces publics numériques locaux, dont l’accessibilité en fauteuil a été vérifiée et dans lesquels ont été organisées des visites. Objectifs : surmonter les résistances intimes et « rompre l’isolement de personnes qui sont parfois obligées de rester plusieurs semaines alitées », explique Stéphane Robinet, directeur de la délégation.

Reste que cet accompagnement des usages n’est opérant que si les intervenants sociaux sont formés. Or « il reste d’énormes efforts à faire en matière de formation initiale et continue », constate Pascal Plantard. De fait, à part les ergothérapeutes outillés pour trouver des solutions (notamment techniques) pour faciliter la vie quotidienne des personnes, aucun apport spécifique n’est prévu sur ces questions. C’est ainsi que des établissements continuent à se doter d’interfaces de communication coûtant plusieurs milliers d’euros alors qu’une simple tablette android équipée de logiciels libres suffit souvent !

Parallèlement à ces efforts de formation, il devient urgent d’élaborer une ? culture professionnelle des TIC. Malgré l’existence de quelques précurseurs dès les années 1980, les travailleurs sociaux demeurent globalement assez réticents à se saisir du sujet. « La plupart des institutions n’ont pas pris la mesure des répercussions de l’arrivée de ces technologies en leur sein : il faudrait, par exemple, réfléchir aux incidences de l’utilisation des réseaux sociaux par les personnes handicapées mentales, notamment en matière d’intimité », explique l’anthropologue. Au-delà de la protection de la vie privée, sollicitations publicitaires, fraudes commerciales, confrontation à des images violentes ou pornographiques… sont autant de dangers liés au Web auxquels les professionnels ont tout intérêt à être sensibilisés, non seulement pour pouvoir mieux accompagner les usagers mais aussi pour délimiter clairement leur responsabilité.

Faute de pouvoir former directement les intervenants sociaux, l’organisme lillois AGAP-Formation propose aux adultes handicapés mentaux (résidant pour la plupart en foyers d’hébergement) une session intitulée « Utiliser Internet en toute sécurité ». Créé en partenariat avec l’Unapei à l’initiative de Pascal Duytsche, formateur et président de l’Association des parents d’enfants inadaptés (APEI) de Dunkerque, fervent militant de l’accessibilité numérique, le module s’inscrit dans une logique de prévention en les initiant à la législation en vigueur, au respect de la vie privée, aux précautions à prendre lors d’un achat en ligne, à l’existence de logiciels de contrôle parental… Mais la formation reste peu demandée. Preuve supplémentaire de la réserve des travailleurs sociaux, peu conscients de l’intérêt d’orienter leur public vers ce type d’activité…

« MÉDIATEUR NUMÉRIQUE »

Face à cette frilosité, la démarche initiée par le pôle « enfance » de Héricourt est d’autant plus intéressante : l’inscription des séances informatiques dans le projet d’établissement a permis d’impliquer tous les professionnels (aides médico-psychologiques, éducateur spécialisé, orthophoniste, ergothérapeute, psychomotricien, psychologue…). Et ces derniers reçoivent, à leur arrivée, une formation interne, à la fois technique et pédagogique (6), pour pouvoir être en capacité de les conduire à tour de rôle. Cette dynamique d’équipe tranche avec la solitude de la plupart des travailleurs sociaux organisateurs d’ateliers informatiques, passionnés mais souvent très isolés…

Pour multiplier les projets qui, comme à Héricourt, s’inscrivent dans la durée, Pascal Plantard prône le développement d’une nouvelle fonction – qui commence tout juste à émerger : celle de « médiateur numérique », qui « aurait un pied dans le social et le pédagogique et un autre dans les technologies et servirait d’interface entre les intervenants sociaux et les informaticiens ».

Vers un « e-travail social »?

Au-delà des seules technologies de l’information et de la communication (TIC), c’est plus largement la question de l’apport des technologies dans leur ensemble dont il faudrait se saisir, plaide Audrey Bonjour, maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille. « Quantité d’autres technologies pourraient faciliter le quotidien des personnes handicapées, comme la domotique ou les technologies de soutien… », avance-t-elle. Elle propose d’ailleurs de « promouvoir le métier d’expert en technologies pour les personnes handicapées ». Parmi ses tâches : répertorier les technologies existantes – déjà fort nombreuses –, effectuer une veille permanente concernant les nouveautés et en proposer des méthodologies d’utilisation. La chercheuse envisage même, à terme, un « e-travail social ». Elle illustre cette expression, qui peut sembler provocante, par l’expérimentation en cours d’un logiciel d’aide à la cuisine, qui pourrait être utile aux personnes handicapées mentales vivant de façon autonome : « Cet outil, utilisable sur une tablette ou un smartphone, permettrait de rappeler à la personne l’heure des repas, puis de la guider dans la préparation des plats : ouvrir le frigo, allumer le four, etc. » Et, en cas de problème (par exemple, si elle n’arrive pas à ouvrir une boîte de conserve), « pourquoi ne pas l’aider grâce à un système de visioconférence lui permettant de dialoguer directement avec un éducateur ? ». Ces perspectives posent néanmoins d’innombrables questions éthiques (avec le risque d’une déshumanisation de la relation).

Notes

(1) Ce réseau est un service de l’APF destiné à faire connaître les aides techniques basées sur les nouvelles technologies – http://rnt.over-blog.com.

(2) Selon l’article 47 de la loi « handicap » du 11 février 2005, qui a rendu obligatoire « l’accessibilité des services de communication publique en ligne ».

(3) Les résultats de la recherche-action qui a accompagné la démarche, menée par l’Institut social supérieur de Mulhouse, ont été présentés fin mars 2013 – Rens. : Pôle « enfance » d’Héricourt – Tél.03 84 46 50 00.

(4) Aide technique qui joue le rôle de trait d’union entre l’utilisateur et la machine.

(5) Voir l’entretien avec Pascal Plantard dans les ASH n° 2631 du 6-11-09, p. 34.

(6) Les institutions ou les professionnels intéressés peuvent également bénéficier de cette formation sur demande : pole-enfance-hericourt@adapei70.org.

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