L’ancienne ferme est nichée au fond d’une combe, près du village de Vazerac, à une dizaine de kilomètres de Lafrançaise, dans le Tarn-et-Garonne. Michaël Hart, Emilie Teisseire et Ivan Messager, les trois éducateurs, se relaient auprès de sept préadolescents et adolescents placés par l’aide sociale à l’enfance (ASE) ou la justice des mineurs, tandis que Myriam Célarié, éducatrice spécialisée elle aussi, vit là en permanence depuis la fin 2005.
Depuis sa naissance en 1978, le lieu de vie Sol Vielh a beaucoup évolué. Odile et Jackie Lecointe avaient alors décidé de faire leur retour à la terre en s’installant à Vazerac pour faire de l’élevage laitier et du maraîchage en biodynamie. « Une amie assistante sociale à la PJJ [protection judiciaire de la jeunesse] m’avait proposé de m’envoyer des gamins pendant les vacances, se souvient l’agricultrice aujourd’hui à la retraite. Au départ, c’était du bénévolat. Puis nous avons été sollicités par une association de Metz qui cherchait une ferme comme alternative à la prison pour des toxicomanes. Ensuite, le service de psychiatrie de Montauban, également confronté à des problèmes de toxicomanie, nous a contactés. » L’accueil est bénévole et informel de 1978 à 1982. Puis Odile Lecointe obtient un agrément de famille d’accueil de la PJJ, et le conseil général du Tarn-et-Garonne place à Sol Vielh des jeunes aux difficultés de plus en plus lourdes. « Il y avait un mélange de public interdit aujourd’hui ! », note Pierre Lalart, directeur du pôle éducation spécialisée de l’Institut de formation, recherche, animation, sanitaire et social (Ifrass) à Toulouse et actuel président de l’association qui gère Sol Vielh. « C’était l’époque où l’on pouvait tout faire, raconte l’ancienne responsable du lieu. Il suffisait qu’on corresponde à un besoin et on y allait ! Il n’y avait pas de règles, ni de normes. »
A partir de 1982, Odile Lecointe délaisse de plus en plus le travail de la ferme pour se consacrer totalement, dès 1986, au lieu de vie. « Nous étions spécialistes des 14-16 ans en rupture scolaire, explique-t-elle. Nous leur trouvions des maîtres d’apprentissage en boulangerie ou en agriculture… La ferme était partie prenante du projet pédagogique. » La vie rurale de Sol Vielh et le travail social sont alors intimement liés. « On faisait les marchés à Montauban, les foins, le soin aux animaux. Il fallait que les enfants soient intéressés par l’agriculture », témoigne Myriam Célarié, première éducatrice diplômée arrivée dans la structure en 1994, à la fin de ses études, et qui y reste trois ans.
Au tournant des années 1998-2000, Sol Vielh se professionnalise et ne recrute plus que des éducateurs diplômés. « C’est alors qu’on a commencé à sentir l’écartèlement entre la ferme et le lieu de vie, raconte Odile Lecointe. Cela intéressait les éducateurs de monter un projet de ferme pédagogique, mais on ne pouvait pas leur demander de s’investir davantage dans l’agriculture. » A 55 ans, la lassitude commence à se faire sentir pour Odile Lecointe, qui se met à chercher un successeur. Elle reprend contact avec Myriam Célarié, partie sept ans plus tôt. Celle-ci souhaite justement monter un lieu de vie avec son collègue Michaël Hart, avec qui elle travaille dans le Lot. « Il était difficile pour Odile de trouver quelqu’un de diplômé qui exerce les deux activités, explique-t-elle. Moi, j’étais éducatrice, pas fermière. » Le désintérêt pour l’agriculture se manifeste également chez les jeunes accueillis. « Les enfants arrivés à partir de 2005 vivaient comme une contrainte de devoir nourrir les animaux en rentrant de l’école, poursuit l’éducatrice. Progressivement, le pôle d’activité du lieu de vie s’est éloigné de la ferme. » L’exploitation agricole est déplacée et reprise par la fille des fondateurs. Les traces des racines agricoles du lieu de vie subsistent néanmoins aujourd’hui sur la table de Sol Vielh, avec des produits bio, locaux, de saison, et du veau issu de la ferme.
Arrivés en 2005, Myriam Célarié et Michaël Hart doivent reprendre le lieu en seulement six mois car Odile Lecointe quitte très rapidement Sol Vielh. Les deux éducateurs sollicitent alors l’aide de Pierre Lalart, de l’Ifrass, pour qu’il les épaule. « Notre première tâche en 2005 a été de déposer un dossier au CROSMS [1], décrit celui qui devient président de l’association. Le conseil général du Tarn-et-Garonne nous a soutenus. » Un avis favorable de reprise est émis. « J’étais très contente que le lieu continue et que les gamins ne soient pas envoyés ailleurs », se réjouit Odile Lecointe. Le conseil d’administration est renouvelé à 50 % : les personnes intéressées par l’agriculture bio s’en vont et seuls restent les plus proches des enfants : le médecin du village et le CPE du collège. Des membres connaissant bien le social font leur entrée : plusieurs assistantes sociales de l’ASE, le chef du service éducatif du Lot, etc. Au départ, l’agrément est délivré pour seulement quatre jeunes. « Nous devenions un mini-établissement à taille familiale, en poursuivant la professionnalisation », raconte le président. Myriam Célarié trouve sa place comme permanente du lieu de vie. « Je voulais vraiment vivre dans un quotidien avec les ados, confie-t-elle. Cela a correspondu à mon désir. Je ne souhaitais pas avoir d’enfants et je voulais travailler comme ça. » Elle travaille par tranches de quinze jours d’affilée, à l’exception du jeudi après-midi, suivis de trois jours de congé où elle ne reste pas dans la structure.
Rapidement, l’éducatrice devient le pilier de Sol Vielh. « C’est à Myriam qu’on se confie le plus, glisse Ophélie (2), 17 ans, arrivée à 9 ans après plusieurs placements en familles d’accueil à cause d’un père alcoolique, violent et d’une mère absente. Elle m’a beaucoup aidée dans ma vie. C’est comme une deuxième maman, une personne sur qui on peut compter. » Autour de Myriam Célarié et de Michaël Hart, l’équipe met quelques années à se stabiliser. « Au départ, on a travaillé avec Olivier, un enseignant en disponibilité, se souvient la travailleuse sociale. Nous voulions proposer une scolarité sur place pour les jeunes déscolarisés. Mais nous n’avons pas trouvé le moyen pour que ce soit accepté par l’Education nationale. » L’instituteur reste trois ans, puis préfère partir. « C’était compliqué pour lui d’être là quand il n’y avait pas d’enfants, explique Myriam Célarié. Il ne s’y retrouvait pas, alors il est redevenu enseignant. » S’ensuit une période d’instabilité de l’équipe, dont les enfants ont souffert. « Pendant un temps, c’était pénible, le changement d’éducateur, regrette Ophélie. Cela nous a fait de la peine quand Mariette [l’ancienne maîtresse de maison] et Olivier sont partis. On était attachés à eux. »
L’équipe du lieu de vie n’a pas d’activité spécifique autre que celle d’être présente pour les enfants. « Il y a des moments où les enfants n’ont pas besoin de nous, par exemple quand ils sont dans leurs chambres, explique Michaël Hart. Nous gérons cette maison qui permet aux enfants de grandir. S’occuper de la maison, c’est s’occuper des enfants. Nous essayons d’être des adultes sur lesquels ils peuvent s’appuyer. » Ce fonctionnement demande une grande disponibilité, un engagement fort et de la souplesse. Les éducateurs travaillent 258 jours par an, mais sont présents en fonction des besoins, sans contrainte d’amplitude horaire, avec un emploi du temps indicatif. Ainsi, les trois éducateurs non permanents sont présents par périodes de 24 heures en semaine à 48 heures le week-end. « Ce n’est pas du 8 heures-15 heures, reconnaît Emilie Teisseire, jeune éducatrice embauchée en janvier 2013. Quand j’ai parlé de mon travail à une amie, elle m’a dit que j’avais une double vie en dormant ici et en m’occupant de la maison. » « Il y a quelque chose de très volontariste dans notre présence, et les jeunes le savent, précise Michaël Hart. Mais on a quand même un emploi du temps. Ce n’est pas de l’esclavage ! » L’atmosphère joyeuse et la complicité des quatre éducateurs lors de la réunion du mardi matin en témoignent. « Ce qui est différent ici, c’est qu’on décide tout en équipe : les projets, le budget, l’organisation. C’est intéressant personnellement et professionnellement », se réjouit Emilie Teisseire. « Je souhaite à tout le monde d’être aussi content de venir travailler que moi ! », insiste Ivan Messager, embauché en novembre 2010.
Isolés géographiquement dans un lieu où le téléphone mobile ne passe pas, l’équipe veille à travailler en réseau avec son conseil d’administration, qui rencontre régulièrement les jeunes, et de nombreux partenaires – notamment Rés’Ados, une structure de mise en commun avec des psychiatres autour des ados, et la Maison des ados, un lieu d’écoute à Montauban. Durant l’année scolaire, le quotidien des enfants se partage entre le collège, le lycée ou un établissement spécialisé, les activités culturelles ou sportives, les rendez-vous médicaux, etc. Arrivée en 2009 après de nombreux placements en familles d’accueil et des retours chez son père avec suivi éducatif, Kenza passe son bac de français et veut préparer Sciences-Po. Maelys, 15 ans, placée ici la même année après un séjour « intenable » en famille d’accueil, est collégienne en 5e. Killian, qui a connu Sol Vielh à 9 ans puis y est revenu à 14 ans car sa mère ne parvenait pas à s’occuper de lui, passe en 1re STL. Accueilli la semaine en institut médico-éducatif professionnel, Gabriel a beaucoup d’amis ici, alors qu’il présentait des comportements asociaux lorsqu’il était en famille d’accueil. Emma, débarquée en 6e avec une orientation en section d’enseignement général et professionnel adapté, passe aujourd’hui en 1re. Passionnée par la littérature et la photographie, elle veut devenir psychologue.
Ce petit collectif fonctionne bien, même avec des enfants dont les précédents placements ont été des échecs. « Le lieu de vie favorise l’apaisement, analyse Michaël Hart. Nous avons accueilli des enfants qui se faisaient virer de partout et qui, ici, s’apaisent. » Ayant connu dans le passé des groupes plus difficiles, avec de nombreux adolescents en opposition, l’équipe réfléchit toujours soigneusement à l’équilibre global du groupe lorsqu’elle accueille un nouveau pensionnaire. « Nous orientons vers Sol Vielh des jeunes qui ne tiennent pas sur du gros collectif et pour qui la famille d’accueil est trop intrusive », précise Dominique Rispe, assistante sociale au service placement de l’ASE du Tarn-et-Garonne et membre depuis sept ans du conseil d’administration de l’association. Une alternative entre une collectivité telle qu’une maison d’enfants à caractère social et une famille avec des enjeux affectifs trop douloureux pour ces enfants. « On m’a demandé de choisir entre une famille d’accueil et le lieu de vie, se souvient Emma, dont la mère est dépressive et le père handicapé. Mais je me suis dit que je serais de trop dans une famille. » « Avant d’arriver à Sol Vielh, j’ai fait plusieurs familles, un an au maximum à chaque fois, témoigne pour sa part Ophélie. Mais j’avais besoin d’un collectif avec des jeunes comme moi, qui me comprennent. Et ici, on part en vacances ensemble, alors que les familles d’accueil nous mettent en relais ! »
En effet, l’été, Sol Vielh ferme deux semaines et tout le monde part en vacances ensemble, une semaine à Paris et une semaine itinérante à vélo. L’été se termine avec un séjour en Espagne, juste avant la reprise de l’école. Tout est fait pour offrir une vie normale à ces enfants aux histoires familiales chaotiques. Ils peuvent d’ailleurs inviter des copains lors du séjour vélo, où ils pédalent de concert avec les enfants ou les neveux des éducateurs. « Ça décloisonne, ça déstigmatise, ça donne une autre image du placement ! », se félicite Emilie Teisseire. Kenza, qui passe en terminale, s’estime trop âgée pour participer à ce type de séjour. Cet été, elle va chez une amie qui elle-même sera ensuite conviée en Espagne. Quelques week-ends par mois, Sol Vielh accueille aussi des jeunes qui vivent en famille d’accueil.
L’objectif est que les adolescents trouvent un équilibre, des repères éducatifs et affectifs, et fassent leur chemin jusqu’à l’autonomie. Quelques mois avant leurs 18 ans, ils signent un « contrat jeune majeur » avec le conseil général afin de préparer leur départ. « Il faut un an pour travailler ce passage à la majorité, détaille Jacques Sabatier, responsable du service jeunesse de l’ASE du Tarn-et-Garonne, partenaire de longue date. Un tuilage est mis en place avec la structure pour que le passage se fasse en douceur. » Cette année, Elisa s’est ainsi installée au foyer de jeunes travailleurs de Montauban et a passé son CAP. Stéphanie, l’actuelle stagiaire éducatrice, l’accompagne dans la gestion de son budget.
Pour les enfants déjà partis comme pour ceux encore présents, Sol Vielh est un point de repère, un lieu de ralliement. Les fratries éclatées par les placements s’y retrouvent comme dans une maison de famille à Noël ou pour un anniversaire. La fête de fin d’année est l’occasion de venir présenter son bébé ou son conjoint, de retrouver les membres de l’association, avec le conseil d’administration au grand complet. Une fois par an, l’association se réunit aussi pour réaménager le lieu de vie. « L’an dernier, nous étions une trentaine à nettoyer la grange pour en faire une salle de jeux pour les jeunes, raconte Bernard Laboulfi, membre historique du conseil d’administration et CPE du collège de Lafrançaise. Nous montrons aux enfants que nous sommes là pour eux. C’est un lieu où les jeunes autant que les adultes se sentent bien. »
Le lieu de vie pourrait pourtant évoluer radicalement dans les années à venir. Son bail se termine en 2015 et une nouvelle loi oblige, à partir de sept enfants accueillis dans un même bâtiment, à réaliser d’importants travaux de mise aux normes. L’équipe et le CA s’interrogent donc sur la possibilité d’un déménagement. L’idée de créer un lieu de vie tout neuf, moins isolé, fait son chemin. Se rapprocher d’une ville comme Lafrançaise permettrait aux jeunes d’avoir plus d’autonomie de déplacement. « Nous avons voté un budget pour faire une étude avec un architecte, en impliquant les jeunes, les membres du CA et les éducateurs, afin d’imaginer un lieu agréable, fonctionnel, avec des matériaux durables », souligne Bernard Laboulfi. L’étude permettra de comparer le projet de rénovation in situ avec celui d’une construction neuve. Mais Sol Vielh pourra-t-il garder son identité en quittant le lieu qui l’a vu naître ? « Quitter la maison, c’est aussi quitter une histoire, réfléchit Myriam Célarié. Elle fait partie d’une histoire commune que nous avons construite. »
Face à ces incertitudes, l’équipe reste soudée et motivée, soutenue par un conseil d’administration très impliqué, dont la dernière arrivée est la mère d’une amie d’une jeune placée. « Sol Vielh est une structure solide du côté de l’encadrement comme du CA, avec un très bon niveau de gestion et de réflexion sur la prise en charge des jeunes ; un lieu de vie avec un projet clair, capable d’adapter en permanence son fonctionnement et son savoir-faire aux jeunes accueillis, rassure Jacques Sabatier. Dans un avenir proche, nous attendons de lui qu’il sache répondre à des demandes nouvelles, notamment autour de la complexité psychique qui nécessite une prise en charge sanitaire et éducative. » Dès la rentrée, l’association devrait d’ailleurs accueillir des jeunes de l’hôpital psychiatrique de Moissac et de Montauban deux après-midis par semaine.
En attendant, Myriam Célarié s’interroge parfois sur ce qu’elle fera après 60 ans, son travail à Sol Vielh lui « prend toute la vie ». Mais quand une ancienne lui annonce qu’elle a prénommé sa fille Myriam, elle se dit que ça en vaut sans doute la peine.
(1) Comité régional de l’organisation sociale et médico-sociale, supprimé en 2010.
(2) Les prénoms des enfants ont été modifiés.